Placé grâce au voyage dans une sorte d’entre deux géographique, sur une ligne de crête séparant les mondes, divisant les temps, et avec eux les peuples, les mœurs, les histoires, Lamartine délaisse l’Europe et la France pour porter son attention sur l’Empire ottoman, dont les désunions, là aussi, le préoccupent.
L’analyse de la décadence de l’Empire ottoman, la mise en évidence des insuffisances ou des tares du régime turc font partie non seulement du récit de Voyage en Orient, mais plus généralement de la pensée politique européenne des XVIIIème et XIXème siècles. Comme l’écrit fort justement Jean-Claude Berchet, « si les Mille et Une Nuits ont ‘…’ imposé, dans la littérature de fiction, un Orient de fantaisie, qui ne censure pas le plaisir, mais incarne une souriante sagesse », « la réflexion politique », pour sa part, tend à « inverser cette image idyllique »223. A la perception d’un Orient considéré comme une source infinie de raffinements et de voluptés s’oppose, dans l’ordre du politique, celle d’un continent nécrosé, asphyxié par l’autoritarisme et la tyrannie, englué dans des pratiques venues d’un autre âge. Dans L'Esprit des Lois, le régime ottoman apparaît comme l'illustration-type du despotisme, fondé sur la « crainte », ressort simple et brutal qui, pour Montesquieu, dégrade les âmes224. Les Ruines de Volney prophétisent en termes sévères la chute inéluctable d'un empire à bout de souffle et « l'anarchie générale » qui s'en suivra225. Chateaubriand n'a pas de mots assez durs contre l'Empire ottoman. Les Turcs sont les tortionnaires de la Grèce226, les sultans des « tyrans cruels », des despotes « faibles » et « misérables »227, et Constantinople une immense prison au milieu de laquelle végète un peuple ramené à l'état de « troupeau » que l'on « égorge »228 en toute impunité. En 1828, dans son Mémoire sur l'Orient, l'auteur de l'Itinéraire ira jusqu'à se féliciter de la destruction prochaine d'un empire que gangrène, à ses yeux, une religion amorale et satanique : « Mieux vaut mille fois », écrit-il, « la domination de la Croix à Constantinople que celle du Croissant. Tous les éléments de la morale et de la société politique sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction sociale sont dans la religion de Mahomet »229.
Lamartine nous entretient longuement dans son Voyage du crépuscule de l’Empire turc. Il faut rappeler ici qu’au moment où le poète visite l’Orient, entre 1832 et 1833, le vieil Empire des Osmanlis, celui-là même qui, au temps des règnes glorieux de Selim 1er et de Soliman le Magnifique, faisait trembler l’Europe, est au plus noir de son déclin. D’autre part, les grandes puissances observent cette partie du monde avec la plus grande attention, espérant chacune tirer parti de son dépeçage programmé.
Pour Lamartine, il ne fait aucun doute que l’Empire vit ses derniers jours : « Quoi qu’on en dise en Europe », écrit-il à Constantinople, « il est évident que l’empire est mort, et qu’un héros même ne pourrait lui rendre qu’une apparence de vie »230. Les formules du Résumé politique du Voyage en Orient prophétisent en termes sévères la chute inéluctable d’un Empire à bout de souffle « il faudrait un miracle de génie pour ressusciter l’Empire »231. « Parcourons de l’œil ces riches et admirables plages, et cherchons l’empire ottoman : nous ne le trouvons nulle part »232, il est clair que l’Empire turc est voué à s’effondrer de lui-même, sans que cela provoque le moindre début de compassion ou d’émotion. Mais Lamartine, on l’a dit, doit se bâtir une réputation politique. L’occasion est trop belle, il lui faut donc montrer ses compétences dans l’analyse de ce problème délicat entre tous.
De fait, le voyageur se livre à une étude approfondie de la situation en examinant, du nord au sud et d’est en ouest, les différents points de fissure qui parcourent l’Empire, et qui font de ce dernier une immense et insaisissable « confédération d’anarchies ».
