La recherche d’une femme dans le grand Caire

Le mariage en Orient en général, le mariage dans l'Islam plus particulièrement, ont beaucoup intéressé Gérard de Nerval. En Européen normal, il est attiré surtout par ce qui rend l'union légale d'un homme et d'une femme en Orient ou dans l'Islam si différente de celle qui se contracte entre Occidentaux ou entre Chrétiens. Tout naturellement, la question de la polygamie va se poser à Nerval, et son fatal corollaire, le divorce. Il traitera des deux avec l'impartialité et la compréhension qui le caractérisent.

Mais avant d'exposer ses idées sur le mariage, le divorce ou la pluralité des femmes, nous dirons d'abord quelques mots sur le mariage de Gérard de Nerval lui-même, puisqu'il en raconte les péripéties dans le Voyage en Orient. Ce que l'auteur en dit est une excellente entrée en matière au sujet que nous entendons traiter. Aussi bien Gérard a-t-il fait là une expérience directe.

Pourquoi Gérard, établi au Caire, prit-il femme ? Dans les séquences racontant successivement l’arrivée du voyageur au Caire, le lecteur ne manque pas de saisir une fable : la recherche d’une femme « Gérard doit trouver une femme afin de pouvoir rester dans la maison qu'il à louée »328. Une fois installé dans une maison du quartier Copte, le voyageur nervalien est contraint de trouver une femme pour tranquilliser sa voisine. C'est l'histoire de base qui traverse tout les récits de voyage de Nerval en Egypte, et même au Liban. Jean-Marie Carré nous dit à ce propos :

‘« Les Musulmans de ce temps-là ne toléraient pas dans leur voisinage un célibataire, surtout un célibataire européen. Ils le considéraient comme un danger toujours menaçant pour la sécurité de leurs propres épouses, et il n’y avait qu’un moyen d’apaiser leur jalousie et leur méfiance : c’était de se marier »329

Dans le chapitre intitulé « les mariages cophtes », la poursuite d'une femme se construit en plusieurs épisodes : arrivée au Caire, recherche d'un domicile, installation dans la maison particulière, obligation imposée par le Cheik. En principe, leur ordre suit l'axe temporel ; le voyageur part d'Alexandrie pour le Caire, y arrive, cherche un hôtel, s'établit dans une maison, etc. Il est intéressant de remarquer qu'avant la visite du cheik à la maison, le projet de la recherche d'une femme ne se dessine pas nettement. En effet, à peine a-t-il loué une maison au Caire, qu'il reçoit la visite du cheik de son quartier, qui lui dit ne pouvoir lui laisser la maison s'il n'y installe une femme. Le drogman traduit : « dites-lui que dans mon pays il n'est pas convenable de vivre avec une femme sans être marié »330.

‘« Il vous donne un conseil, me dit Abdallah : il dit qu'un monsieur, un effendi, comme vous ne doit pas vivre seul, et qu'il est toujours honorable de nourrir une femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux, ajoute-il, d'en nourrir plusieurs, quand la religion que l'on suit le permet »331

On remarque qu’il propose ici une réponse orientale à l'observation morale européenne, selon laquelle il n'est pas convenable de vivre avec une femme sans être marié. En Orient, le même acte signifie autre chose : il s'agit de la nourrir et de lui faire du bien. En toute logique, il est donc encore plus honorable d'accorder ses faveurs à plusieurs d'entre elles. Le voyageur nervalien est touché de cette explication et s'informe de ce qu'il lui faut faire. Naturellement, tout le monde offre ses bons offices, notamment un juif :

‘«-Vous allez en voir deux, me dit le juif, si vous n'êtes pas content, on en fera venir d'autres.
- C'est parfait ; mais si elles restent voilées, je vous préviens que je n'épouse pas.
- Oh ! Soyez tranquille, ce n'est pas ici comme chez les Turcs.
- Les Turcs ont l'avantage de pouvoir se rattraper sur le nombre
- C'est en effet tout différent »332

