Deuxième partie
L’orient un refuge romantique

Au XIXe siècle le voyage en Orient est à la mode. De nombreux écrivains sacrifient au goût de l’aventure exotique en se lançant à la découverte de l’Orient mythique. Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, Gauthier, Nerval illustrèrent, à leur manière, le grand livre de l’Orient que l’imagination, le rêve, la quête de dépaysement ou tout simplement le souci d’érudition, leur avaient inspiré, André Guyaux attire l’attention sur le fait que : « Le XIXème siècle a pourtant bien réinventé le voyage, et redéfini le récit de voyage. Il a même créé le terme voyagiste pour désigner ‘celui qui écrit son voyage’ »115. Jean-Claude Berchet dit à ce sujet :

‘« Ce que les romantiques ont en revanche bien inventé ‘dans le double sens : découvrir/imaginer’. C’est le terme de ‘voyage en Orient’, singulier complexe qui opère la réduction du multiple antérieur, pour lui conférer une nouvelle signification. ‘…’ La formule ‘voyages en Orient’ semble être apparue en 1772, pour traduire le livre de R. Pococke, A Description of the East ‘Londres, 1743-1745’, dans son sens littéral, si je puis dire. Repris par Victor Fontanier en 1829 ‘toujours au pluriel’, ce titre va être fixé sous sa forme «canonique» ‘au singulier’ par Lamartine en 1835 : [Souvenir, impressions, pensées et paysages pendant un] voyage en Orient »116

Dès lors, comment l’Occident a-t-il mis l’Orient en scène ? Il faut rappeler ici que dès les origines, la littérature française réserve à l’Orient une place importante, tout en l’enveloppant de mystères et d’indéfinissables beautés. L’orient demeure pendant fort longtemps une source « d’images fantastiques et somptueuses », de « végétations luxuriantes », « d’arbres aux feuilles d’or », de « pierres précieuses »117. Mais les romantiques écrivent sur la vision de l’Orient des œuvres totalement différentes tant elles sont composites et variables. Une sensibilité nouvelle s’épanouit au XIXème siècle qui « fait s’associer romantisme et Orient : c’est en Orient que nous devons chercher le suprême romantisme »118. En quoi consiste donc l’Orient des romantiques ? Ce n’est pas ici le lieu de rechercher les origines du mouvement romantique. Mais notre sujet nous amène à en parler au moins sur un point.

L’Orient des romantiques constitue à la fois une mine de pittoresque et une source de méditation philosophique et religieuse.

Dans les récits de voyage au XIXème siècle, le goût du pittoresque oriental paraît à la fois dominant et abondant. Son origine est liée aux rêveries romantiques sur les contes des Mille et Une Nuits, et sur les œuvres qui en dérivent119. Le pittoresque ne résiste pas à la modernité qui réduit de plus en plus l’espace, et qui raccourcit les distances. Ainsi succombe-t-il devant la démystification de la foule de voyageurs, devenus de plus en plus nombreux. Mais sous ce vernis exotique, apparaît un autre Orient plus secret et en rapport plus étroit avec l’essence même du Romantisme : un mouvement de rajeunissement de la littérature française, qui trouve son souffle dans les pays de rêveries comme l’Orient. Albert Rémuset écrit à ce propos :

‘« Tant de personnes trouvent notre littérature vieillie et épuisée, tant d’écrivains essayent de s’ouvrir des sentiers nouveaux, loin des chemins tracés par Corneille, Pascal et Fénelon, de ces chemins foulés par Racine, Bossuet et Voltaire. Assurément, la route du Nord est la plus courte pour s’écarter de leurs traces, et il y aurait bien du malheur si l’on restait classique, après voir quelques années fréquenté les mœurs chinoises, tartares, arabes et hindoues »120

Rémuset montre en effet la nécessité de renouveler la littérature qui a vieilli, d’une part en vivant sur les traces des auteurs classiques, et d’autre part en empruntant les chemins des pays du nord. Justement, le romantisme français essaie de se libérer du joug de la culture européenne. Ainsi, la littérature française part à la recherche d’autres horizons, qui sont ceux de l’Orient dans son ensemble.

