Chapitre I
Lamartine une vision rationaliste de l'Orient

S’il faut l’en croire, Lamartine avait songé de tout temps à un voyage en Orient, et l’idée en remontait pour lui aux années d’enfance où il feuilletait sur les genoux de sa mère une bible de Royaumont :

‘« Ma mère avait reçu de sa mère au lit de mort une belle Bible de Royaumont dans laquelle elle m’apprenait à lire, quand j’était petit enfant. Cette Bible avait des gravures de sujets sacrés à toutes les pages. C’était Sara, c’était Tobie et son ange, c’était joseph ou Samuel, c’était surtout ces belles scènes patriarcales où la nature solennelle et primitive de l’Orient était mêlée à tous les actes de cette vie simple et merveilleuse de tous les hommes »129

Le Voyage en Orient de Lamartine est placé sous le signe de sa mère. C’est elle qui l’avait initié tout enfant à l’art de la méditation et qui l’avait entretenu de longues heures sur les belles histoires de la Bible. Dans son introduction du Voyage en Orient de Lamartine, Sarga Moussa constate que partir en Orient, pour Lamartine, c’est donc, par l’intermédiaire de sa mère : « retrouver ses racines judéo-chrétiennes ; c’est aussi tenter de faire coïncider le temps de l’enfance et celui des patriarches »130. Ce projet de voyage, est en réalité plus ancien qu’on ne pourrait le croire.Toujours est-il que nous trouvons dans une lettre de 1818 une première expression de ce vœu  : « Si je puis amasser seulement cent louis, j’iraien Grèce et à Jérusalem avec un bourdon et un sac et mangeant du pain »131. Depuis lors, Lamartine ne cessa de caresser ce projet. Mais pourquoi Lamartine a-t-il voyagé en Orient ? Que va-t-il chercher en Orient ?

À l’instant de son départ, dans l’Adieu daté de Marseille, il a lui-même donné les raisons de son voyage :

‘« Des sept pages du monde une me reste à lire :
Je ne sais pas comment l’étoile y tremble aux cieux,
Sous quel poids de néant la poitrine respire,
Comment le cœur palpite en approchant des dieux !
Je ne sais pas comment, au pied d’une colonne
D’où l’ombre des vieux jours sur le barde descend,
L’herbe parle à l’oreille ou la terre bourdonne,
Ou la brise pleure en passant.
Je n’ai pas entendu dans les cèdres antiques
Les cris des nations monter et retentir,
Ni vu du haut Liban les aigles prophétiques
S’abattre au doigt de Dieu sur les palais de Tyr ;
Je n’ai pas reposé ma tête sur la terre
Où Palmyre n’est plus que l’écho de son nom,
Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,
L’empire vide de Memnon.
Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joue
Quelque reste de jours inutile ici bas »132

Tel était le programme, important à connaître. Lamartine s’embarqua à Marseille sur le brick l’Alceste, il mit à la voile le matin du 10 juillet 1832. Il emmenait avec lui un médecin, M. de la Royère, ses amis A. de Parseval et Campas, six domestiques. Il emmenait aussi sa femme et sa fille Julia. Il fit route par Malte, s’arrêta à Nauplie le 10 août. A Beyrouth, où il arriva le 6 septembre, il poussa un soupir de soulagement. Il établit au pied du Liban sa femme et sa fille, celle-ci est déjà malade au moment du départ et l’air de la mer avait aggravé son état. Parti avec une escorte de 25 chevaux, il visita, pendant quarante-cinq jours, les deux Galilées et la Palestine et revint par la côte en passant par Césarée, Tyr et Sidon. Il avait trouvé Jérusalem ravagée par la peste et n’avait pu la visiter que grâce à l’obligeance d’Ibrahim Pacha. Quand il revint à Beyrouth, une cruelle épreuve l’attendait : il ne pu qu’assister impuissant aux derniers jours de Julia qui succomba le 6 décembre à une maladie de poitrine. Le retour par Constantinople et le Danube fut lugubre.

On peut dire que les raisons pour lesquelles Lamartine fit le voyage d’Orient sont de deux ordres, les premières générales, les autres personnelles. Nous n’insisterons pas beaucoup sur celles-là. Car nous avons eu déjà l’occasion de les exposer, dans la première partie. Nous nous bornerons, par conséquent, à les rappeler succinctement : le goût préromantique de l’évasion par le voyage en terre lointaine et dans des pays étrangers, les échos chaque jour amplifiés de l’Expédition d’Egypte, la naissance et le rapide développement de l’orientalisme, les troubles dans la Turquie d’Europe et en Afrique du Nord, furent peut-être autant de facteurs déterminants.

