Vaste projet politique

La ruine de la souveraineté turque est nette non seulement au Moyen Orient, Arménie, Liban, Arabie Séoudite actuelle, mais encore dans tout le continent africain, Egypte, Afrique du Nord. En grand diplomate qu’il veut ou qu’il prétend être, Lamartine comprend que le vide politique qui se crée ainsi va susciter des ambitions chez les puissances européennes. En face de l’agonie manifeste de l’Empire Ottoman, quelle ligne de conduite la France doit-elle donc adopter ? Quels doivent être logiquement le plan et l’action européens ? Dès lors se pose le problème :

‘« Faut-il faire la guerre à la Russie pour l’empêcher d’hériter des bords de la mer Noire et de Constantinople ? Faut-il faire la guerre à l’Autriche pour l’empêcher d’hériter de la moitié de la Turquie d’Europe ? Faut-il faire la guerre à l’Angleterre pour l’empêcher d’hériter de l’Egypte et de sa route des Indes par la mer Rouge ? à la France pour l’empêcher de coloniser la Syrie et l’île de Chypre ? A la Grèce pour l’empêcher de se compléter par le littoral de la Méditerranée et par les belles îles qui portent sa population et son nom ? A tout le monde enfin, de peur que quelqu’un ne profite de ces magnifiques débris ? Ou bien fau-il nous entendre, et les partager pour que la race humaine s’y multiplie, y grandisse et que la civilisation s’y répande ? »274

Pour Lamartine, cependant, la réponse n’est pas douteuse. Si l’on fait la guerre, on aura les maux et les ruines qu’elle comporte, avec au bout du compte, après des flots de sang versés, un résultat identique, l’occupation par la Russie des bords de la mer Noire et de Constantinople par l’Autriche, de la Serbie, de la Bulgarie et de la Macédoine, par l’Angleterre : « L’Europe aura reculé au lieu de suivre son mouvement accéléré de civilisation et de prospérité, et l’Asie sera restée plus longtemps morte dans son sépulcre »275 . Quelle est donc la solution ? Pour Lamartine, le point de vue humanitaire prime. Pierre Quentin-Bauchart affirme que « l’originalité des vues du poète diplomate consiste beaucoup dans la place qu’il réserve aux idées d’humanité et de progrès »276 ; quelques pages plus tard il constate que Lamartine « voyait dans la guerre l’ennemie de la liberté et de la démocratie, comme de l’humanité »277. C’est pour cela qu’on peut dire que l’écrivain voyageur préconise le partage de l’Empire Ottoman en zones d’influence au profit des puissances européennes ; il croit en effet qu’un congrès suffirait pour trancher tant de questions brûlantes, pour satisfaire tant d’ambitions anciennes :

‘« Voici ce qu’il y a à faire : rassembler un congrès des principales puissances qui ont des frontières avec l’empire ottoman, ou des intérêts sur la Méditerranée ; établir, en principe et en fait, que l’Europe se retire de toute action ou influence directe dans les affaires intérieures de la Turquie, et l’abandonne à sa propre vitalité et aux chances de ses propres destinées, et convenir d’avance que, dans le cas de la chute de cet empire, soit par une révolution à Constantinople, soit par un démembrement successif, les puissance européennes prendront, chacune à titre de protectorat, la partie de l’empire qui lui sera assignée par les stipulations du congrès »278

Ici réapparaît donc l’idée fondamentale qui sert de base à toute la conception de Lamartine. Mais son plan ne sera applicable que lorsque l’Empire Ottoman se sera effondré de lui-même. Il cherchait à résoudre la question orientale d’une manière qui profite à toutes les puissances européennes intéressées sur la Méditerranée. Dans son introduction, déjà mentionnée, Sarga Moussa dit à ce sujet  : « Déduisant à tort de l’affaiblissement de l’empire ottoman la disparition prochaine de celui-ci, Lamartine imagine, dans son Résumé politique du Voyage en Orient, un ensemble de protectorats européens »279. Ici, il produit un plan d’organisation de l’Orient délivré des Turcs. L’idée fondamentale en est le maintien de l’équilibre européen, Moussa affirme que Lamartine « plaide pour une politique concentrée de la France avec les puissances occidentales, désireux que son pays obtienne sa part du gâteau oriental…. »280. C’est donc le partage. Loin d’y voir une atteinte à l’équilibre des puissances, il propose à la chambre d’adopter les cinq principes fondamentaux suivants, qu’il faudra faire reconnaître par un congrès, comme le montre ce passage de Pierre Quentin-Bauchart dans Lamartine et la politique étrangère :