Dans La littérature des lointains, Jean-Marc Moura commente la tendance du voyage littéraire depuis le début du XIXème siècle dans les termes suivants :

‘« Une écriture de voyage pittoresque, où les voyageurs transposent leurs impressions de scène exotiques en des tableaux bigarrés, à la manière de Théophile Gautier (Constantinople, 1857) ou, plus sobrement, d’Eugène Fromentin (Un Eté dans le Sahara, 1853). Le voyage en Orient, véritable genre mineur du XIX° siècle, cultivera souvent ce dépaysement littéraire où abondent éléments étranges et (donc) séduisants, théâtralisation d’un cadre éloigné de toute grisaille européenne, rêverie sensuelle sur une région par excellence féminine pour l’imaginaire occidental »121

Nous rappelons ici comme il a été précédemment signalé, que les Romantiques ont à l’égard de l’Orient deux attitudes, l’une de recherche du pittoresque, l’autre de méditation. Cette dernière attitude est sans doute assez étudiée. Les écrivains romantiques au XIXème siècle cherchent en Orient le berceau des religions. Les romantiques croient trouver les vraies religions de l’humanité en Orient. L’Orient n’est donc plus une contrée, une terre, une civilisation étrangère à celles de la France, mais le lieu où l’Européen du XIXème siècle doit chercher une nouvelle vérité. Chateaubriand est l’un des premiers auteurs romantiques à accorder un grand intérêt à la religion. La Grèce et la Judée sont les deux seuls pays qu’il aime. Son pèlerinage en Palestine l’amène à écrire son œuvre L’itinéraire de Paris à Jérusalem. Selon Hassan El-Nouty, cette œuvre marque une transition par rapport aux œuvres de ses prédécesseurs :

‘« L’itinéraire est une œuvre de transition. L’exotisme est à double visage. L’un fixe le passé : la relation est peu colorée, le désir d’informer y est grand et l’auteur est insensible au pittoresque oriental-musulman. L’autre face regarde l’avenir. Chateaubriand remet en honneur après un siècle irréligieux, le pèlerinage en Terre Sainte, rompt avec Volney et gagne définitivement la littérature de voyages en y introduisant l’élément anecdotique et romanesque, en plaçant le ‘moi’ au centre de la relation. ‘…’. Chateaubriand préparait le terrain aux Romantiques »122

On remarque que Chateaubriand manifeste un complexe de supériorité propre à la différence entre le Moi civilisé, et l’autre, stagnant, immuable.

Ainsi, de nombreux voyageurs prennent-ils le chemin de l’Orient en ayant cette idée dans l’esprit. Mais, les romantiques ne vont pas tous dans les mêmes pays, ni ne les apprécient de la même manière. Lamartine méprise la Grèce et néglige l’Egypte ; ses grandes révélations ont lieu en pays musulmans, et plus particulièrement au Liban : « … je rêvais toujours un voyage en Orient, comme un grand acte de ma vie intérieure »123. L’Orient ne constitue pas chez lui le lieu de la révélation momentanée, mais l’empreinte de cette foi nouvelle, à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin de ses jours.

Gérard de Nerval néglige aussi la Palestine, non pas parce qu’il ne l’aime pas, mais plutôt pour des raisons matérielles : « J’ai sacrifié -à l’achat de l’esclave Zeynabe-, dit-il, tout l’espoir d’une tournée dans la Palestine qui était marquée sur mon itinéraire, et à laquelle il faut renoncer »124. Cependant, les impressions de Nerval sur le Liban, ne sont pas moins révélatrices que celle de Lamartine. Il cite :

‘« Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse, ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau de monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle »125

Pour l’auteur, l’Orient, ce n’est pas uniquement la Palestine comme chez certains, mais l’ensemble d’une terre maternelle. Jean-Claude Berchet dit à ce propos que « Ce que le XIXème siècle appelle Orient, c’est donc la ‘terre maternelle’, pour reprendre la formule de Nerval, la matrice originelle, le fantasme de son enfance. On soupçonne déjà la nature régressive de ce rite du voyage en Orient »126. Pour cette raison on peut dire que le voyage de Nerval constitue une quête mythique dans les temps les plus reculés, plutôt un simple voyage en Terre Sainte.