Au premier rang est l’Afrique : son « littoral »233, nous dit Lamartine, « ne se souvient plus même ‘…’ de la domination turque »234. Les « régences barbaresques »235 –Alger, Tunis, Tripoli-, jouissent d’une « indépendance de fait »236 par rapport à Istanbul. En 1830, la prise d’Alger par les troupes françaises n’a provoqué de réaction décisive chez le sultan. Sur ce même littoral africain, le point de fracture essentiel demeure cependant l’Egypte. En effet les années 1832-1835, au cours desquelles Lamartine voyage en Orient, puis rédige ses Souvenirs, correspondent très exactement au triomphe de cet homme-clé de l’histoire ottomane des années 1830 qu’est Méhémet Ali. Nommé par la Sublime Porte gouverneur de l’Egypte en 1805, Méhémet vient de lancer une grande offensive contre le sultan Mahmoud II. Les mois durant lesquels Lamartine visite l’Orient coïncident avec ses plus grandes victoires.
Entre novembre 1831 et juin 1832, toute la Palestine, le Liban et la province de Damas tombent aux mains de son fils, Ibrahim Pacha. Entre juin 1832 et février 1833, Ibrahim vainc l’armée ottomane au nord de la Syrie, passe en Anatolie, occupe Konya, dernier rempart de l’Empire, et pousse jusqu’à Kutabia, à deux cent kilomètres de Constantinople. Français et Anglais interviennent pour qu’un accord soit signé entre les Turcs et les Egyptiens. C’est le triomphe de Méhémet et d’Ibrahim : par un traité signé le 29 mars 1833, le premier est confirmé comme gouverneur d’Egypte –le sultan l’avait destitué après la prise de Damas- et reçoit la Crète ; le second devient gouverneur de Syrie, de Cilicie et du Hedjaz. A plusieurs reprises, le voyage se fait l’écho de ce conflit majeur.
On s’attardera surtout ici sur la position adoptée par Lamartine dans l’affaire égyptienne. Car la France éprouve au même moment une véritable fascination pour Méhémet Ali. Il a lancé son pays sur la voie d’une modernisation spectaculaire. La France l’a très largement aidé dans cette entreprise. Il ose à présent défier la toute-puissance turque. Or le poète est loin de se ranger à cette opinion. Dans le Résumé politique, il déclare douter de la capacité de Méhémet à asseoir son autorité sur les populations qu’il a conquises. Ces dernières, constate-t-il, voient en lui non pas un libérateur, mais un « esclave heureux et rebelle »237 qui songe d’abord à son propre intérêt. Point important, Méhémet ne fait selon lui qu’alimenter l’anarchie dans toute la région : « celui-ci, affirme-t-il, ne civilise pas, il conquiert. Tout reste, en Egypte et en Syrie, sur le même pied de barbarie qu'avant son avènement »238.
A l’Afrique, séparée de facto de l’Empire, s’ajoutent les immenses territoires qui, du sud de l’actuelle Turquie aux rives de l’Océan Indien, de la Mer Rouge au Golfe Persique, forment l’Arabie. Lamartine perçoit cette dernière comme un espace vidé d’une population turque pourtant considérée comme dominante et suzeraine. Le décompte se veut serré et précis : Bagdad, Alep, Damas, Gaza, Alexandrette, Homs, Hama, « l’immense Caramanie »239, Constantinople, elle-même contiennent une population bigarrée d’Arabes, de Juifs, de Grecs, de Chrétiens, d’Arméniens, au sein de laquelle les Turcs, largement inférieurs en nombre, ne peuvent maintenir qu’une autorité de façade. « Le nombre des esclaves surpasse immensément le nombre des oppresseurs »240, assure le voyageur : à peine « deux ou trois millions » de Turcs dans cette immense région, semi-continentale.
Ce que Lamartine perçoit avec acuité, c’est surtout la manière dont l’aire syro-libanaise forme au cœur même de l’Empire une véritable poudrière, susceptible, à elle seule, de précipiter l’effondrement du pouvoir ottoman. En effet le voyage du poète coïncide aussi avec le moment où l’agitation, dans cette région sensible entre toutes, atteints son point le plus dramatique. A Damas, le pacha Sélim a été renversé par le peuple et massacré dans sa prison. La Syrie méridionale est devenue la propriété du scheik Hussein, devant qui la Sublime Porte a dû s’incliner. A ce titre, un des intérêts du Voyage en Orient est de nous offrir un vrai témoignage, sur Béchir II, l’émir du Liban depuis 1789. Le poète le rencontre personnellement durant le mois septembre 1832, dans son splendide palais de Deïr-el-Kamar. Il lui consacre de longues « Notes », rédigées à partir de sa propre visite, mais aussi de « vieilles chroniques arabes du désert de Damas ».
