B) La sympathie de Lamartine pour l'Islam fondée sur l'idée de communion

Hommage de Lamartine à l'Islam

A l'instar de la plupart des romantiques, Lamartine est souvent considéré comme un penseur autant que comme un poète, il est certain que nous n'avons tout de même pas affaire à un philosophe véritable, au sens où Descartes est un philosophe. Comme Chateaubriand d'abord, Victor Hugo ou Alfred de Vigny ensuite, Lamartine tourne son esprit vers toutes les importantes questions qui préoccupent l'humanité. Sans doute s'est-il attaqué aux problèmes philosophiques, religieux, sociaux, voire économiques. Il n'est cependant ni un métaphysicien, ni un théologien, ni un sociologue. Il demeure, avant tout, un poète, un romancier, un homme de lettre et un artiste. Mais, en homme curieux et intelligent, il a médité, et le résultat de ses réflexions éparses et multiples constitue ce qu'on pourrait appeler, à la rigueur, sa philosophie. Dès lors, en quoi consiste sa philosophie ?

Lamartine a voyagé « pour chercher la sagesse ». Or, le voyage lui a appris « à tout tolérer en comprenant tout »193. C’est donc bien la raison qui le guide : elle va le mener vers l’Islam. Il lui semblait, dit-il, « que les doutes de l’esprit, que les perplexités religieuses devaient trouver là -en Orient- leur solution et leur apaisement »194. Il a enfin avoué que la comparaison de sa foi avec une autre foi l’avait forcé « à revenir sur ses pas » et « à scruter ses convictions sur paroles »195 ; c’est -à- dire que la raison l’a, en quelque sorte, libéré de ses préjugés catholiques. Aurélie Loiseleur-Foglia écrit dans L’Harmonie selon Lamartine :

‘« Dans le temps intérieur, une révolution a retardement par rapport à l’histoire nationale, lors du voyage de 1832, marque la rupture définitive des diverses attaches anciennes. Le Lamartine qui rentre d’Orient est tragiquement libre : il n’a plus charge d’âme, il ne croit plus au Dieu des catholiques –il s’est sevré de sa mère l’Eglise et, suivant la tradition gnostique, il identifie le divin et la raison »196

Cette même raison lui découvre, en Orient, « une sagesse plus réelle » et « une philosophie plus vraie »197. Et c’est encore sa raison qui lui fait contempler la ruine des religions successives sans émotion, mépriser les éphémères conquêtes des livres saints et des guerres sacrées, aimer la simplicité de l’architecture musulmane qui correspond à l’idée lumineuse et décantée qu’il se fait de l’Islam.

On peut dire que Lamartine déteste tout ce qui n’est pas rationnel : les ombres, les mystères, les victimes offertes sur les autels. Et c’est parce qu’il est rationaliste qu’il soutient que Dieu est unique, universel, le même pour tous, au-delà des religions qui ne font que passer ; qu’il se méfie des cérémonies ostentatoires du culte, de la pompe des églises, de la solennité compliquée des rites, des dogmes multiples et accablants des images qu’on est coupable d’adorer, de l’imposante hiérarchie sacerdotale. Au contraire, le poète aimera la sévère simplicité et le dépouillement aride de l’Islam, parce qu’ils ne sollicitent point l’imagination, cette autre ennemie de la raison. Lamartine accepte les coutumes les plus étrangères à son éducation et reçoit d’une âme égale ce qu’il y a de plus différent du sien dans le caractère musulman. Ce qu’il admire chez les orientaux, « c’est leur sagesse et leur sens de la mesure »198 ; dans l’Islam, « son aspect pratique »199.

On ne peut affirmer que Lamartine eut une connaissance directe de l’Islam, mais on peut dire qu’il interprète de manière pertinente faisant allusion à des points précis de la doctrine musulmane ou des institutions islamiques. Enfin, il est à supposer que la sympathie prépare ou favorise la connaissance : aimer l’Islam permet souvent, sinon toujours, au poète d'en percevoir quelques aspects, à défaut de le comprendre vraiment.

