Nerval face à l’esclavage oriental

De même que Nerval a courageusement entrepris la tâche difficile de réhabiliter l’Orient quant à son attitude envers la femme, de même il défend l’esclavage, l’un des plus solides arguments de l’Europe contre l’Orient et contre la religion musulmane en particulier. Voyons comment le poète s’y prend et s’il pourra mener à bien une telle entreprise.

On connaît les circonstances qui provoquèrent l’intérêt de Gérard pour le problème des esclaves. A peine installé au Caire, on lui remontre qu’il ne peut prétendre habiter en célibataire une maison du quartier arabe et on lui propose, à tout le moins, l’achat d’une esclave. Gérard s’y résoud, encore qu’il s’étonne un peu « de cette facilité donnée aux chrétiens d’acquérir des esclaves en pays turc »347, la surprise manifestée par le voyageur durant la conversation dans le palais du consul français vient surtout des idées reçues dont il n’est pas encore libéré, au Caire, les chrétiens possèdent des esclaves sans scrupule, et ce droit est généralement admis dans les pays turcs. Aussi le narrateur bouleverse-t-il le point de vue occidental, avec l’observation suivante :

‘« J’étais encore tout rempli des préjugés de l’Europe, et je n’apprenais pas ces détails sans quelque surprise. Il faut vivre un peu en Orient pour s’apercevoir que l’esclavage n’est là en principe qu’une sorte d’adoption. La condition de l’esclave y est certainement meilleure que celle du fellah ou du rayah libres. ‘….’ l’esclave mécontent d’un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de l’esclavage en Orient »348

Spontanément, on considère l’état de l’esclavage comme moins agréable que celui de l’homme libre. Dans Nerval l’écriture du voyage, Mizuno dit à ce propos :

‘« Le concept est différent dans les pays régis par la législation musulmane, où les esclaves ont peur de ne pas avoir de maître. D’après le consul, l’esclavage est si doux que les esclaves cherchent le bazar au détriment de la liberté. Si l’étonnement du voyageur met en lumière l’un des ‘préjugés de l’Europe’, le recours à cette expression révèle néanmoins une attitude positive de sa part »349

Il est clair que Nerval est fort réceptif aux mœurs de la vie orientale, observation qui sera illustrée par les promenades dans les marchés des esclaves.

Ayant décidé d’acheter une esclave, Nerval parcourt trois marchés ; le premier est l’okel de Gellab, où il voit les Nubiennes et observe en elles un parfait contraste avec le type de beauté occidentale. Le second coup d’œil porte sur les Ethiopiennes, dans la plaine au-delà de la porte Bab-el-Madbah. Dans ces deux bazars, les Africaines n’affichent guère un air triste ou opprimé, au contraire, elles accueillent le voyageur européen avec des éclats de rire. Quand il quitte la plaine, il voit deux jeunes négresses emmenées par un habitant du Caire ; elles ont l’air de rêver d’un avenir meilleur. Ce petit épisode tend à confirmer la véracité des propos échangés chez le consul. Au troisième marché d’Abdel-Kerim, le voyageur remarque une femme pleurant avec son enfant dans ses bras ; une phrase pleine d’humanité lui échappe alors : « Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français et sensible dans de pareils moments. J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté »350, bien sûr le jeune Français n’est ni tout de suite ni entièrement convaincu que l’esclavage soit une bonne chose :

‘« C’est une réaction instinctive de la part d’un Français, tout déterminé qu’il soit à se débarrasser des ‘préjugés de l’Europe’. Pour ‘essayer de la vie orientale tout à fait’, s’il se mêle volontiers à la foule bigarrée, et de plus dans la boutique du barbier, et s’il se fait transformer chez le barbier en un élégant de Syrie, il avoue pourtant qu’il ‘se sent français’ devant cette scène inhumaine, du moins à ses yeux. S’il veut acheter cette pauvre femme, c’est pour lui rendre sa chère liberté. C’est une idée tellement spontanée pour les Européens que le lecteur s’identifie au voyageur nervalien »351

Il est clair que Nerval réagit ici en occidental ; il représente le point de vue européen sur l’esclavage, afin de mieux souligner la différence des cultures et des mentalités à ce sujet. Mais le drogman Abdallah s’empresse de rectifier l’argument de Nerval, et précise que, si la femme pleure, c’est de peur de perdre son maître, qui veut la vendre :

‘« Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître ; les autres ne paraissaient s’inquiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en trouver. Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans les pays américains ! Il est vrai qu’en Égypte c’est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l’esclave, qui coûte cher, et on ne l’occupe guère qu’à des services domestiques. Voilà l’immense différence qui existe entre l’esclave des pays turcs et celui des chrétiens »352

Et voici le deuxième argument en faveur de l’esclavage en Orient : il n’est que de le comparer au sort des esclaves noirs dans les colonies américaines, ils sont affreusement mal traités, alors qu’en Egypte ou en Orient, ils sont généralement très heureux. Témoin cet homme oriental qui déclare à Nerval : « Elles, -ses esclaves-, sont dans mon harem et traitées tout à fait comme les personnes de ma famille ; mes femmes les font manger avec elles »353.