Que valent exactement ces notes ? Leur premier intérêt est évidemment historique. On connaît bien Méhémet Ali en Occident, mais moins Béchir. Lamartine veut profiter de son expédition dans le Chouf libanais pour porter à la connaissance de ses contemporains un certain nombre de faits relatifs à ce personnage. On le voit ainsi évoquer son glorieux ancêtre Abdalla et ses prouesses de jeunesse. Dans le même ordre d’idées, ces notes permettent d’insister sur le rôle central joué par Béchir dans le processus de démantèlement de l’Empire turc. Lamartine rappelle que l’émir Béchir a conclu une alliance avec Méhémet Ali, que les deux insurgés sont animés de la même haine à l’encontre de l’oppresseur stambouliote. Mieux encore, le voyageur sent à quel point Béchir constitue, pour son peuple, un véritable ciment, une sorte d’homme providentiel. Il a su unifier en un seul peuple Druses, Métualis, Maronites, Syriens et Arabes. Sa grande force, surtout, est d’être « de tous les cultes officiels de son pays ; musulman pour les musulmans, Druse pour les Druses, chrétien pour les chrétiens »241- même si sa famille fut d’abord chrétienne. En fait, Béchir possède face aux Turcs la puissance suprême, celle des âmes. Son palais contient une mosquée et une église, Béchir va tantôt à la prière musulmane, tantôt à la messe, selon les circonstances, Lamartine dit à ce sujet :
‘« Il y a chez lui des mosquées et une église ; mais depuis quelques années sa religion de famille, la religion du cœur est le catholicisme. Sa politique est telle, et la terreur de son nom si bien établie, que sa foi chrétienne n'inspire ni défiance ni répugnance aux Arabes musulmans, aux Druses et aux Métualis, qui vivent sous son empire. Il fait justice à tous, et tous le respectent également » 242 ’On remarque que l'émir Béchir se montre accueillant envers tous les persécutés, d’où qu’ils viennent, quelle que soit leur religion. C’est à cette autorité spirituelle que le Liban doit sa force. Le voyageur met ainsi l’accent sur la personnalité d’un adversaire mésestimé, et dont le rôle politique lui apparaît au contraire comme essentiel.
Cependant le fait majeur qui a vivement frappé Lamartine pendant son séjour en Orient, c’est l’absolue décadence de l’Empire ottoman, « L’orient s’écroule ; ce vaste et puissant Empire, n’est plus qu’une ombre, un nom, une capitale », « un turban posé sur la carte et gardant la place vide d’un empire »243. Lamartine présente une description saisissante de l’état social de la Turquie. Il montre que cet Etat n’est point formé d’une nation, mais de hordes, de peuplades étrangères les unes aux autres par les mœurs, les sympathies, la religion, sans aucun lien commun qui ressemble à du patriotisme : « les bandes indisciplinées traversant sous le nom d’armées de provinces qui fuient à leur approche, des peuplades errantes, pour que la tyrannie ne sache où les prendre, des plaines sans charrues, des mers sans navires, des terres sans possesseurs »244, il résume d’une phrase : « Ruines et désolations de toutes parts, voilà l’Empire ottoman ! Et cet Empire vaut à lui seul l’Europe entière : son ciel est plus beau, sa terre plus fertile, ses portes plus vastes, ses productions plus précieuses ; il contient 60.000 lieues carrées »245.
De cette situation lamentable, les Turcs sont responsables. Eux-mêmes sont parvenus à la plus complète décadence, « la Turquie périt faute de Turcs »246.