En premier lieu, c’est l’Islam même qui est défini comme : « un culte très philosophique, qui n’a imposé que deux grands devoir à l’homme : la prière et la charité »200. Ainsi, la figure de Mahomet a particulièrement intéressé Lamartine. Elme-Marie Caro l'a remarqué à propos de l'Histoire de la Turquie, parue dix-neuf ans après le Voyage en Orient : « Mahomet, dit-il, domine et absorbe tout l'intérêt du premier volume »201. C'est en effet, dans cet ouvrage, et non dans le Voyage en Orient, que Lamartine exprime son admiration pour le prophète. Mais, comme nous le faisions remarquer tout à l'heure, ce sentiment si vif a pris naissance lors du voyage de Lamartine ; c'est pourquoi nous nous permettons de rapporter ici les lignes que l'écrivain consacre à Mahomet dans son Histoire de la Turquie :

‘« Jamais homme ne se proposa un but plus sublime, puisque ce but était surhumain : saper les superstitions interposées entre la créature et le créateur, rendre Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, restaurer l'idée rationnelle et sainte de la divinité dans ce chaos de dieux matériels et défigurés de l'idolâtrie… »202

Les raisons de cet enthousiasme sont claires : Mahomet a détruit ce qui n'était pas rationnel « les superstitions, le chaos des dieux matériels, l'idolâtrie » pour lui substituer une foi fondée sur la raison.

Mieux encore que le texte même de Lamartine, ce sont les commentaires, de Caro sur l'Histoire de la Turquie qui éclairent la pensée de Lamartine à l'égard de Mahomet :

‘« … Sur le premier plan du tableau ainsi disposé paraît Mahomet. M. de Lamartine introduit avec beaucoup d'éclat ce personnage étrange et grandiose sur la scène qu'il vient remplir, il le suit avec un vif et puissant intérêt à travers les épisodes romanesques de sa vie ; il l'accompagne avec une sympathie contagieuse jusqu'au jour solennel de sa mort »203

Plus dignes d'attention, dans l'étude de Caro, sont les lignes où il compare la conception que Voltaire se fait de Mahomet à celle qu'en a Lamartine : pour le premier, le Prophète est un usurpateur habile ; un souverain, non un prophète, qui a su mettre une imposture religieuse au service de son ambition politique ; c'est un « illustre faussaire de l'inspiration », résume Caro. Pour Lamartine, dans l'Histoire de la Turquie, Mahomet est de bonne foi, un génie lucide, et un « inspiré de la raison ».

Quant aux institutions musulmanes, elles n’ont pas beaucoup retenu l’attention du voyageur. La seule institution dont parle Lamartine, c’est la prière. Il le fait pour défendre les attitudes, souvent incomprises de l’Occident :

‘« Quand il fit jour, je vis à travers les grilles plusieurs musulmans qui faisaient leur prière dans la grande cour du palais. Ils étendent un tapis par terre pour ne point toucher la poussière, ils se tiennent un moment debout, puis ils s’inclinent d’une seule pièce, et touchent plusieurs fois le tapis du front, le visage toujours tourné du côté de la mosquée ; ‘…..’. Je n’ai pu trouver le moindre ridicule dans ces attitudes et dans ces cérémonies, quelque bizarres qu’elles semblent à notre ignorance. La physionomie des musulmans est tellement pénétrée du sentiment religieux qu’ils expriment par ces gestes, que j’ai toujours profondément respecté leur prière, le motif sanctifie tout. ‘…’ On peut dire :
- Je ne prie pas comme toi, mais je prie avec toi le maître commun, le maître que tu crois et que tu veux reconnaître et honorer, comme je veux le reconnaître et l’honorer moi-même sous une autre forme. Ce n’est pas à moi de rire de toi, c’est à Dieu de nous juger»204.’

Si Lamartine s’est insuffisamment renseigné sur le sens et les diverses phases de la prière musulmane, il en a, du moins, senti toute la noble gravité.

Notes
193.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 201.

194.

Ibid., t. VI, p. 10.

195.

Ibid., p. 4.

196.

Aurélie Loiseleur-Foglia, L’Harmonie selon Lamartine  : utopie d’un lieu commun, Paris, Champion, 2005, p.485.

197.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 45.

198.

Moëinis Taha-Hussein, Présence de l’Islam, op. cit., p. 157.

199.

Ibid.

200.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 147.

201.

Elme-Marie Caro, Variétés Littéraires, Paris, Hachette, 1889, p. 261.

202.

Cité par Elme-Marie Caro, Variétés Littéraires, op. cit.,p. 267.

203.

Ibid., p. 253-254.

204.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 249-250.