Plus dignes d’attention nous paraissent être les raisons d’ordre personnel qui incitèrent Lamartine à s’embarquer. Elles sont nombreuses et se confondent parfois avec l’état d’esprit du poète, alors dans sa quarante-troisième année, ou, plutôt, les dispositions naturelles de Lamartine font partie des causes qui l’engagèrent au voyage.

Il est incontestable que Lamartine avait le goût des voyages : sa vie, au moins, dans sa première moitié - précisément jusqu’au voyage en Orient, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de quarante et quelques années - le prouve. Il est Attaché de Légation à Naples en 1821, puis Secrétaire d’Ambassade à Londres, ensuite chargé d’Affaires en Toscane, enfin, il est nommé Ministre plénipotentiaire en Grèce. Il déclare lui-même à plusieurs reprises dans le Voyage en Orient que les voyages lui semblent essentiels à la formation morale et intellectuelle de l’homme :

‘«Voyager, c’est résumer une longue vie en peu d’années  ; c’est un des plus forts exercices que l’homme puisse donner à son cœur comme à sa pensée. Le philosophe, l’homme politique, le poète doivent avoir beaucoup voyagé. Changer d’horizon moral, c’est changer de pensée »133

C’est pourquoi il fera de ce voyage le plus long et le plus enrichissant de sa vie. Lamartine part de Marseille en mai 1832 ; il sera en Yougoslavie en septembre 1833. Son voyage dura donc plus de seize mois. Ailleurs, il note :

‘« Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie. Les habitudes étroites et uniformes que l’homme prend dans sa vie régulière et dans la monotonie de sa patrie, sont des moules qui rapetissent tout : pensée, philosophie, religion, caractère… Il y a une optique pour l’univers matériel et intellectuel. Voyager pour chercher la sagesse, était un grand mot des anciens…. Pour moi, je suis constamment frappé de la façon étroite et mesquine dont nous envisageons les choses, les institutions et les peuples ; et si mon esprit s’est grandi, … si j’ai appris à tout tolérer en comprenant tout, je le dois uniquement à ce que j’ai souvent changé de scène et de point de vue…Nous étudions tout dans nos misérables livres, et nous comparons tout à nos petites habitudes locales… Ouvrons le livres des livres, vivons, voyons, voyageons… »134

De tels propos éclairent la physionomie intellectuelle et morale de leur auteur. Ils prouvent, d’autre part, que le grand poète possédait un bel avantage sur Chateaubriand, cette remarquable ouverture d’esprit qui, comme il le dit si bien, permet de « tout tolérer en comprenant tout »135. Cette notable différence nous fera mieux comprendre l’attitude de Lamartine à l’égard de L’Orient et de l’Islam. Par conséquent, nous découvrons au voyage en Orient des causes à la fois affectives et sentimentales, et des raisons intellectuelles et morales. Les unes et les autres sont importantes, car l'Orient de Lamartine sera à la fois senti par le cœur et appréhendé par l'esprit.

L'artiste sera certes sensible au pittoresque oriental, mais nous ne croyons pas qu'il eût fait le voyage uniquement pour rechercher en Turquie ou au Liban des sensations d'ordre esthétique. Nous inclinons à penser que les aspirations religieuses de Lamartine, qui allèrent quelques fois jusqu’à prendre la forme d’extases mystiques, doivent être prises en compte ici. Sans doute y a-t-il une exigence spirituelle, dans le désir de Lamartine de visiter l’Orient. Nous allons voir qu’il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que Lamartine part, au fond, à la recherche de Dieu, ou plus abstraitement, de la sagesse. Il le dira souvent : le voyageur est en même temps poète et philosophe. N’oublions pas, après tout, que Lamartine avait eu une formation religieuse ; il a dit lui-même que l’avaient inspiré « dès la plus tendre enfance des goûts et des inclinations bibliques »136. Dès les premières pages de son voyage, il reconnaît ce désir d’aller au devant de son Dieu: « je rêvais toujours, un voyage en Orient, comme un grand acte de ma vie intérieure, il me semblait aussi que les doutes de l’esprit, que les perplexités religieuses devaient trouver là leur solution et leur apaisement »137. Et ailleurs, il ajoute : « Mon imagination était amoureuse de la mer, des déserts, des montagnes, des mœurs et des traces de Dieu dans l’Orient »138. Il n’est pas douteux que son voyage en Orient lui a permis d’atteindre la plupart des buts auxquels il tendait :