Le ton n'est pas encore très sérieux, Gérard s'amuse. La différence des religions complique les choses, et Nerval y trouve un nouveau prétexte à plaisanter ; on l'emmène dans des familles coptes « cophtes : comme il dit » qui lui présentent des filles à marier : « Ma foi, dis-je en sortant au complaisant israélite, j'épouserais bien celle-là devant le Turc »333, mais le juif répond : « la mère ne voudrait pas, elles tiennent au prêtre cophte… »334, « Il y eut une mère qui amena sa fille dans mon logis : je crois bien que celle-là aurait volontiers célébré l'hymen devant le Turc… »335. Cette expression « devant le Turc », c'est encore le juif qui l'a apprise à Nerval. Il lui a, en effet, expliqué :

‘«Vous pouvez, me disait-il, vous marier ici de quatre manière. La première, c'est d'épouser une fille cophte devant le Turc.
Qu'est ce que le Turc ?
C'est un brave santon à qui vous donnez quelque argent, dit une prière, vous assiste devant le cadi, et remplit les fonctions d'un prêtre : ces hommes-là sont saints dans le pays, et tout ce qu'ils font est bien fait. Ils ne s'inquiètent pas de votre religion, si vous ne songez pas à la leur ; mais ce mariage-là n'est pas celui des filles très honnêtes…»336

Heureusement que le juif Yousef a le scrupule d'avertir Gérard ; de son côté, Abdallah, son drogman, le prévient au sujet de la dot, car en Orient, c'est le mari qui l'apporte, non la femme. Gérard est sur le point d'épouser une fillette cophte de douze ans :

‘«Vous êtes-vous inquiété de la dot ?
Oh ! Peu m'importe ; je sais qu'ici ce doit être peu de chose.
On parle de vingt mille piastres (cinq mille francs).
Eh bien ! C'est toujours cela.
Comment donc ! Mais c'est vous qui devez les payer.
Ah ! C'est bien différent… Ainsi il faut que j'apporte une dot, au lieu d'en recevoir une ?
Naturellement. Ignorez-vous que c'est l'usage ici ? »337

Il est clair que Nerval hésite, suppute les avantages et les inconvénients, écoute des conseils contradictoires, et finalement pour une histoire de douaire à payer, il refuse le mariage. Il y a beaucoup de fantaisie dans ces mariages à l'orientale, à en croire Nerval. On conçoit, du reste, que Nerval ait été quelque peu désemparé en présence de tant de coutumes nouvelles pour lui. Dès lors, la poursuite du mariage aura fait découvrir à Nerval autre chose, toute une réalité exotique, vivante, profondément transformée par rapport à la réalité quotidienne de l'Europe. C'est ainsi qu'il lui arrive de décrire une noce sous le titre Une noce aux flambeaux dans la partie du Voyage en Orient intitulée Les « Femmes du Caire ». Cette cérémonie du mariage offre au voyageur l'occasion de pénétrer à l'intérieur d'une maison privée. C'est une entrée brillante dans le monde des Mille et Une Nuits. Le lecteur s’attend à un récit réaliste de la vie quotidienne, à travers la description des Egyptiennes et la procession nocturne du mariage. Ce tableau se compose d'une suite de quatre scènes brillantes de lumière nocturne ; les deux premières représentent la procession, la troisième la halte, la dernière l'intérieur de la maison de l'époux.

La première représentation est une procession nocturne vue depuis la fenêtre de l'hôtel. Il s'agit d'un simulacre de combat entre les lutteurs à demi nus qui s'affrontent avec épées et boucliers au rythme de la musique, suivent des enfants portant de nombreuses torches et des pyramides de bougies, puis un long cortège d'hommes et de femmes, et enfin, un fantôme rouge, accompagné de deux matrones majestueuses. Ce cortège se clôt sur un groupe de femmes en vêtement bleu qui crient d'une voix gutturale à chaque station.