Comme conséquence nécessaire de cette anarchie sociale apparaît l’irrémédiable déclin politique. Le Sultan ne garde plus qu’une autorité méconnue, impuissante, sur ses immenses possessions qui tombent en lambeaux :
‘« Que reste-il ? Constantinople ! Constantinople, pressé d’un côté entre l’embouchure de la mer Noire, par où les Russes débouchent à toute heure, et l’embouchure des Dardanelles, par où les flottes anglaises et françaises peuvent à chaque instant déboucher : une capitale sans cesse assiégée, voilà l’Empire ottoman »247 ’Dès lors, d’où vient cette décadence ? Soucieux de mettre à jour la chaîne des phénomènes historiques et politiques, Lamartine s’interroge parallèlement sur les causes de la décadence ottomane. Nicolas Courtinat montre que selon Lamartine, l’affaiblissement de l’Empire tient à la « nocivité des pratiques politiques »248. Le poète ne ménage pas ses critiques vis-à-vis du système politique ottoman. Le régime pâtit surtout de l’inconstance de ses chefs, incapables de lancer des perspectives au-delà du moment présent : « on connaît mal en Europe la politique de l’Orient, on lui suppose des desseins, elle n’a que des caprices, des plans, elle n’a que des passions, un avenir, elle n’a que le jour et le lendemain »249. Ce phénomène touche en effet tous les dirigeants. Même le plan de conquête déclenché par Méhémet-Ali, loin d’être le résultat d’une vision politique de grande ampleur, doit être perçu comme le caprice d’un renégat qui suit sa bonne étoile. Même chose pour Béchir. Si ce dernier s’est rangé du côté des Egyptiens, c’est parce que son intérêt est de se rallier au vainqueur du moment. Il peut très bien, si Ibrahim-pacha venait à échouer dans ses offensives, se débarrasser sans scrupule de son ancien allié. Spontanée et changeante, opportuniste et fantasque, tels sont donc, selon Lamartine, les traits principaux de la vie politique en Orient.
Si l’Empire s’effondre politiquement, c’est aussi parce que son chef suprême a échoué partout, tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Lamartine s’efforce en effet dans son voyage de mettre en relief les aspects négatifs de la politique du sultan Mahmoud II, au pouvoir depuis 1808.
Sur le plan intérieur, l’un des grands actes politiques du sultan a été la liquidation des Janissaires, ce corps d’élite créé au XIVème siècle, et devenu au fil des années un véritable Etat dans l’Etat, s’opposant ouvertement, y compris par les armes, au pouvoir central. Soucieux comme toujours de donner vie aux grands événements du passé, Lamartine ne résiste point à une reconstitution de cet épisode sanglant. Il met en scène Mahmoud au moment de l’assaut final contre les Janissaires rebelles, s’avançant à la tête de ses hommes, au milieu d’une foule enragée : « seul, à cheval, risquant mille morts, mais animé de ce courage surnaturel qu’inspire une résolution décisive »250. Le sultan rejoint ainsi la cohorte de ces héros intraitables, sûrs de leur force surhumaine, animés d’une détermination sans faille dont Antar fournit le modèle archétypal. On pourrait croire que ces développements historico-romanesques préparent un hommage appuyé au sultan. Or, curieusement, Lamartine se montre plus que sceptique devant l’efficacité de cette « purge » à grande échelle. D’abord, cette dernière montre une fois de plus la rapidité avec laquelle les responsables politiques de l’Orient cèdent à leurs penchants les plus sanguinaires, « Cette mesure, écrit-il, n’a rien produit qu’une des scènes les plus sanglantes et les plus lugubres qu’aucun empire ait dans ses annales »251. Mais surtout, pour Lamartine, cette disparition du corps des Janissaires est beaucoup trop tardive. Elle ne peut plus rien sauver d’un empire depuis longtemps moribond :
