Le rencontre avec le monde Bédouin

Le récit de Fatalla Sayeghir

Cet empire moribond, Lamartine l’a donc parcouru physiquement. Il l’a vu souffrir, décliner dans sa chair même, dans ses paysages comme dans ses hommes. Mais le témoignage le plus original, sans doute, des dislocations de l’Empire turc reste le long Récit du séjour de Fatalla Sayeghir chez les Arabes errants du grand désert, qui occupe une place non négligeable dans la vision lamartinienne de l’histoire. Sarga Moussa constate que le Récit de Fatalla Sayeghir : « occupe 247 pages dans l’édition originale du Voyage en Orient, et se présente à la fois comme un document important sur les Bédouins, et comme un texte intégré au récit de voyage de Lamartine »293.

Pour comprendre le sens et la portée de ce texte, il est indispensable d’avoir à l’esprit un certain nombre de faits historiques, et de remonter d’abord à la période napoléonienne, aux environs de l’année 1808. A cette époque Napoléon est à l’apogée de sa gloire, il aimerait étendre son influence sur l’Orient, poursuivant ainsi les buts de la campagne d’Egypte de 1798. De nombreux agents secrets sont envoyés dans la région pour recueillir des renseignements de tous ordres. Parmi eux se trouve le marquis Lascaris de Vintimille, qui se voit affecté par l’Empereur d’une mission secrète  : pénétrer au cœur des tribus bédouines du Moyen-Orient, gagner leur amitié « les réunir tous dans une même cause »294 et les aider à se soulever contre le sultan, précipitant ainsi la dislocation de l’Empire turc.

Qui est exactement ce Lascaris ? Né en 1774, fasciné par le génie de Napoléon, il l’accompagne en Orient et occupe plusieurs postes, en Egypte, en Syrie, où il prépare peut-être le terrain au projet oriental de l’Empereur, « 'pressentant' que là il y avait à conquérir, à fonder, à rénover : que le grand homme qui y apporterait l’organisation et l’unité ferait bien plus qu’Alexandre »295. C’est une personnalité forte et originale, Nicolas Courtinat affirme que « Lamartine le présente comme un confident de Napoléon »296.

Fatalla Sayeghir, quand à lui, est né vers 1790 à Alep. C’est là, nous dit-il dans son récit, qu’il rencontre un jour Lascaris, au cours d’un dîner. Les deux hommes sympathisent. Fatalla donne même des leçons d’arabe à son nouvel ami. Un jour, ce dernier lui propose de partir avec lui en tournée commerciale, à l’unique condition qu’il lui jure une obéissance totale et qu’il ne l’interroge pas sur ses agissements, même s’ils lui paraissent étranges, Fatalla accepte. Ce qui ne devait être qu’un simple voyage d’affaires se transforme en une véritable odyssée de plus de cinq années, durant lesquelles les deux parcourent la Syrie, la Jordanie, l’Irak. Après la chute de Napoléon, Lascaris craint pour sa vie, et obtient la protection britannique. Il meurt au Caire « seul, inconnu, abandonné »297, peut-être victime d’un empoisonnement. Fatalla, qui a tout perdu avec la mort de Lascaris, revient auprès de sa mère, à Lattaquié. Hanté par le souvenir de ses aventures, il décide d’écrire ses Mémoires. C’est à Homs, quelques semaines après leur départ, que Lascaris demande à Fatalla de « tenir un journal de tout exact -'de leur vie bédouine'-, en arabe, afin qu’il pût lui-même le traduire en français. Depuis »298, continue-t-il « je pris des notes qu’il transcrivait soigneusement chaque jour et qu’il me rendait le lendemain. Je les réunis aujourd’hui dans l’espoir qu’elles pourront être utiles un jour, et m’offrir une légère compensation à mes fatigues et à mes peines »299.

C’est par son drogman, Joseph Mazolier, qui connaissait l’existence de Fatalla, que Lamartine entend parler de ce manuscrit. Il l’achète en 1833.

