L'importance des Mémoires de Sayeghir

Le récit de Fatalla fait office de document historique à part entière, c’est surtout parce qu’il nous offre un tableau irremplaçable du monde bédouin dans les débuts du XIXème siècle. En dehors des informations d’ordre démographique -les bédouins formeraient une population d’environ quatre millions d’âmes-, Fatalla fournit maints renseignements sur tout ce qui touche à la vie tribale. L’habitat est décrit avec précision, ainsi que les repas. On apprend beaucoup sur la caravane et son organisation, et sur la vie quotidienne d’une façon générale : chasse, pillage, difficultés à survivre dans le désert. Les mœurs font également l’objet d’une étude attentive. Simple et franc, le Bédouin est capable d’endurer les pires souffrances. Il manie assez bien l’art de la parole –certains « cultivent la poésie », « ont de l’instruction »310. Il croit volontiers à la sorcellerie et à la magie. Les informations les plus abondantes concernent les rites de la guerre. Les chefs se font parvenir des lettres de menaces. Des cavaliers sont chargés de porter les messages d’une tribu à l’autre. Les affrontements sont d’une férocité inouïe, souvent au corps à corps et à l’arme blanche.

Nul ne saurait donc contester la richesse de l’apport que peut fournir le Récit de Fatalla Sayeghir à l’historien de l’Orient, de l’Empire ottoman, de la politique des grandes puissances à l’égard des populations bédouines à l’aube du XIXème siècle. Mais le plus intéressant est que tout, dans ce texte, est également propre à séduire un amateur de littérature et de poésie. Nicolas Courtinat dit à ce sujet :

‘« En effet l’histoire, dans les souvenirs de Fatalla, ne nous arrive pas sous la forme de faits bruts. Elle nous revient figurée, médiatisée à travers le filtre d’une sensibilité et d’une écriture. Elle se déplace donc subrepticement du côté de la littérature, pour s’adresser à l’imaginaire. Le Récit de Fatalla Sayeghir participe d’abord de cette poésie de l’Ailleurs partout présente dans le Voyage. Comme pour le Poème d’Antar, Lamartine, grâce à Fatalla, ouvre à ses contemporains les portes de l’insolite et du mystère. Il nous plonge dans ce monde riche d’étrangeté qu’est le désert. D’emblée, ce dernier séduit par sa dualité : on y rencontre le vide, la fécondité, l’énergie d’une population avide d’émancipation. Lieu ouvert, le désert figure l’Absolu, l’infini des possibles. C’est un lieu initiatique, également, où Fatalla va renaître autre. La fonction dépaysante et évasive du récit de voyage joue ici à plein »311. ’

Mais on peut ajouter que Lamartine nous invite aussi à un véritable voyage au pays des genres. Le Récit de Fatalla Sayeghir est moins une autobiographie ou un journal qu’un roman d’aventures. Arrachés à leur milieu d’origine, les deux héros lancent un défi au sort et au danger. Ils se projettent vers le monde et vers l’avenir. Leur vie est faite d’extraordinaire, d’imprévu, de merveilleux. D’ailleurs le motif central du voyage permet de multiplier lieux, rencontres, personnages, péripéties et rebondissements. Comme dans toute quête aventureuse, Fatalla se mesure avec des obstacles, traverse mille dangers, manque de mourir à plusieurs reprises. Les lieux eux-mêmes, désert, prison, grotte où Fatalla manque de se faire assassiner, sont typiques du récit d’aventures, tout comme les embuscades, les combats, les trahisons, les coups de théâtre en constituent les ingrédients traditionnels.

En tant que récit d’aventures, les Mémoires de Fatalla s’ouvrent aux sollicitations d’autres genres proches ou connexes. Le fait que Lascaris soit un agent double travaillant pour une puissance étrangère apparente le récit à quelque « roman d’espionnage » avant la lettre. Lascaris et Fatalla sont obligés de changer le nom, le premier se faisant appeler Scheik-Ibrahim el Cabressi « le Chypriote », et le seconde Abdallah el Khatib « l’écrivain ». Tous deux se fondent dans les tribus bédouines et les utilisent à des fins politiques. La quête de renseignements sur les diverses tribus placent le récit dans une atmosphère dominée par l’occulte et le mystère.

Outre sa valeur exceptionnelle, tant sur le plan géographique qu’ethnographique, ce document est unique, véritable « classique de la civilisation du désert »312. Inclure le journal de Fatalla dans sons propre récit de voyage, c’est donc pour le narrateur du Voyage en Orient, jouer sur deux tableaux à la fois : en se servant de ce narrateur-relais qu’est le drogman, il offre aux lecteurs un regard privilégié sur les Bédouins sans devoir entrer lui-même en contact avec ceux-ci. Tout à la fois attirante et effrayante, la rencontre avec le monde bédouin constitue un problème, qui est ici résolu par un « transfert » narratif.