‘« L’empire est délivré : le sultan, plus absolu qu’aucun prince ne le fut jamais, n’a plus que des esclaves obéissants ; il peut à son gré régénérer l’empire ; mais il est trop tard ‘..’ ; l’heure de la décadence de l’empire ottoman a sonné ; il ressemble à l’empire grec ; Constantinople attend de nouveaux arrêts du destin. ‘…’ la providence sait le jour où un dernier assaut, donné aux murs de Constantinople, ‘…’ couvrira de feu, de fumée et de ruines cette ville resplendissante, qui dort sous mes yeux son dernier sommeil »252 ’Pire encore, il n’hésite pas à épingler la volonté d’occidentalisation de l’Empire, pierre angulaire de la politique du Grand-Seigneur. Après avoir remarqué que la cour de Constantinople ressemblait davantage à une cour européenne qu’à une cour orientale, au nombre de gens qui s’y expriment en français, le voyageur s’étonne que la barbe du sultan, « noire et brillante comme le jais », soit « le seul reste du costume national qu’il ait conservé »253. Avec son pantalon, ses bottes, sa redingote, son « petit bonnet de laine rouge », « on le prendrait, au chapeau près, pour un Européen »254. Il en est de même de son entourage :
‘« Les costumes orientaux, le turban, la pelisse, le pantalon large, la ceinture, le cafetan d’or, abandonnés par les Turcs pour un misérable costume européen, mal coupé et ridiculement porté, ont changé l’aspect grave et solennel de ce peuple en une pauvre parodie des Francs. L’étoile de diamants qui brille sur la poitrine des pachas et des vizirs est la seule décoration qui les distingue, et qui rappelle leur ancienne magnificence »255 ’A force de vouloir vivre et penser à l’occidentale, la cour du sultan s’est métamorphosée en un vaste patchwork, où la noblesse des physionomies, la splendeur des costumes, tout ce qui faisait la grandeur, la solennité, la majesté du peuple turc cèdent désormais à un monde composite, dépareillé, hybride, condamné à une stérile et ridicule singerie. L’Orient de Mahmoud a bel et bien perdu une partie de sa poésie et de son âme.
Sur le plan extérieur, l’échec est tout aussi patent. Il faut rappeler ici que Mahmoud, dans sa fureur contre Méhémet-Ali et Ibrahim, a décidé au mois de février 1833, de se jeter dans les bras du plus vieil ennemi de son peuple, la Russie du Tsar Nicolas 1er. Celle-ci espère, grâce à l’aide qu’elle apportera à Istanbul, contrecarrer la formation d’un Etat égyptien puissant dans la région. Les troupes russes se sont rapidement installées sur les rives du Bosphore. Le 8 juillet 1833 est signé l’important traité d’Unkiar-Skelessi qui, sous couleur d’assurer une aide à la Turquie, place la Porte et ses détroits sous une manière de protectorat russe. Pour les Ottomans, l’humiliation est totale : la Porte devient de cette manière le vassal de la Russie, qui affirme sa prépondérance dans la région et prend une hypothèque sur l’Empire.
Lamartine, qui séjourne à Constantinople en mars 1833, a vu de ses yeux la flotte russe prendre position dans la Bosphore : « Je vois ici la flotte russe, comme le camp flottant de Mahomet II, presser de jouer davantage la ville et le port ; j’aperçois les deux des bivouacs des Kalmouks sur les collines de l’Asie. Les Grecs reviennent sous le nom et le costume des Russes »256, écrit Lamartine au même moment. Il suit l’affaire de près. Sur le moment, l’arrivée des Russes lui apparaît comme une véritable inféodation. Sensible à l’indignation que cette « protection honteuse »257 a fait naître dans l’ensemble du monde arabe, il affiche une fois encore son pessimisme sur la survie du régime. Dans le Résumé politique du Voyage, il s’attriste plus encore de cette « politique de désespoir et de faiblesse »258 qui consiste à s’appuyer sur son ennemi mortel pour combattre un sujet rebelle. Non que le poète ne croie pas en la bonne foi des Russes. Le comte Orloff l’a informé des ordres confidentiels du tsar : « Aussitôt les difficultés aplanies entre Ibrahim et le Grand-Seigneur, n’attendez pas un jour, ramenez ma flotte et mon armée »259. Mais il sait aussi que la Russie reviendra un jour dans la région, pour prendre sa part des territoires démantelés : « la nécessité y ramènera les Russes, que leur probité politique en éloigne un moment »260. S’ils partent, c’est en sachant qu’ils abandonnent provisoirement un allié moribond, déjà soumis à leur autorité, et qu’ils le dépèceront, le moment venu, comme une « proie ».