‘« Pensez-vous, disais-je à M. Mazolier, que ce jeune homme consentît à me les vendre ? Je le crois, reprit-il, je le crois d’autant plus, qu’il m’a souvent témoigné le désir de les offrir au gouvernement français. ‘….’. Quelques mois se passèrent avant que la réponse de Fatalla Sayeghir me parvînt. Rentré à Bayruth, j’envoyai mon interprète négocier directement l’acquisition du manuscrit à Latakie. Les conditions acceptées et la somme payée. M. Mazolier me rapporta les notes arabes. Pendant le cours de l’hiver, je les fis traduire, avec une peine infinie, en langue franque, je les traduisit plus tard moi-même en français, et je pus faire jouir ainsi le public du fruit d’un voyage de dix ans, qu’aucun voyageur n’avait encore accompli »300

La vente de ses souvenirs change du tout au tout la vie de Fatalla, qui vit désormais comme interprète des voyageurs européens, rédigeant même un ouvrage sur les bédouins. Grâce à l’intervention de Lamartine, il obtient un poste d’agent consulaire à Alep.

Joseph Chelhod, à qui l’on doit la première grande traduction moderne du récit301, et, après lui, Sarga Moussa302, ont insisté sur les défauts de la version publiée par Lamartine dans son Voyage. Traduit par Mazolier, en langue franque, dans un mélange de turc, d’arabe et de langue romane, il est ensuite remanié par Lamartine.

‘« Lamartine négocia alors l’achat des Mémoires de Sâyigh dont il assura la traduction française. Il va de soi que cette entreprise ne pouvait être l’œuvre du grand poète français. D’ailleurs, il nous dit lui-même comment il a réussi à mener à bien une tâche aussi délicate. Il fit traduire les notes en langue franque, un sabir étrange où se mêlent le français, l’italien, l’espagnol, l’arabe et le turc. Elles furent rédigées ensuite en français, et c’est Lamartine lui-même qui y mit la touche finale. Y a-t-il lieu de s’étonner si la version publiée dans le Voyage en Orient comporte de nombreuses et grossières erreurs, on y remarque aussi de multiples omissions et parfois même des rajouts. ‘…’ Lamartine a su, malgré tout, conserver au récit sa couleur locale bédouine »303. ’

Les modifications les plus spectaculaires affectent le personnage de Lascaris lui-même, à qui Lamartine rend les prérogatives que lui avait retirées Fatalla dans ses Mémoires. Le poète n’hésita pas à réécrire l’histoire à sa façon en gommant les excès de l’agent de Napoléon, en supprimant certaines allusions désobligeantes, en retouchant son portrait pour en faire « un héros acceptable »304.

On se limitera ici aux temps forts de ce récit foisonnant, surchargé de péripéties. Ayant quitté Alep le 18 février 1810, les deux voyageurs se livrent à leurs activités mercantiles. Ils commencent à bien connaître les coutumes bédouines. Leur périple les conduit jusqu’à Palmyre, et, de là, chez les Bédouins de la redoutable tribu El-Hassnné, dont le chef est l’émir Méhanna. Bientôt Lascaris, qui a avoué à Fatalla le véritable objet de sa mission, dévoile la partie la plus secrète de son plan : il veut donner au grand drayhy Ebn-Chahllan, chef de la tribu El Dualla, célèbre pour ses « talents militaires » et son « courage redoutable »305, la suprématie sur toutes les tribus bédouines. Ces dernières se trouveraient ainsi rassemblées, unifiées de force, et prêtes à conclure un pacte avec une grande armée de cent mille hommes, qui viendrait franchir le désert « des côtes de la Syrie aux frontières des Indes »306 et aider au renversement du sultan.