Cependant, notre voyageur achète une esclave, mais sur le point de quitter le Caire, il voudrait bien s’en débarrasser et trouve dans son départ une belle occasion de lui donner la liberté. Nerval suggère : « ne peux-tu pas te mettre au service d’une dame de ta religion ? Moi, servante, répond l’esclave ? Jamais. Revendez-moi : je serai achetée par un muslim, par un cheik, par un pacha peut-être, ‘..’ menez-moi au bazar »354 et le maître de soupirer : « Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté »355.

Après son installation près de Beyrouth, le voyageur pense au sort de son esclave musulmane, et remarque que les chrétiens agissent de trois façons différentes à son égard. Dans la maison où il est descendu, les hôtes maronites n’apprécient guère le comportement de l'esclave musulmane et conseillent au voyageur de la revendre. Celui-ci considère que ce jugement est fait du point de vue de « l’intolérance catholique »356, et que le conseil est « peu évangélique »357. Le père Planchet, de la Compagnie de Jésus, propose de la confier aux dames pieuses dans la ville. Convaincu de sa sincérité, le voyageur nervalien doute que le père jésuite s’attende à une conversion de la musulmane ; d’ailleurs, il ne pense pas que cela améliore le sort de l’esclave. La troisième réaction est celle d’une Marseillaise, Madame Carlès, qui dirige une école de jeunes filles à Beyrouth. Pour elle, comme pour le père Planchet, il s’agit d’amener la petite musulmane à la conversion. Elle explique au voyageur sa méthode douce et tolérante : « voilà, moi, comment je m’y prends. Je lui dis : Vois-tu, ma fille, tous les bons dieux de chaque pays, c’est toujours le bon Dieu ! Mahomet, c’est un homme qui avait bien du mérite… mais Jésus-Christ, il est bien bon aussi ! »358.

Le voyageur trouve cette façon de faire fort acceptable, et se décide de laisser son esclave chez Mme Carlès. Elle lui enseignera « les principes de la religion chrétienne et le français…de Marseille »359.

Plus tard, le voyageur étudiera, très sérieusement les conditions de vie des esclaves en Orient, et notamment les rapports qui existent entre elles et leurs maîtres ou leurs maîtresses :

‘« Quelques femmes ont des esclaves qui sont leur propriété et qui ont été achetées pour elles, ou qu’elles ont reçues en cadeau avant leur mariage. Celles-ci ne peuvent servir de concubine au mari que du consentement de leurs maîtresses. Cette permission est quelquefois accordée, mais ce cas est rare ; il est des femmes qui ne permettent pas même à leurs esclaves femelles de paraître sans voile devant leur mari. Si une esclave, devenue la concubine du mari sans le consentement de sa femme, lui donne un enfant, cet enfant est esclave, à moins qu’avant la naissance de cet enfant l’esclave n’ait été vendue ou donnée au père »360

L’auteur note aussi que les « esclaves concubines », comme il les appelle, ne peuvent être idolâtres, et que « presque tous les esclaves se convertissent à l’islamisme »361. Mais, ajoute-t-il, « ils sont rarement fort instruits des rites de leur nouvelle religion, et encore moins de ses doctrines »362.Ainsi, en exposant le point de vue du consul français sur l’esclavage, puis en faisant part aux lecteurs de ses observations lors de ses visites aux bazars, le narrateur nervalien tend à démentir l’idée occidentale de la liberté. Nerval, on le sent, a été très troublé par le problème de l’esclavage. Il rappelle les préjugés des Européens envers les orientaux, afin de mieux les rectifier dans un esprit de réconciliation entre les deux civilisations.

Notes
347.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit.,p. 154.

348.

Ibid., p. 154-155.

349.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, op. cit., p. 205.

350.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 182.

351.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, op. cit., p. 205-206.

352.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 182.

353.

Ibid.

354.

Ibid., p. 232.

355.

Ibid.

356.

Ibid., p. 322.

357.

Ibid.

358.

Ibid., p. 324.

359.

Ibid., p. 325.

360.

Ibid., p. 363.

361.

Ibid., p. 364.

362.

Ibid.