Mahmoud n’est donc pas le souverain charismatique dont l’Empire a besoin pour affronter la plus grave crise de son histoire. L’homme a des qualités, sans doute. Lamartine n’hésite point à rendre hommage à sa « mâle énergie »261, à sa « profonde sensibilité »262, et le dépeint comme un « homme de mœurs douces et de volupté »263. Mais l’impression finale reste négative, « si ‘Mahmoud’ était un véritable grand homme », conclut-il :
‘« il changerait sa destinée et vaincrait la fatalité qu’il l’enveloppe, il a tenté de grandes choses ; il a compris que son peuple était mort s’il ne le transformait pas ; il a porté la cognée aux branches mortes de l’arbre : il ne sait pas donner la sève et la vie à ce qui reste debout de ce tronc saint et vigoureux »264 ’Une autre caractéristique de la dimension historique et politique du Voyage est de nous plonger au cœur même de cette forme paroxystique et magique de la désunion qu’est la guerre. C’est là un trait remarquable de notre texte, que ne laisse guère soupçonner la prolifération des pages exaltées. Car l’Orient lamartinien n’est pas seulement le pays des palais étincelants, des odalisques et des narguilés. C’est aussi un continent qui vit au rythme des affrontements armés. De ce point de vue, les Souvenirs du poète ne craignent point de nous placer dans l’instantanéité même d’une histoire qui résonne du fracas des fusils et des canons.
C’est en Grèce tout d’abord que Lamartine découvre la guerre et son cortège d’horreurs. Il relève bien sûr les innombrables séquelles de la guerre d’indépendance, qui vient à peine de s’achever : plaines ravagées, forêts d’oliviers brûlées, murs renversés de Nauplie, rues et monuments d’Athènes pulvérisés par le feu des turcs… mais il s’afflige surtout des désastres causés par la guerre civile qui, au moment où il visite la Grèce, entre le 8 août 1832, date de son arrivée à Nauplie, et le 22 août, jour où l’Alceste quitte le Pirée pour Rhodes, enflamme tout le pays. La Correspondance de juillet et d’août 1832 nous en fournit déjà un témoignage pathétique : « la Grèce est, dans ce moment, d’après les nouvelles d’ici, à feu et à sang »265, écrit le poète dans une lettre de juillet 1832, « impossible de sortir des murs sans être pillés et massacrés »266. « Dedans et dehors, sur terre et sur mer », raconte-t-il à Virieu, « tout y est ruine, dévastation, brigandage, incendie, meurtre et pillage, anarchie la plus complète et la plus horrible que l’œil puisse contempler »267. Le Voyage fait directement écho à la correspondance. La guerre y est perçue comme tragiquement proche, presque tangible dans sa hideuse réalité :
‘« Nous entendons les coups de fusil des Klephtes, des Colocotroni, qui se battent de l’autre côté du golfe contre les troupes du gouvernement. On apprend, à chaque courrier qui descend les montagnes, l’incendie d’une ville, le pillage d’une plaine, le massacre d’une population »268. ’Source d’une violence sans pareille, la guerre imprime sur le visage des Grecs un masque repoussant. A Nauplie, « les physionomies sont belles, mais tristes et féroces »269. Les soldats grecs « portent l’empreinte de la misère, du désespoir et de toutes les passions féroces que la guerre civile allume et fomente dans ces âmes sauvages »270. La guerre a surtout pour effet de recouvrir tout le pays d’un immense suaire livide :
‘« Je n’écris rien : mon âme est flétrie et morne comme l’affreux pays qui m’entoure ‘….’, cette terre de la Grèce n’est plus que le linceul d’un peuple : cela ressemble à un vieux sépulcre dépouillé de ses ossements, et dont les pierres mêmes sont dispersées et brunies par les siècles. Où est la beauté de cette Grèce tant vantée ? Où est son ciel doré et transparent ? »271 ’Mais c’est surtout en Syrie, théâtre d’une lutte terrible, on l’a vu, entre Ibrahim pacha, bras armé de son père Méhémet, et le sultan Mahmoud, que Lamartine côtoie de près la guerre. Là encore, le récit vibre jour après jour au rythme du conflit. Certaines pages rendent compte de la progression des armées égyptiennes, ou des rumeurs circulant au sujet d’une éventuelle défaite d’Ibrahim. Parmi les lieux de bataille, c’est Saint-Jean-d’Acre qui retient au premier chef l’attention du voyageur. Lamartine découvre la ville en octobre 1832. Elle a subi pendant plusieurs mois les assauts d’un terrible siège. Saisi d’épouvante devant l’ampleur des destructions et des massacres, le poète jette une lumière crue sur la sauvagerie de la guerre : Acre est saignée à blanc ; tout, ou presque est détruit ; des cadavres en état de décomposition avancée chargent l’air d’émanation fétides, des ossements humains jonchent le sable, rongés par « des bandes de chiens sauvages, de hideux chacals, et d’oiseaux de proie »272 qui se disputent des lambeaux de chair humaine ; on jette chaque jour hors des murs de nouveaux cadavres, qui s’entassent lamentablement au fond du golfe tout proche. Acre joue donc un rôle important dans l’itinéraire lamartinien. A elle seule, elle catalyse toutes les horreurs de la guerre.