On peut dire que Lamartine n’envisage guère de séparer les peuples, les destinées, les continents. Dans son esprit, l’avenir de l’Orient est lié à celui de l’Occident :

‘« Au moment même », où la grande crise civilisatrice a lieu en Europe ‘…’ un grande vide s’offre là au trop-plein des populations et des facultés européennes. L’excès de vie qui va déborder chez nous peut et doit s’aborder sur cette partie du monde : l’excès de forces qui nous travaille peut et doit s’employer dans ces contrées où la force est épuisée et endormie, où les populations croupissent et tarissent, où la vitalité du genre humain expire »313

Autrement dit, Orient et Occident sont appelés par la Providence à mettre en commun leurs destinées, à trouver, chez l'un et l'autre, des capacités mutuelles d'expansion et de régénération.

Ces pages montrent la manière dont fonctionne la pensée lamartinienne lorsqu’elle s’ouvre à de grandes perspectives historico-politiques. On constate que Lamartine croit en une grande alliance des races, des peuples et des civilisations, en une propagation de la liberté. Ses idéaux humanistes, ses rêves de fraternité universelle, sa générosité percent dans son refus obstiné de la guerre, dans sa volonté réaffirmée de respecter l’Autre et ses différences. Mais le poète prend bien aussi la mesure des manœuvres occidentales. Il compte sur les colonies européennes non seulement pour aider au triomphe de la liberté sur l’asservissement, mais aussi pour assurer la prospérité économique de son propre pays. Il sait que le respect des peuples est aussi le seul moyen d’obtenir leur soutien dans la lutte contre l’oppresseur turc.

Est-ce pour cela que le Résumé politique, au final, laisse au lecteur moderne un goût un peu amer ? Quoi que l’on puisse en dire, ce programme se fonde sur l’idée d’une supériorité de l’Occident sur l’Orient, le premier étant perçu comme une force d’aimantation à laquelle le second, à longue échéance, devra son salut. Au final, Lamartine assimile l'Occident au Bien, à la lumière, à la civilisation, et l'Empire turc au Mal, aux ténèbres et à la barbarie. Dès lors, l’auteur du Voyage en Orient est-il un fervent humaniste, ou nous donne-t-il au contraire un exemple assez accompli d’hypocrisie civilisatrice ? Pour certains spécialistes de l’orientalisme philosophique et littéraire, il ne fait aucun doute que le poète développe pour l’Orient « la sympathie étouffante du colonialisme le plus pur »314, exprimée dans un cynisme à peine voilé : ne trouve-t-on concentrée dans cette « belle âme » :

‘« toutes les composantes de l’esprit colonialiste : générosité envahissante, messianisme conquérant, négation de l’autre, exploitation de ses ressources physiques et humaines, utilisation des particularismes et des inimitiés locales pour imposer la domination étrangère, compétition entre puissances européennes »315  ’

La question est difficile à trancher. La vérité est peut-être, une fois de plus, entre les deux. Nourri de cet optimisme historique si caractéristique de l’esprit romantique, Lamartine semble proposer avec bonne foi une colonisation fondée sur le respect, l’amitié et la compréhension mutuelle des peuples. Mais tout cela ne saurait nous faire oublier la sympathie de l’auteur à l’égard de l’Orient et de l’Islam, sa droiture, son effort soutenu de compréhension, son absence totale de préjugés, sa facilité à s’élever et à traiter les questions les plus délicates non seulement avec le tact le plus exquis, mais aussi avec une ampleur d’esprit, une ouverture de cœur et une pureté d’âme. On peut dire que Lamartine possède une meilleure connaissance de l'Islam et la complète en cours de route, en sorte que ce constant effort de compréhension, qu'il s'agisse de la morale, des usages ou du pittoresque musulmans, le conduit à un essai de communion spirituelle avec la religion de Mahomet.

Lamartine, quoi qu'il en soit, éprouve un amour sincère pour l'Orient qui le conduit quelques années plus tard à un nouveau voyage vers la Syrie.

Notes
310.

Ibid., p. 99.

311.

Nicolas Courtinat, Philosophie histoire et imaginaire, op. cit., p. 290.

312.

Joseph Chelhod, Le désert et la gloire, op. cit., p. 45. 

313.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VII, op. cit., p. 346-347.

314.

Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire, op. cit., p. 189.

315.

Ibid., p. 190-191.