Chapitre II
Gérard de Nerval ne vision anthropologique de l'Orient

Si, jusqu’à présent, nous avons eu affaire à des écrivains romantiques qui s’intéressaient, plus ou moins à l’Orient, avec Gérard de Nerval, nous sommes en face d’un cas singulier. Le Voyage en Orientde Gérard de Nerval constitue, dans l’œuvre de ce séduisant écrivain, un texte essentiel. Henri Clouard a raison de considérer le Voyage en Orient comme « un des livres importants du dix-neuvième siècle »316, et comme « la grande entreprise » de Gérard de Nerval.

Nous sommes cette fois face à un homme qui est allé en Orient, y a longtemps séjourné, s’est très sérieusement documenté avant, pendant et après son voyage, ce que n’avaient point fait ses illustres prédécesseurs, Chateaubriand, ni même Lamartine.

Dans l’Orient de Nerval, voyageur sans bagages, Bernadette Alameldine, donne les raisons qui incitèrent Gérard de Nerval à partir pour l’Orient. Les voici, résumées : après la crise de démence qui, au cours de l’hiver 1840-1841, avait failli terrasser Nerval, le poète éprouve comme un incoercible désir de s’évader. Elle dit à ce propos :

‘« Officiellement, Nerval part ‘pour améliorer sa santé et entreprendre des travaux utiles et instructifs’. Très vite, cette cure de santé et cette simple besogne journalistique se transforment en un voyage aux confins de son être. Lorsqu’il entame son périple. Nerval est dans l’état d’esprit d’un homme désirant changer de réalité et enrichir ses sensations, au contact des populations qui lui offrent, par leurs différences, une diversion à ses angoisses existentielles. L’exotisme est un moyen de se rapprocher de l’être originel et de retourner au ‘berceau du monde’ »317

Mais pourquoi a-t-il jeté son dévolu sur l’Orient ? Sans doute celui-ci était-il plus que jamais à la mode. En 1840, on n’a pas oublié le voyage de Chateaubriand, ni celui de Lamartine. Six ans après Nerval, Flaubert et Maxime du Camp s’embarqueront également pour le Levant. L’Orient, vers le milieu encore très romantique du dix-neuvième siècle, était devenue une sorte de « pèlerinage sacré ».

Il convient, d’autre part, de noter tout de suite l’originalité du voyage de Nerval par rapport à ceux de ses devanciers : Gérard, en effet, raye de son itinéraire la Grèce et la Palestine, où le Christianisme est plus sensible qu’ailleurs en Orient, pour se consacrer à trois pays, l’Egypte, le Liban et la Turquie, où domine l’Islam. C’est aux Druses que s’intéressera surtout Nerval.

Ainsi que le fait remarquer H. Clouard, la tentation n’est pas chrétienne, comme ce fut le cas pour Chateaubriand, mais, dit toujours Clouard « exotique ». Nous dirons plutôt métaphysique, puisque le poète entendait là-bas « prier d’autres Dieux que les nôtres »… il est également significatif qu’avant de porter son titre définitif, le Voyage en Orient, se soit appelé Les Femmes du Caire, les Femmes du Liban. Voilà qui révèle chez le voyageur le goût de l’humain et indique son intention de faire œuvre réaliste.

Il ne sera peut-être pas inutile de donner un bref aperçu des étapes et de la genèse du livre. Le 16 janvier 1843, Gérard est à Alexandrie. Dès les premiers jours de février, il est installé au Caire. Le 2 mai, il descend en bateau la branche du Nil qui conduit à Damiette. Il n’a pu remonter jusqu’aux cataractes ni voir Thèbes. En revanche, il visite, mais rapidement, Héliopolis et Choubra. A Damiette, il s’embarque sur un petit bateau grec qui, en sept jours, le mène au Liban. C’est là, d’après Clouard, dans son introduction déjà mentionnée, que Nerval se montre excessivement préoccupé « du destin des religions ». Par Chypre, Rhodes, Smyrne et les îles, Gérard arrive à Constantinople. Il sera resté deux mois environ dans le Liban et l’Anti-Liban. Il s’installe d’abord à Péra. Son arrivée en Turquie coïncide avec le Ramadan.

Puis, il s’établit entre le Corne d’Or et la mer, dans un hôtel. Gérard séjourne dans « cette ville européenne où le Turc est devenu lui-même un étranger », du 25 juillet à 28 octobre ; il en repart à bord de l’Eurotas. Après une escale à Malte, il est à Naples du 19 novembre au 1er décembre, d’où il s’embarque enfin pour Marseille, où il arrive le 5 décembre. Il a donc été en voyage du 1er janvier 1843 au 5 décembre de la même année, presque un an. C’est un des plus longs voyages en Orient de l’époque, mais celui de Lamartine avait duré seize mois. On conçoit que Nerval ait bien pénétré ce monde si mystérieux au regard des Européens, et qu’il ait mieux que d’autres compris l’Orient : le temps est un facteur qu’il ne faut point négliger.

Rentré à Paris à la fin de décembre, Gérard de Nerval se met à classer ses notes de voyage. Dès 1844, il publie les premières esquisses de ce qui sera le Voyage en Orient, sous forme de chroniques ou de feuilletons, dans différents journaux et revues318. Mais ce n’est qu’en 1851 que paraît le livre qu’on peut à bon droit considérer comme le Voyage en Orient dans sa forme complète.

Dans son introduction, à laquelle nous avons largement puisé, Henri Clouard constate que le Voyage en Orient « est une expérience si sûre, quoique brève, qu’aucune enquête orientale, affirment maints voyageurs, ne reste aussi exacte que celle-là en dépit du temps.… »319. Pour Clouard, tout s’expliquerait, nous l’avons dit, par un besoin de fuite, un désir aigu de changer de décor. Mais il nous a paru qu’il fallait peut-être remonter plus haut dans la vie de Gérard de Nerval afin d’y découvrir les raisons premières et profondes, du moins de son goût pour l’Orient.

