Le rapprochement entre le Christianisme et l’Islam

Les rapports que Lamartine établit entre les religions chrétienne et musulmane s’expliquent, très simplement par « le rationalisme de l’auteur »205. Qu’est ce qui, en effet, rapproche l’Islam du Christianisme ? C’est que, toujours selon Lamartine, tous deux ont pour principe premier comme pour fin dernière la raison. Nous ne discuterons pas de la vérité d’une pareille affirmation : nous avons suffisamment tenté de montrer, au cours de ce chapitre, quelle était la position religieuse de Lamartine et ce qu’il fallait en penser. Nous sommes dorénavant prévenus que le poète laisse délibérément de côté tout ce qui semble, aussi bien dans le Christianisme que dans l’Islam, irrationnel. Aussi, tout se passe-t-il comme si Lamartine s'était plus ou moins habilement efforcé de réduire l'une et l'autre des deux religions qu'il va comparer, à « un déisme pratique et rationnel »206. Lamartine trouvera donc une admirable similitude entre le Christianisme et l’Islam, sans plus se douter que les deux visages sous lesquels il les présente ont été par lui également maquillés de sorte qu’ils sont devenus quasi-identiques l’un à l’autre. Le contraste entre les deux religions n’est, pour Lamartine, qu’extérieur ou superficiel : quand il décrit, par exemple, son arrivée à Belgrade, il note bien la présence concrète de l’Islam et du Christianisme, présence symbolisée par des minarets et des clochers ; « Semlin, première ville de la Hongrie, brille de l’autre côté du Danube, en face de Belgrade, avec toute la magnificence d’une ville d’Europe : les clochers s’élèvent en face des minarets »207, encore ne sommes-nous point assurés que le voyageur y voit une opposition : peut-être, bien au contraire, trouve-t-il comme un air de famille à ces tours aiguës qui montent vers un même et seul firmament.

La notion même de race est habituellement peu mise à contribution par Lamartine ; il l’utilise, non pas pour dresser la « race mahométane » contre « la race Chrétienne »208, mais plutôt pour unir les uns aux autres les tenants des deux confessions. Il remarque, fort pertinemment, que qui dit : « Arabe » ne dit pas forcément « Musulman ». C’est ainsi que, parlant des Maronites et de leur belle hospitalité, il constate : « l’étranger est sacré pour l’Arabe mahométan, mais plus sacré encore pour l’Arabe chrétien »209. Du reste, Lamartine croit-il vraiment aux races ? Il emploie le terme de façon générale, non en ethnologue rigoureux : « Zaklé, dit-il, semble le premier appendice d’une grande ville de commerce, destinée à faire face à Damas pour le commerce de la race chrétienne avec la race mahométane… »210. Mais, plutôt que d’opposer des clochers à des minarets, une race à une autre race, Lamartine, peu soucieux des différences, recherche les traits communs aux deux religions. Il constate, en premier lieu, avec satisfaction, qu’en général règne l’entente entre Musulman et Chrétien ; elle fait naître la compréhension : ils s’aiment, se respectent, se supportent, s’admirent même mutuellement. Cette bonne entente est démontrée, par exemple, par la présence constante de religieux chrétiens au milieu de populations islamiques qui ne les inquiètent nullement : « ces religieux ‘…’expliquent parfaitement encore, par leur existence actuelle au milieu des contrées mahométanes, la création de ces premiers asiles du christianisme naissant.. »211. Le Père Supérieur du couvent de Saint-Jean en Palestine réunit les suffrages des Musulmans et des Chrétiens : « Nous fûmes tous également frappés, maître et domestiques, chrétiens ou Arabes, de la sainteté communicative de cet excellent religieux.. »212 Mieux, Chrétiens et Musulmans ne refusent pas de vivre les uns à côté des autres : « Quelques pauvres maisons d’Arabes mahométans et chrétiens… »213.