La seconde scène représente la même procession, mais focalisée pour l'agrandir : une vingtaine de musiciens entourés de lances à feu, des enfants aux candélabres, de faux combattants, dont quelques-uns, coiffés de plumes, s'escriment sur des échasses avec des bâtons. Apparaissent ensuite les chanteuses et les danseuses, elles ont souvent des instruments de musique comme cymbale, ou tambour de basque. Voici le texte en question :

‘« Ensuite marchaient les chanteuses (oualems) et les danseuses (ghavasies), vêtues de robes de soie, rayées, avec leur tarbouch à calotte dorée et leurs longues tresses ruisselantes de sequins. Quelques-unes avaient le nez percé de longs anneaux, et montraient leurs visages fardés de rouge et de bleu, tandis que d’autres, quoique chantant et dansant, restaient soigneusement voilées. Elles s’accompagnaient en général de cymbales, de castagnettes et de tambours de basque »338

Par la suite, on voit le groupe d'esclaves portant des coffres ou des corbeilles, puis celui des invités, dont les femmes sont entièrement couvertes de longs manteaux noirs et de masques blancs. Enfin, vient le fantôme rouge au milieu des lumières éclatantes : c'est « la nouvelle épouse (el arouss) »339, hermétiquement voilée et coiffée d'une couronne de forme pyramidale. Elle est encore accompagnée des deux matrones vêtues de noir et de quatre esclaves. C'est ainsi que la marche s'avance lentement, au rythme de la musique.

La troisième scène a pour objet une halte où l'on distribue à boire. La mariée et les parents s'assoient sur des sièges, les chanteuses exécutent leurs chants, alors que les assistants en répètent quelques passages. Remarquons qu'ici la présence du voyageur est mentionnée pour la première fois ; il se mêle à la foule et participe à la fête flamboyante. Au moment de la distribution de la boisson, il voit un Turc en rouge près de lui, et avale du liquide versé dans la tasse pour se rendre compte qu'elle contient de l'alcool. Peinture vivante et très animée, qui paraît représenter une scène de mœurs du pays à laquelle Gérard aurait assisté en personne. Notons que Hisashi Mizuno constate dans Nerval l'écriture du voyage que « la halte décrite par Nerval donne une impression de réel vécu »340.

La même vivacité picturale est attestée dans la quatrième partie. Elle représente l'intérieur de la maison du mari. Les femmes se trouvant dans la maison, leurs silhouettes se dessinent à travers les clôtures, alors que le mari reçoit les hommes et les invite à se régaler dans les salles du rez-de-chaussée. Dans la cour tout illuminée, l'on voit les danseurs nubiens, là les chanteuses les accompagnent avec la musique, et les assistants battent la mesure avec les mains derrière l'orchestre. Entre-temps, de l'eau parfumée est dispersée sur la foule par des esclaves noires.

Voilà une entrée ouverte, mais sur quoi ? Est-ce un rêve ou la réalité ? Le voyageur se croit réveillé par un bruit extérieur, mais c’est pour se trouver dans un état ambiguë, tenant à la fois du réel et du surnaturel. On peut dire que la mise en scène de la nuit sous la plume nervalienne, n’est pas seulement pittoresque, mais constitue d’avantage une porte de communication entre la vie et le rêve. L’adaptation de Nerval n’est pas tout à fait originale, certes, mais elle sert à illustrer les scènes égyptiennes à la manière occidentale.

En somme, le tableau en quatre parties de la cérémonie du mariage compose les scènes de la vie orientale d'une manière toute réaliste aux yeux des lecteurs européens. Dès le début du récit de voyage, en Egypte, ensuite au Liban et enfin à Constantinople, Gérard de Nerval érige ainsi de beaux tableaux à la fois réalistes et mystiques.

Notes
328.

Ross Chambers, Gérard de Nerval et la poétique du voyage, Paris, José Corti, 1969, p. 61.

329.

Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Egypte, op. cit., p. 18-19.

330.

Nerval, Voyage en Orient, t.I, op. cit., p. 105.

331.

Ibid., p. 106.

332.

Ibid., p. 127.

333.

Ibid., p. 129.

334.

Ibid.

335.

Ibid., p. 130.

336.

Ibid., p. 125.

337.

Ibid., p. 134-135.

338.

Ibid., p. 93.

339.

Ibid.

340.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, l’expression de la réalité dans les premières de Voyage en Orient et de Lorely. Souvenir d’Allemagne, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 164.