La polygamie réalité ouaffabulation

Pour ce qui est de la polygamie proprement dite ; Nerval lui consacre deux véritables études dans le Voyage en Orient. La première se présente sous la forme d'une conversation dans le chapitre intitulé Le Harem du Vice-roi, entre l'auteur, un cheik et le consul français.

Dans ce texte, Gérard de Nerval, dès le séjour au Caire, détruit une légende pourtant solidement ancrée dans l'esprit européen, celle de l'homme oriental considéré comme « un homme à femmes ». Au cours de sa promenade dans le harem d'été d'Ibrahim Pacha, le voyageur nervalien remarque une curieuse absence de lits. Il pose alors des questions concernant la vie privée des Orientaux, de telle manière qu'elles finissent par mettre en lumière quelques préjugés européens, d'après lesquels un musulman vit avec plusieurs femmes comme avec une seule, soit passant la nuit dans une chambre remplie de femmes soit emmenant deux ou trois avec lui dans la sienne. La rectification vient d'abord du cheik arabe. Il explique que, si cela se passait ainsi, les femmes auraient le droit de demander aussitôt le divorce, et les esclaves de quitter leurs maîtres. Le consul français ajoute ensuite des informations plus détaillées ; en réalité presque tous vivent avec une seule femme, et la loi commande à ceux qui ont plusieurs épouses de les traiter équitablement. Le harem n'est pas « l'idéal de la puissance et du plaisir »341 comme l'imaginent les Européens.

Voilà bien des préjugés occidentaux que Nerval raye d’un trait de plume. Il fait plus : il prend l’Europe à partie ; c’est elle qui a inventé ce mythe du Musulman jouissant et jouisseur, elle qui imagine les indécentes polissonneries qu’elle prête à l’Orient. Le poète ne fait qu’une réserve : la contemplation du cimetière du vice-roi lui fournit un argument contre la polygamie, le seul, à vrai dire.

Le problème passionne Gérard de Nerval. Il y revient, cette fois, plus sérieusement. Il commence par rappeler que les Musulmans se bornent souvent à n’épouser qu’une seule femme : mais, s’il n’y a point toujours simultanéité dans la pluralité des femmes, il y a souvent « successivité ». Naturellement, la facilité avec laquelle un Musulman peut divorcer n’a pas laissé d’intriguer Nerval qui étudie les circonstances mêmes dans lesquelles se déroule un divorce musulman :

‘« Deux fois un homme peut divorcer d’avec la même femme et la reprendre ensuite sans la moindre formalité ; mais la troisième fois il ne peut la reprendre légalement qu’autant qu’elle ait, dans l’intervalle du divorce, contracté un autre mariage et qu’un divorce de ce mariage ait eu lieu »342

Gérard traite ensuite de divers aspects de la polygamie :

‘« La polygamie, ‘…’ est plus rare chez les grands et dans la classe moyenne que dans la basse classe, quoique ce cas ne soit pas très fréquent dans cette dernière.
Il arrive qu’un homme qui possède une femme stérile, et qu’il aime trop pour divorcer d’avec elle, se voit obligé de prendre une seconde épouse dans le seul espoir d’avoir des enfants ; pour le même motif il peut en prendre jusqu’à quatre ‘…’ ; peu d’hommes font usage de cette faculté, et l’on rencontre à peine un homme sur vingt qui ait deux femmes légitimes »343

Ensuite, l’auteur fournit des éclaircissements sur les conditions de vie des différentes épouses et sur la façon dont se règlent les rapports entre elles ou entre l’époux et ses épouses : « les hommes riches, ceux dont les moyens sont bornés, et même ceux de la classe inférieure, donnent à chacune de leurs femmes des maisons différentes »344. Puis, Nerval introduit la « grande dame », c’est-à-dire la première épouse :

‘« Si la grande dame est stérile, et qu’une autre épouse, ou même une esclave, donne un enfant au chef de la famille, souvent celle-ci devient la favorite de l’homme et la grande dame est méprisée par elle, comme la femme d’Abraham le fut par Agar. Il arrive alors, assez fréquemment, que la première épouse perd son rang et ses privilèges, et que l’autre devient la grande dame »345

La question, on le voit, n’a pas été simplement effleurée par Nerval. Au contraire, le voyageur scrupuleux qu’il entend être s’est très sérieusement renseigné.

La pensée qui résume cette longue dissertation sur le mariage en Orient, pensée à laquelle Nerval revient en insistant, est qu’au fond, en dépit de l’autorisation coranique donnée aux Musulmans d’épouser quatre femmes, - « C’est surtout au sujet de certaines interdictions d’ordre généralement moral que Gérard fait appel aux préceptes du Coran. Ceux-ci regardent les boissons fermentées, les stupéfiants, l’idolâtrie, la façon de tuer un animal, les femmes et le mariage »346-, mais le fait est assez rare, du moins là où il se trouve et à l’époque où il effectue son tour oriental. Les raisons de ce peu d’enthousiasme sont diverses : il y a d’abord que beaucoup d’hommes, bien que musulmans, sont monogames de nature, par éducation, ou par imitation ; il y a ensuite que les Musulmans, étant donné la facilité du divorce, préfèrent changer de femme plutôt qu’en assumer plusieurs à la fois. D’autre part, les femmes ne sont pas aussi démunies qu’on ne l’imagine en Europe : majeures, elles peuvent dans certains cas refuser un consentement. L’auteur constate aussi que la polygamie est très rare dans les classes riches et moyennes et peu fréquente même dans le peuple. Il remarque également qu’elle est souvent une conséquence de la stérilité de la femme ; que si le Coran autorise quatre femmes, il ne se voit guère de cas où le Musulman dépasse deux femmes à la rigueur.

Tout cela est bien étudié et très clairement mis à la portée de lecteurs occidentaux. Du reste, Nerval reviendra là-dessus quand il s’occupera de la situation faite à la femme orientale. Mais avant d’aborder cette partie de la présence étude, il nous faut dire un mot sur la façon dont Nerval parle des esclaves.

Notes
341.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 218.

342.

Ibid., p. 359.

343.

Ibid., p. 361.

344.

Ibid., p. 362.

345.

Ibid.

346.

Moënis Taha-Hussein, Présence de l’Islam, op. cit., p. 387-388.