D’autre part -et c’est là qu’entre en jeu le rationalisme de Lamartine- le poète insiste sur le fait que les deux religions, à bien prendre les choses, se ressemblent beaucoup. D’abord, elles s’adressent au même Dieu ; c’est pourquoi la conversion d’une église en mosquée ne révolte pas notre voyageur.

‘« Il ‘Mahomet II’ transforma l’église Sainte-Sophie en mosquée, et un muetzlin monta pour la première fois sur cette même tour, d’où je l’entends chanter à cette heure pour appeler les musulmans à la prière et glorifier sous une autre forme, le Dieu qu’on y adorait la veille »214

L’expression « sous une autre forme » rend nettement compte de la conception du poète : les différences n’affectent que la forme ; le fond est pratiquement le même.

En effet, Lamartine ne manque pas une occasion de mettre en parallèle l’Islam et le Christianisme, il affirme que les deux religions reposent sur un même dogme, à savoir la Providence chez les Chrétiens, la fatalité dans l’Islam. Rapportant son entretien avec le gouverneur de Jaffa, il n’hésite pas à affirmer :

‘« Je répondis au Gouverneur que, bien que je fusse né dans une autre religion que la sienne, je n’en adorais pas moins que lui la souveraine volonté d’Allah : que son culte à lui s’appelait fatalité et le mien providence ; Mais que ces deux mots différents n’exprimaient qu’une même pensée : Dieu est grand ! Dieu est le maître ! Allah Kérim ! »215

Lamartine le dit clairement « ces deux mots différents n’exprimaient qu’une même pensée ». C’est par cette ressemblance entre les deux religions que Lamartine explique l’absence des conversions de l’une à l’autre ; pourquoi, en effet, quand on est Musulman, se faire Chrétien, puisque, dans le fond, c’est la même chose ? Lamartine va plus loin : il suffit de croire en Dieu unique et immatériel et de pratiquer la charité pour être Chrétien ou Musulman, voire même déiste rationnel, et c’est là seulement ce qui importe. Aussi raconte-t-il avec joie l’effort infructueux et d’un « mollah »216 turc pour convertir des Bédouins à l’Islam, et des Jésuites pour convertir des Musulmans au Christianisme.

‘« Un jour un mollah turc arriva ‘…’, il avait le large turban vert qui distingue les descendants de Mahomet, ‘…’, il portait plusieurs rangs de chapelets, il venait pour fanatiser les Bédouins, et exciter en eux un grand zèle pour la religion du Prophète, afin de les attacher à la cause de Turcs. Les Bédouins ont une grande simplicité de caractère et une franchise remarquable. Ils ne comprennent rien aux différences de religion, et ne souffrent pas volontiers qu’on leur en parle. Ils sont déistes, invoquent la protection de Dieu dans toutes les circonstances de la vie, et lui attribuent leurs succès ou leurs revers avec une humble soumission ; mais ils n’ont aucune cérémonie de culte obligatoire, et ne prononcent pas entre les sectes d’Omar et d’Ali, qui divisent les Orientaux. Ils ne nous ont jamais demandé quelle était notre religion. Nous leur avons dit que nous étions chrétiens, et ils ont répondu : ‘Tous les hommes sont les créatures de Dieu, et sont égaux devant lui ; on ne doit pas s’informer quelle est la croyance des autres.’ Cette discrétion de leur part convenait mieux à nos projets que le fanatisme des Turcs »217

La sympathie de Lamartine va, naturellement, à ces Bédouins que n’impressionnent pas les chapelets, symboles abominables d’idolâtre crédule ; qui refusent de se laisser « fanatiser », grâce à leur simplicité de caractère et à leur remarquable franchise, deux qualités qui découlent de la raison ; qui ne font point de différence entre les religions ; qui sont déistes surtout ; qui se soumettent à Dieu ; qui méprisent les signes extérieurs du culte ; enfin qui pensent, raisonnablement, que tous les hommes se valent au regard de Dieu. Sur tous ces points, Lamartine est bédouin, lui aussi. En ce qui a trait à ces Bédouins, l’affaire est, au fond, assez simple : il s’agit de Musulmans qui ne pratiquent pas et qui refusent de faire le jeu politique de la Turquie. Mais, plus complexe est le problème de l’action des Jésuites en Orient. Lamartine a vu clairement la situation : « les Jésuites ont essayé plusieurs fois d’établir leur mission et leur influence parmi les Arabes, ils n’ont jamais réussi, et ne paraissent pas destinés à plus de succès de nos jours »218, Lamartine parle clairement de l’action des Jésuites et de leurs essais de conversions, et on ne peut qu’admirer sa lucidité.