Mais l’Orient des Romantiques n’est pas seulement une source d’images, de mœurs exotiques et de profondes méditations philosophiques et religieuses, mais également une source d’idées politiques. Cette partie de notre étude met en évidence la situation des voyageurs romantiques du XIXème siècle, qui prennent le « bâton de pèlerinage » sur le chemin de l’Orient pour y chercher le pittoresque et le nouvel évangile. Les romantiques essaient aussi lors de leurs voyages, de décrire « l’Orient éternel », en le comparant à la situation sociale et économique d’une Europe qui se trouve en pleine expansion industrielle.

Parmi les nombreuses études sur la littérature de voyage en Orient au XIXème siècle, Hassan El Nouty et Jean-Claude Berchet ne sont pas les seuls à dénoncer cette entreprise d’appropriation de l’Orient par l’Occident. Denise Brahimi, dans son étude sur un siècle de voyage en Orient, démontre comment la question d’Orient, dans l’approche aussi bien religieuse chez Chateaubriand que politique chez Lamartine, s’inscrit dans une conception colonialiste des rapports entre l’Orient et l’Occident : « L’Orient est bon à connaître et à visiter pour mieux se persuader de l’écart avec l’Occident et de la supériorité de l’Occident, qui seul, par son intervention pourrait y remédier. Voilà la seule tentation que l’Orient soit capable de ressusciter »127. Deux ans plus tard, soit en 1984, Grossier dans une étude des voyageurs en Orient de 1811 à 1840, montre comment les écrivains romantiques : « s’emparent de l’Orient pour en faire un de leurs thèmes de prédilections et rencontrent du même coup, à travers lui, l’Islam ; toute une tradition littéraire est déjà en place, dont ils héritent, parfois malgré eux »128. L’agitation politique qui secoue les pays du pourtour méditerranéen et annonce le démembrement de l’empire ottoman entre 1830 et 1840 ne peut passer inaperçue aux yeux des voyageurs occidentaux. C’est néanmoins le livre d’Edward Said, paru en 1978, qui demeure la critique la plus virulente à l’égard de la littérature de voyage en Orient au XIXème siècle. Cette production textuelle est reléguée au rang d’instrument politique responsable de la domination, de la méconnaissance, voire de la « création » de l’Orient par l’Occident.

Certes de nombreux voyageurs accomplissent toujours des pèlerinages en Terre Sainte, mais les auteurs qui nous intéressent ici sont ceux qui partirent principalement à la recherche de sensations, d’impressions personnelles, de souvenirs à fabriquer. A la croisée de ces critères se sont trouvés réunis les voyages de Lamartine et de Nerval. C’est à ces hommes-là qu’on a envie de poser la question du Voyage : Dites, qu’avez-vous vu ?

Notes
115.

André Guyaux, « Le voyageur désabusé. Le repentir du voyage dans quelques itinéraires au XIXe siècle », dans Orient littéraire, mélanges offerts à Jacques Huré, Paris : Champion ; Genève : Slatkine, 2004, p. 170.

116.

Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe Siècle, op. cit., p. 3-4.

117.

Marie-Louise Dufrenoy, L’Orient romanesque en France, Montréal, Edition Beauchemin, 1946, p. 9.

118.

Véronique Magri, Le discours sur l’autre, op. cit., p. 24.

119.

Pour un panorama des auteurs du XVIIIe siècle inspirés par l’Orient « mis à la mode par les contes des Mille et une Nuits, dont la traduction par Galland paraît dès 1704 », on peut consulter Marie-Louise Dufrenoy : L’Orient romanesque en France, op. cit.

120.

Albert Rémuset, « Premier discours sur la littérature orientale », dans Mélanges posthumes d’histoire et de littérature orientale, Paris, Royal, 1843, p. 275.

121.

Jean-Marc Moura, La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XX° siècle, Paris, Champion, 1998, p. 157.

122.

Hassan El-Nouty, Le Proche Orient dans la littérature française, op. cit., p. 9-10.

123.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit.,p. 10.

124.

Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 36.

125.

Ibid., p. 45-46.

126.

Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient, op. cit., p. 12.

127.

Denise Brahimi, Arabes des Lumières et Bédouins romantiques, Paris, le Sycomore, 1982, conclusion.

128.

Claudine Grossir, L’Islam des romantiques, 1811-1840. Dus refus à la tentation, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 10.