Dès 1826, il n’a alors que dix-huit ans, Nerval fait partie du groupe romantique des Jeune-France. On ne vit pas impunément en pleine atmosphère romantique sans en être plus ou moins profondément imprégné : Lui, en vrai romantique, tend ses mains vers le rêve, l’évasion, la révolte, l’affranchissement. Le voyage en terre étrangère, surtout exotique, satisfait bon nombre de ces tendances : on part réellement, comme firent Chateaubriand et Lamartine, comme feront Flaubert, du Camps et Gautier ; ou bien on se contente de partir en imagination, comme ont fait Vigny et Hugo…. En outre, Gérard n’est pas seulement un romantique français, il est un romantique d’outre-Rhin : sa connaissance de l’allemand, son penchant pour la philosophie germanique, sa passion pour le Faust de Goethe qu’il traduit en français le préparent déjà au voyage spirituel. Lui aussi, mais de façon moins rationnelle que Hugo, pense que toutes les religions s’équilibrent et se complètent et qu’elles sont toutes nécessaires à l’humanité. Du reste, ce jeune romantique aura toujours beaucoup voyagé, encore qu’il n’ait point vécu très longtemps : cinq voyages en Allemagne, trois voyages en Belgique et en Hollande, trois voyages en Angleterre, enfin ce voyage de presque une année en Orient…

Un autre critique, Pierre Messiaen, va plus loin et trouve au Voyage en Orient de Nerval des raisons non seulement romantiques mais qui viendraient de son déséquilibre mental comme le montre la citation suivante : « Redisons que chez Gérard il y a un flâneur, un humoriste, un étudiant des mœurs, et des religions, un illuminé qui cherche un assise à son âme minée par l’inquiétude, menacée par la folie »320 . Le même critique, cependant, reconnaît qu’il y a beaucoup de lucidité dans la volonté qu’a Nerval de partir : dans le chapitre de son étude sur Gérard de Nerval, intitulé « le Voyage en Orient », Pierre Messiaen écrit, en effet, ces lignes :

‘«… il voulait rasseoir sa réputation d’écrivain en composant tels deux de ses plus illustres prédécesseurs romantiques, Chateaubriand et Lamartine, un ouvrage évoquant les mœurs, les religions, avant tout la religion de l’Orient, sources de nos rites spirituels et de nos philosophies…Comme d’habitude chez lui, le flâneur et le journaliste l’emportèrent sur l’aspirant à l’initiation mystique…. Mais, tout en se mêlant aux gens et aux événements, il poursuivit son dessein illuministe, maçonnique, de synthèse religieuse. C’est par quoi il ressemble à Chateaubriand et à Lamartine. C’est par quoi il en diffère »321

Messiaen affirme ici que Nerval va en Orient, d’une part pour faire comme deux grands écrivains romantiques, et de l’autre, poussé par des préoccupations essentiellement spirituelles.

En tous cas, et cela aussi méritait d’être signalé, l’Orient et ses religions avaient, bien avant 1840, attiré Nerval et ne cesseront jamais d’exercer sur lui un véritable envoûtement. C’est Théophile Gautier qui, dans sa notice en tête du Faust traduit par son ami, nous apprend que Nerval avait, dans sa jeunesse, songé à :

‘« Un autre drame en vers, la Dame de Carouge, en collaboration avec nous-même, qui était basé sur cette idée d’un esclave sarrasin ramené des croisades et introduisant dans le donjon féodal les passions farouches de l’Orient. La Dame de Carouge ne fut pas jouée, et ce que le manuscrit est devenu, nous l’ignorons. Gérard le trimballa longtemps dans ses poches »322

Gautier parle également d’un drame oriental, la Reine de Saba, pour lequel Gérard lut des tas de livres, prit des tas de notes et de renseignements. Ce drame fut d’abord écrit en prose, puis Gérard « imagina de le tailler en scénario » pour Meyerbeer. Le résultat final fut la Légende de Balkis insérée sous forme de récit dans les Nuits du Ramzan, troisième partie du Voyage en Orient.

Résumons-nous. Les deux sources principales du voyage de Nerval sont, d’une part, le goût romantique de son époque auquel il participe, de l’autre, une prédisposition personnelle pour les mystères de l’Orient. De ces deux facteurs, nous avons longuement parlé et nous serons souvent obligés d’y revenir quand nous traiterons du pittoresque oriental chez Nerval ; là, en effet, se manifeste le côté poétique et romantique de Nerval. Lorsque nous étudierons les idées philosophiques et religieuses de l’auteur, là, en effet, apparaîtront ses tendances spirituelles.

Notes
316.

Henri Clouard, Introduction au « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval, Paris, le Divan, 1927.

317.

Bernadette Alameldine, « l’Orient de Nerval, voyageur sans bagages », dans l’Information littéraire, nov.dec., n° 5, 1992, p. 23.

318.

Voir à ce sujet : L’écriture nervalienne du temps l'expérience de la temporalité dans l'oeuvre de Gérard de Nervalpar Philippe Destruel, Saint-Genouph, Nizet, 2004, p. 52.

319.

Henri Clouard, « Introduction au Voyage en Orient de Nerval », op. cit., p. XX.

320.

Pierre Messiaen, Gérard de Nerval, Paris, Morainville, 1945, p. 36.

321.

Ibid.

322.

Théophile Gautier, Préface, Notice en tête de la traduction du Faust de Goethe par Gérard de Nerval, Paris, Michel Lévy Frères, 1808, p. VI.