Le drayhy, qui, « aime la grandeur et les difficultés », et veut « soumettre tout à sa domination »307, se laisse facilement gagner par les projets de Lascaris et de Fatalla. Ce dernier gagne sa confiance, devient son secrétaire et son conseiller. Il s’emploie à convaincre les autres tribus de se joindre à lui pour mener une lutte sans merci contre les Ottomans. Fatalla en personne négocie et signe les traités d’alliance. Le drayhy combat les tribus qui refusent son autorité. Fatalla déploie une activité intense, parfois au péril de sa vie, pour obtenir le soutien des différents chefs. Une alliance des tribus bédouines est finalement réalisée depuis le désert de Syrie jusqu’à la frontière orientale de l’Iran. Mais la débâcle de Napoléon en Russie met fin au rêve de Lascaris. Rongé par le chagrin, ce dernier parvient, grâce à un passeport anglais, à se rendre au Caire, où il meurt. Fatalla est au désespoir. Il revient auprès de sa famille, à Lattaquié : « plus malheureux et moins riche que lorsque je l’avais quitté, en partant d’Alep pour la première fois »308.

Ce rapide survol permet de saisir d’emblée la portée historique du récit de Fatalla : ayant pour mission de réunir tous les Bédouins dans une guerre de libération contre la domination Ottoman. Les Mémoires de Fatalla nous font donc vivre l’histoire sur un nouveau plan énonciatif, en nous invitant à découvrir de l’intérieur l’éclatement de l’Empire, à travers le regard d’un personnage immergé dans le monde bédouin. Grâce à ce récit en effet, on suit pas à pas la formation de la coalition, avec ses tâtonnements, des réussites, ses échecs. On découvre l’énergie déployée par Fatalla pour organiser de véritables conférences au sommet, multiplier les « ambassades », durant lesquelles il doit user de persuasion et de ruse pour convaincre les uns ou forcer les autres à rejoindre la ligue. Il doit affronter mille dangers, traverser les déserts, où il manque à plusieurs reprises de mourir d’épuisement, s’introduire parmi des tribus farouches qui l’accueillent parfois en ennemi. On assiste donc pas à pas aux préparatifs d’une révolte, d’une sécession de grande envergure, réalisée à l’échelle d’un Empire, par l’intermédiaire d’un personnage doté d’un véritable relief, tant psychologique que politique. On y découvre aussi la duplicité des Turcs, qui essaient de profiter des divisions des tribus bédouines pour les dresser les unes contre les autres. Lascaris s’adresse en ces termes à Nasser, allié des Osmanlis : « Ne vous fiez pas aux promesses des Turcs’..’. L’intérêt du gouvernement turc est de détruire les Bédouins ; n’étant pas assez fort pour le faire par lui-même, il veut vous armer les uns contre les autres. Prenez garde d’avoir à vous en repentir un jour »309. On voit les manœuvres des puissances étrangères, comme l’Angleterre, qui, d’un côté, finance les Wahhabis, et de l’autre cherche à réunir les Bédouins de Syrie par l’intermédiaire de Lady Stanhope, dont, au passage, on découvre les fonctions d’agent secret. On perçoit l’écho des conflits qui ravagent la région.

Notes
293.

Sarga Moussa, La Relation orientale, op. cit., p129.

294.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 70.

295.

Ibid., p. 3.

296.

Nicolas Courtinat, Philosophie histoire et imaginaire, op. cit., p. 284.

297.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 5.

298.

Ibid., p. 18.

299.

Ibid.

300.

Ibid., p.5.

301.

Joseph,Chelhod, Le désert et la gloire  : Les Mémoires d’un agent syrien de Napoléon, par Fathallah Sâyigh, Paris Gallimard, 1991.

302.

Sarga Moussa, La Relation orientale, op. cit., p. 129.

303.

Joseph Chelhod, Le désert et la gloire, op. cit., p. 23.

304.

Sarga Moussa, La Relation orientale, op. cit., p. 135. Sur les modifications introduites par Lamartine, voir les pages 132-136.

305.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VIII, op. cit., p. 74.

306.

Ibid., p. 116.

307.

Ibid., p. 90.

308.

Ibid., p. 198.

309.

Ibid., p. 48.