‘« J’en ‘de l’Orient’ ai rapporté de profondes impressions dans mon cœur, de hauts et terribles enseignements dans mon esprit. Les études que j’y ai faites sur les religions, l’histoire, les mœurs, les traditions, les phases de l’humanité ne sont pas perdues pour moi. Ces études qui élargissent l’horizon si étroit de la pensée, qui posent devant la raison les grands problèmes religieux et historiques, qui forcent l’homme à revenir sur ses pas, à scruter ses convictions sur parole, à s’en formuler de nouvelles : cette grande et intime éducation de la pensée ‘…’ par les comparaisons ‘ ...’ des croyances avec les croyances, rien de tout cela n’est perdu pour le voyageur, le poète, ou le philosophe »139

Notons tout de suite que l’auteur emploie des termes tels que « religions », « grands problèmes religieux », « raison » et « croyance » : voilà donc ce qui le préoccupe et pourquoi il ira en Orient.

C’est encore plus explicitement qu’il dira les choses quand il sera arrivé là-bas, car il discernera clairement alors les buts véritables de son périple.

‘« Et moi, j’étais là aussi pour chanter toutes ces choses, pour étudier les siècles à leur berceau, pour remonter, jusqu’à sa source, le cours inconnu d’une civilisation, d’une religion ; pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens caché des histoires et des monuments, sur ces bords qui furent le point de départ du monde moderne, et pour nourrir, d’une sagesse plus réelle, et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée de l’époque où nousvivons »140

Les buts de Lamartine sont d’ordre poétique « pour chanter », historique « pour étudier les siècles.., pour remonter….le cours d’une civilisation », religieux « …d’une religion… », philosophique « pour nourrir, d’une sagesse plus réelle, et d’une philosophie plus vraie ». Or aux yeux d’un poète et d’un artiste, poésie, histoire, religion et philosophie ont d’étroits et de secrets rapports. Ce qui séduit Lamartine n’est pas tant la spéculation désintéressée qu’une certaine réflexion sur l’histoire de l’humanité ; ce qui nourrit son lyrisme, c’est une religiosité douce et sensible. René Doumic dit à ce propos :

‘« Poète, il va chercher des images pour son grand poème. Chrétien et philosophe, il va visiter le théâtre du drame sacré et méditer sur les problèmes de l’histoire et de notre destinée. Politique, il va se recueillir avant des luttes que sa clairvoyance, ou, comme il aimait à dire, un instinct prophétique lui faisait prévoir »141

Ce sont ainsi et avant tout des circonstances « intérieures », comme les qualifie Lamartine lui-même, qui ont déterminé le poète à partir pour l’Orient. Quant aux circonstances extérieures, elles nous paraissent se résumer à ceci seulement : Lamartine, à l’avènement du roi Louis Philippe, avait donné sa démission de diplomate ; il avait alors, en effet, résilié ses hautes fonctions diplomatiques et se trouvait donc libre de disposer de son temps à sa guise  ; en outre, il avait essuyé deux échecs à Toulon et à Dunkerque, en 1831, alors qu’il se présentait à la députation. Il se peut que ces facteurs politiques aient joué un certain rôle dans la décision qu’il prit, presque immédiatement après ses deux tentatives infructueuses, de partir à l’étranger. L’Orient lui  changerait les idées, comme on dit.

Enfin, bien sûr, la santé de sa fille Julia reste l’une des causes directes du voyage de Lamartine. Cependant, si l’un des buts de l’expédition fut de tâcher de rétablir la chère santé compromise, nous ne pensons pas que ce fut là l’essentiel, car plutôt que les montagnes du Liban, si Lamartine n’avait point eu déjà un désir fou d’Orient, d’autres lieux de villégiature moins lointains, donc plus accessibles, eussent probablement été choisis par lui. On sait, par ailleurs, que Julia mourut en orient. Et là encore, il sied d’admirer l’étonnante pudeur de Lamartine, dont l’immense chagrin ne trouve nul écho dans Le Voyage.

Notes
129.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 9.

130.

Moussa, Sarga, dans son « Introduction du Voyage en Orient de Lamartine » à l’édition du Voyage en Orient de Lamartine. Texte établi, présenté et annoté par Sarga Moussa, Paris, Champion, 2000, p.11.

131.

Lamartine, Correspondance de Lamartine, t. I, Publiée par Mme Valentine de Lamartine, Paris, Hachette et Cie, 1874, p. 320.

132.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p.16.

133.

Ibid.,t. VI, p. 155.

134.

Ibid., t. VII, p. 200.

135.

Ibid., p. 201.

136.

Ibid.,t. VI, p. 10.

137.

Ibid.

138.

Ibid., p. 23.

139.

Ibid., p. 3-4.

140.

Ibid., t. VII, p. 45.

141.

René Doumic, Lamartine, op. cit., p. 74.