La rencontre avec le gouverneur de Jérusalem, un peu plus tard, y fera écho. L’unité profonde des grandes religions monothéistes y est à nouveau exprimée, mais par la bouche de l’interlocuteur turc de voyageur : « tous les gens sont frères, bien qu’ils adorent, chacun dans leur langue, le Père commun »219.

Une fois connues les idées philosophiques et religieuses de Lamartine en général, la conception qu’il se fait de l’Islam et de ses rapports avec le Christianisme en particulier, il nous sera plus aisé d’exposer maintenant en quoi consiste son islamophilie.

Comme l’observe Sarga Moussa, « Aux rapports conflictuels qu’entretenait Chateaubriand avec l’Orient musulman, Lamartine substitue une sympathie fondée sur le sentiment religieux partagé »220. C’est –à- dire que le sentiment du poète à l’égard de la religion musulmane est fondé sur de secrètes affinités. Moussa suggère que « ce qui séduit Lamartine dans l’Islam, c’est sa force vivante, qui s’oppose à la laïcisation progressive que connaît la France depuis 1789 »221.

Ce qui plaît dans l’auteur du Voyage en Orient, c’est précisément qu’il ait envisagé, étudié et aimé l’Islam pour sa lumière et non pour ses zones d’ombre. Si communion il y a, elle s’opère en pleine clarté. Sarga Moussa va même jusqu'à écrire, dans La relation orientale, que : « ce qui est scandaleux, dans le contexte des années 1830, ce n’est pas la position d’infériorité que Lamartine attribue, sans doute par prudence, à l’Islam, mais au contraire la tentative de mettre sur le même plan deux religions traditionnellement opposées »222.

Nous n'avons que trop insisté, au cours de ce chapitre, sur l'attirance qu'éprouve Lamartine pour l'Islam. Lamartine, parti d'un catholicisme étroit, mais de convention, dû à son milieu et à son éducation première, va de plus en plus vers une conception beaucoup plus large des rapports entre Dieu et la créature, conception, n'hésitons pas à le dire, souvent hérétique. C'est, au fond, d'un « déisme rationnel » qu'il s'agit. Et on peut dire que c'est précisément en raison de ce rationalisme déiste que Lamartine accueille si favorablement l'Islam.

Notes
205.

Moëinis Taha-Hussein, Présence de l’Islam, op. cit., p. 156.

206.

Sur les similitudes entre le déisme du XVIII siècle et la pensée de Lamartine à l'époque du Voyage en Orient, voir Henri Guillemin, Le Jocelyn de Lamartine, Étude historique et critique avec des documents inédits, Genève, Slatkine Reprints, II édition, 1976, p. 222.

207.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 453-454.

208.

Ibid., p. 236.

209.

Ibid., p. 106.

210.

Ibid., p. 236.

211.

Ibid., p. 134.

212.

Ibid., t. VI, p. 414.

213.

Ibid., p. 416.

214.

Ibid., t.VII, p. 352.

215.

Ibid., t. VI, p. 393.

216.

Mollah : mot persan qui signifie homme de religion.

217.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 93.

218.

Ibid., t. VII, p. 120.

219.

Ibid., t. VI, p. 459.

220.

Sarga Moussa, La Rrelation orientale, op. cit., p. 88.

221.

Ibid.,p. 89.

222.

Ibid.,p. 96.