La mosquée, symbole de l’altérité religieuse de l’Orient, est sans doute ce qui frappe au premier chef le visiteur européen du XIXème siècle, pénétré de culture chrétienne. Lamartine fut, lui aussi, attiré par l’architecture islamique. Sans doute en parle-t-il avec moins d’autorité que Chateaubriand, dont il ne prétend pas posséder la compétence. Mais, encore que moins assuré que son prédécesseur, il ne laisse pourtant pas d’évoquer les mosquées de Constantinople ou les monuments arabes de Jérusalem et de Damas avec infiniment de poésie ; on sent qu’il a subi le charme de cet art, si nouveau pour lui. Il en entretient son lecteur avec exactitude et il établit un étroit rapport entre l’architecture islamique et la religion musulmane qui l’a fait naître. On constate ainsi, une fois de plus, que Lamartine ne s’arrête jamais aux apparences extérieures et matérielles, mais qu’il cherche à saisir cette âme qu’il prête aux objets inanimés.
Il commence, bien sûr, par manifester un étonnement assez compréhensible devant l’étrangeté des constructions orientales :
‘« Je ne puis dire ce que c’est ; il y a de tout dans sa construction, dans sa forme et dans ses ornements, je penche à croire que c’est un temple antique que les croisés ont converti en église à l’époque où ils possédèrent Césarée de Syrie et les rivages qui l’avoisinent, et que les Arabes, ont converti plus tard en mosquée. Le temps qui se joue de l’œuvre et des pensées des hommes, le convertit maintenant en poussière, et le genou du chameau se plie sur ces dalles où les genoux de trois ou quatre générations de religions se sont pliés tour à tour devant les dieux différents »145 ’On notera dans ces lignes qu’inspire une douce et mélancolique philosophie, l’absence de toute amerture et de toute révolte devant la transformation d’une église en mosquée. S’élevant au-dessus de pareilles considérations, Lamartine voit défiler toutes les religions et constate qu’elles déclinent tôt ou tard les unes après les autres. Puis, Lamartine se familiarise avec ces monuments qui, au cours des siècles, ont changé de destinée : « les anciennes églises ont été converties en mosquées »146 dit-il à propos d’une des mosquées de Ramala en Palestine. Et il ne fait aucun commentaire.
C’est à Jerusalem et, d’une façon générale, en Palestine que Lamartine est d’abord confronté avec l’art musulman. Il est tout de suite admiratif. Son enthousiasme ira croissant quand il aura visité Damas pour atteindre à son comble lorsqu’il décrira les mosquées de Constantinople. A Jérusalem, la Porte de Damas lui plaît : « Nous passâmes ensuite devant la porte de Damas, charmant monument du goût arabe, flanquée de deux tours ; ouverte par une large, haute et élégante ogive, et crénelée de créneaux arabesques en forme de turbans de pierre…. »147, et la mosquée d'Omar lui inspire cette description :
‘« Cette magnifique plate-forme, préparée sans doute par la nature, mais évidemment achevée par la mains des hommes, était le piédestal sublime sur lequel s'élevait le temple de Salomon ; '…'. La mosqué d' Omar, ou El-Sakara, édifice admirable d'architecture arabe, est un bloc de pierre et de marbre d'immenses dimensions '…' . Des hauts cyprès disséminés comme au hasard, quelques oliviers et des arbustes verts et gracieux, croissant ça et là entre les mosqués, relèvent leur élégante architécture et la couleur éclatante de leurs murailles, par la forme pyramidale, et la sombre verdure qui se découpent sur la façade des temples et des dômes de la ville » 148 ’Deux choses frappent dans ce texte : la première, c'est l'emploi des épithètes laudatives : « magnifique, sublime, gracieux, élégante, éclatante ». la seconde, c'est l'observation véritablement pittoresque, ou, plus exactement, « picturale » : Lamartine n'avait pas tort de dire que ses notes devraient intéresser les peintres ; il a vu le contraste chromatique, saisissant, en effet, pour qui connaît Jérusalem, qui existe entre l'aveuglante blancheur de la pierre et le sombre de la végétation.
Lamartine quitte la Palestine pour le Liban et la Syrie. Ses regards ne laissent rien passer. Entre « Zaklé » et « Balbek » « on passe auprès d’un édifice ruiné, sur les débris duquel les Turcs ont élevé une maison de derviche et une mosquée d’un effet grandiose et pittoresque »149. Il ne dit pas que l’édifice est en ruines du fait de la conquête musulmane ; au contraire, il affirme que les Turcs, dont on prétendait qu’ils ne bâtissaient jamais rien, ont construit là une maison et une mosquée. A Baalbek, il constate, une fois de plus, l’effet du temps et des conquêtes successives sur les monuments humains :
‘« C’est un petit temple octogone, porté sur des clonnes de granit rouge égyptien, colonnes évidemment coupées dans les colonnes plus élevées, dont les unes ont une volute au chapiteau, les autres aucune trace de volute, et qu furent, selon moi transportées, coupées et dressées là dans des temps très-modernes, pour porter la calotte d’une mosquée turque ou le toit d’un santon, ce doit être du temps de Fakar-el-Din »150 ’Lamartine approche de Damas : « au sommet d’une éminence, une petite mosquée isolée, demeure d’un solitaire mahométan »151, détail sans importance sans doute, mais révélateur de cette accueillante disposition d’esprit du poète toujours prêt à tout accepter, à tout observer avec spontanétié et désintéressement. Pas plus en Palestine qu’ailleurs, Lamartine n’a le sentiment que le Turc ou le Musulman est un usurpateur, un occupant illégitime. La présence de l’Islam en ces lieux lui semble tout à fait naturelle. La capitale de la Syrie l’enchante : « les tours carrées sont incrustées d’arabesques percées d’ogives à colonnettes minces comme des roseaux accouplés, et brodées de créneaux en turban….les innombrables coupoles des mosquées »152, il fait une description détaillée et enthousiaste du Kan d’Hassad-Pacha, à Damas, puis s’écrie : « Un peuple dont les architectes sont capables de dessiner, et les ouvriers d’exécuter un monument pareil n’est pas mort pour les arts »153. Il s’inscrit ainsi en faux contre la thèse qui prétend que les Musulmans n’ont en rien contribué à l’art, qu’ils détruisent et ne créent jamais.