‘« 1° Qu’aucune puissance isolée ne pourra intervenir dans les événements de l’Orient qui suivront immédiatement la chute de l’empire.
2° Qu’un protectorat général et collectif de l’Occident sur l’Orient sera admis comme base d’un nouveau système politique européen ;
3° Que les premières conditions de ce nouveau droit public seront l’inviolabilité des mœurs et des droits de souveraineté partielle, établis, préexistants dans ces contrées.
4° Que pour régulariser ce protectorat général et collectif, la Turquie d’Europe et la Turquie asiatique, ainsi que les mers, les îles et les ports qui en dépendent, seront distribués en protectorats partiels, et que ces protectorats seront affectés, selon des conventions subséquentes, aux différentes puissances européennes ;
5° Qu’en cas de guerre entre les puissances de l’Europe, protectrices de ces provinces, les protectorats d’Orient resteront dans une complète neutralité perpétuelle »281

La première disposition est une conséquence naturelle de l’équilibre et de partage qui est le point de départ du projet, « il est d’ailleurs à remarquer qu’elle s’est établie tacitement dans le droit européen, et que, depuis l’époque où Lamartine la formulait, les différentes questions soulevées en Orient ont toujours été réglées par le concert des puissances »282. On remarque que Lamartine, guidé par des idées de liberté, de justice, de respect des droits des nationalités, en vient à adopter le système des protectorats, que les Etats européens se sont trouvés amenés à pratiquer depuis par des raisons utilitaires. Il veut écarter, en droit et en fait, tout semblant de conquête : « Cette crainte de peser sur le libre-arbitre des populations protégées l’amène même à édifier toute une organisation »283.

D’abord, la suzeraineté européenne ne portera aucune atteinte aux droits des souverainetés locales ; elle les défendra au contraire contre les invasions, les démembrements, les déchirements et l’anarchie, « ces protectorats ‘…’ ne porteront pas atteinte aux droits de mœurs et d’intérêts, préexistant dans les provinces protégées »284. Remarquons de suite, cependant, que ces devoirs mêmes impliquent, de la part de la puissance protectrice, une intervention assez profonde dans les affaires de l’Etat protégé. Cette intervention diminuera sensiblement l’indépendance de ce dernier et aboutira, en fin de compte, au système actuel du protectorat, qui n’est guère qu’un acheminement vers l’annexion pure et simple, et un moyen commode de gouverner des pays de mœurs différentes des mœurs européennes. Lamartine se voit d’ailleurs forcé de comprendre, dans la suzeraineté de l’Etat européen, « le droit d’occuper telle partie du territoire ou des côtes, pour y fonder, soit des villes libres, soit des colonies européennes, soit des ports et des échelles de commerce »285. On peut dire que Lamartine lance donc un véritable appel à la colonisation, en des termes d’une violence inouïe. Cet appel est repris dans son discours du 1er juillet 1839 : « A la Russie, la mer Noire et Constantinople ; à l’Autriche, la Serbie et la Macédoine ; à l’Angleterre, l’Egypte, route des Indes  ; à la France resteraient la Syrie et Chypre »286.

Nous constatons qu’il préconise le partage de l’Empire Ottoman en zones d’influence au profit des puissances européennes. Si certaines résistent, Lamartine se décidera, bien malgré lui, à les réduire par les moyens doux, c’est-à-dire par la famine : « Ces difficultés, écrit-il, ne devront point être résolues par la force, mais par la seule excommunication temporaire d’avec le reste des territoires protégés. La cessation du commerce est pour l’Orient la cessation de la vie »287 et il ajoute : « le repentir amènera bien vite la réconciliation »288.