De même, il est resté stupéfait de la faiblesse, de l’incurie, de la négligence du gouvernement ottoman, en 1833. Il a vu la Porte abandonner l’intrépide garnison de Saint-Jean-d’Acre et la laisser succomber après un siège d’un an, il a vu les soldats turcs fuir à Homs, à Koniah, il a vu enfin le Sultan, menacé dans sa capitale, se jeter dans les bras de la Russie et ne devoir son salut qu’a l’intervention européenne :
‘« Mahmoud n’est qu’un homme de cœur : le génie lui manque ; il assiste vivant à sa ruine, et rencontre des obstacles partout où un esprit plus vaste et plus ferme trouverait des instruments ; il en est réduit enfin à s’appuyer sur la Russes, ses ennemis immédiats »273 ’Lamartine s’efforce en effet dans son Voyage de mettre en relief les aspects négatifs de la politique du Sultan Mahmoud II. On constate que Lamartine est convaincu de l’effondrement du régime ottoman. Il médite longuement sur les causes de son déclin : tyrannie, violence barbare, manque de charisme de ses chefs…. Dès lors, en face de l’effondrement de l’Empire ottoman quel est le projet politique de Lamartine ? Quels sont les objectifs à long terme ? Quelle est la stratégie mise en œuvre pour atteindre les objectifs ?
Jean-Claude Berchet, LeVoyage en Orient, op. cit., p. 17.
Montesquieu, De l'Esprit des Lois, texte établi et présenté par Jean Berthe de la Gressaye, Paris, les Belles Lettres, 1950, Livre troisième, chapitre IX, p. 65.
Volney, Les Ruines, ou Méditations sur les révolutions des Empires, texte presenté par Jean Tulard, collection « Ressources », Paris, Genève, 1979, p. 15.
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, t. II, op. cit., p. 49.
Ibid., p. 63.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, nouvelle édition, critique établie, présentée et annotée par Jean-Claude Berchet, Paris, Bordas, coll. classiques Garnier, 1998, t. II, p. 217.
Chateaubriand, « Mémoire : [sur l’Orient] : Lettre à M. le Comte de la Ferronays », dans Mémoires d'outre-tombe, t. III, op. cit., Livre Vingt-neuvième, chapitre 13,p. 246-247.
Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 358.
Ibid., t. VIII, p. 252.
Ibid., p. 247.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 248.
Lamartine, « Discours du 8 janvier 1834 », citée par Pierre Quentin-Bauchart, dans Lamartine et la politique étrangére, op. cit., p. 388.
Ibid., p. 249.
Ibid., p. 251 .
Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 248.
Ibid.
Lamartine, « Discours du 4 janvier 1834 », cité par Pierre Quentin-Bauchart, dans Lamartine et la politique étrangère, op.cit.,p. 281-282.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 283.
Ibid.
Nicolas,Courtinat, Philosophie histoire et imaginaire, op. cit., p. 271.
Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 57.
Ibid., p. 360.
Ibid.
Ibid., p. 361-362.
Ibid., p. 408.
Ibid.
Ibid., p. 405.
Ibid., p. 361-362.
Ibid., p. 409.
Ibid., t. VIII, p. 252.
Ibid., t. VII, p. 403.
Ibid.
Ibid., p. 409.
Ibid.
Ibid., p. 422.
Ibid., p. 409.
Lamartine, Correspondance de Lamartine, t. III, op. cit., p. 284.
Ibid.,p. 285 .
Ibid., p. 287.
Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 112.
Ibid., p. 110.
Ibid., p. 112.
Ibid., p. 115.
Ibid., t. VII, p. 61.
Ibid., t. VIII, p. 252.