L’intérêt enthousiaste du poète ne se relâche pas en Turquie. Il est pris par Constantinople et ce sont précisément les mosquées de cette prestigieuse capitale qui vont lui permettre de toucher du doigt - du cœur plutôt - l’Islam : c’est l’économie même de ces monuments sacrés qui lui feront comprendre, comme dans une soudaine illumination, la religion de Mahomet. Il commence, à l’arrivée, par décrire la ville :
‘«… plus haut, sept ou huit grandes mosquées couronnaient la colline, et flanquées de leurs minarets sculptés à jour, de leurs colonnades moresques, portaient dans le ciel leurs dômes dorés qu’enflammait la réverbération du soleil : les murs peints en azur tendre des mosquées, les couvertures de plomb des coupoles qui les entourent, leur donnaient l’apparence et le vernis transparent de monuments en porcelaine »154 ’Il faut avouer que la description ne manque pas d’éclat. Le voyageur a été particulièrement bien inspiré dans ses évocations turques. De même que le Kan d'Hassad Pacha à Damas a transporté Lamartine, de même, en Turquie cette fois, la mosquée d'Andrinople lui inspire ces lignes lyriques :
‘« Visite à la mosquée, édifice semblable à toutes les mosquées, mais plus élevé et plus vaste. Nos arts n'ont rien produit de plus hardi, de plus original et de plus d'effet que ce monument et son minaret, colonne percée à jour de plus de cent pieds de tronc »155 ’Il nous reste deux points intéressants à exposer. Le premier a attiré notre attention du fait qu’il révèle chez Lamartine une curiosité en éveil et une recherche d’explication qui lui font honneur. Voici ce qu’il écrit à propos de sa visite au Sérail d’Istanboul :
‘« Quelques tableaux en marbre et en bois sont suspendus aux murailles : ce sont des vues de la Mecque et de Médine. Je les examinai curieusement. Ces vues sont comme des plans sans perspective ; elles sont parfaitement conformes à ce qu’Aly-Bey rapporte de la Mecque, de la Kaaba et de la disposition de ces divers monuments sacrés de la ville Sainte »156 ’Elles prouvent que ce voyageur est allé réellement les visiter. Ce qu’il dit de la galerie circulaire qui entoure l’aire des différentes mosquées est attesté par les peintures. Références, comparaison, voilà des qualités sientifiques qu’on aime à découvrir chez un poète romantique. L’autre point est essentiel pour comprendre l’attitude de Lamartine en face de l’Orient. Nous n’hésitons pas à considérer ce texte comme capital, car il montre comment Lamartine a, très simplement, mais très profondément, été au cœur même de l’Orient. Il parle de Sainte-Sophie et des mosquées de Constantinople et se livre à une sorte de méditation, qui l’entraîne, au-delà du pittoresque oriental proprement dit, à un exposé de certaines institutions islamiques. Voici le texte en question :
‘« Il ‘l’aspect de l’édifice’ inspire l’effroi, le silence, la méditation sur l’instabilité des œuvres de l’homme qui bâtit pour des idées qu’il croit éternelles, et dont les idées successives, un livre ou un sabre à la main, viennent tour à tour habiter ou ruiner les monuments. Dans son état présent, Sainte-Sophie ressemble à un grand caravansérail de Dieu…. En sortant de Sainte-Sophie, nous allâmes visiter les sept mosquées principales de Constantinople ; elles sont moins vastes, mais infniment plus belles. On sent que le mahométisme avait son art à lui, son art tout fait et conforme à la lumineuse simplicité de son idée, quand il éleva ces temples simples, réguliers, splendides, sans ombres pour ses mystères, sans autels pour ses victimes. Ces mosquées se ressemblent toutes, à la grandeurs et à la couleur près ; elles sont précédées de grandes cours entourées de cloîtres, où sont les écoles et les logements des imans. …là se place, aux différentes heures du jour, le muezlin qui crie l’heure et appelle la ville à la pensée constante du mahométan, la pensée de Dieu. …l’effet est simple et grandiose. Ce n’est point un temple où habite un Dieu ; c’est une maison de prière et de contemplation où les hommes se rassemblent pour adorer le Dieu unique et universel. Les rites sont simples : une fête annuelle, des ablutions et la prière aux cinq divisions du jour, voilà tout »157 ’Ce texte est très important. Il montre que Lamartine s’est très sérieusement renseigné sur la religion musulmane. Il mentionne les dogmes, le culte, les rites, entre dans les détails, ne commet aucune erreur grossière, parle de tout avec clartè. On sent, en outre, que le dépouillement qui caractérise la religion islamique lui a fait impression, et il est intéressant de voir que c’est en partant de l’ordonnance infiniment simple de la mosquée que le poète parvient à cette juste conception de l’Islam.
Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 377.
Ibid., p. 401.
Ibid.,p. 426.
Ibid.,p. 432-433.
Ibid., t. VII, p. 141.
Ibid.,p. 142.
Ibid., p. 193.
Ibid.,p. 195.
Ibid.,p. 218.
Ibid.,p. 326.
Ibid.,p. 441.
Ibid.,p. 416.
Ibid., p. 372-373.