Mais les actuels propriétaires, les Turcs, que deviendront-il ? Lamartine nous répond qu’elle formera tout naturellement l’une des nations protégées, et « elle sera trop heureuse que cette égide la couvre contre la vengeance et les agressions des peuples qui lui furent soumis »289.

En réalité, Lamartine est loin de souhaiter une guerre, qu’il imagine meurtrière. Il n’a jamais proposé de guerre contre la Turquie. Au contraire, il en repoussait l’idée avec horreur, et sa principale utopie consistait précisément à vouloir bouleverser le monde sans verser une goutte de sang. On remarque qu’il n’y a pas un coup de canon à tirer, pas une violence, pas un déplacement de population, pas une violation de religion ou de mœurs à autoriser. Il n’y a qu’une résolution à prendre, une protection à promulguer. « Si le plan que je conçois et que je propose, écrit-il, devait entraîner la violence, l’expatriation, l’expropriation forcée de ce débris d’une grande et généreuse nation, je regarderais ce plan comme un crime »290. Louis Le Guillou nous dit à propos du Résumé politique du Voyage en Orient :

‘« Je ne pense pas personnellement que toutes les idées de Lamartine soient –à beaucoup près- géniales ou prophétiques, y compris celles exprimées dans ce Résumé politique. Ce qui m’a frappé dans cet opuscule -à côté de l’habileté profonde du diplomate- c’est cette lucidité dans l’analyse des conséquences de la Révolution française, cette apologie de ce que la colonisation pouvait avoir de meilleur dans le respect, l’amitié et la compréhension des nations colonisées et colonisatrices, cette prise de conscience –peu claire encore mais bien sentie- que le Tiers-Monde, comme nous dirions de nos jours, profitera plus des techniques de la ‘coopération’ que de la rivalité des grandes puissances et qu’il a plus besoin encore d’affection et d’amour que de conseils »291

Ces idées, que Lamartine exprimait dans son Voyage en Orient, qu’il répéta à la tribune pendant six ans, étaient bien l’expression d’une conviction profonde ; ces préoccupations d’humanité, de progrès, de paix, sont bien les principes caractéristiques qui guident la conduite de Lamartine.

Lamartine se donne vingt ans pour voir les « millions d'hommes » qui peuplaient l'Empire « marcher, sous l'égide de l'Europe, à une civilisation nouvelle ». Il est clair que le voyageur est persuadé du bien-fondé de son programme. On le sent fier de présenter au monde une grande idée, grâce à laquelle, l'Orient gagnera en liberté, en prospérité, en civilisation, mais aussi l'Europe dont « la force » se verra « renouvelée » grâce aux ressources extraordinaires qu'elle trouvera pour son commerce, sa flotte, dans ces nombreuses « colonies inférieures à fonder ». Le Résumé politique s'achève dans la certitude d'un avenir radieux : « Quel tableau, quel avenir pour les trois continents ! Quelle sphère sans bornes d'activité nouvelle pour les facultés et les besoins qui nous rongent ! »292.

On constate que ce vaste programme est bien sûr intéressant à plus d'un titre. D'un point de vue strictement documentaire, il porte témoignage des préoccupations des nations européennes devant l'un des problèmes politiques les plus complexes du XIXème siècle, et qui menaçait à lui seul l'équilibre du monde.

Notes
274.

Ibid., p. 253-254.

275.

Ibid., p. 254-255.

276.

Pierre Quentin-Bauchart, Lamartine et la politique étrangère, op. cit., p. 390.

277.

Ibid., p. 418.

278.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 255.

279.

Sarga Moussa, « Introduction du Voyage en Orient de Lamartine », op. cit., p. 22.

280.

Ibid.

281.

Pierre Quentin-Bauchart, Lamartine et la politique étrangère, op. cit., p. 396.

282.

Ibid., p.397

283.

Ibid.

284.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 255.

285.

Ibid.

286.

Pierre Quentin-Bauchart, Lamartine et la politique étrangère, op. cit., p.409.

287.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 257.

288.

Ibid.

289.

Ibid., p 258.

290.

Ibid.

291.

Louis Le Guillou, « Le Résumé politique du Voyage en Orient », dans Lamartine Le Livre du Centenaire, études recueillies et présentées par Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1971, p. 54.

292.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 260.