Observations sur l’image de la femme orientale

Gérard de Nerval s’est particulièrement intéressé à la condition de la femme orientale. Nous avons vu qu’il en a déjà longuement parlé à propos de la question du mariage. Il va faire plus et mènera en pays d’Orient une véritable enquête pour se rendre compte de l’exacte situation où se trouvent ces femmes au sujet desquelles l’Europe commet tant d’erreurs de jugement. Il se livre à une étude en profondeur de la condition de la femme orientale sous tous ses aspects.

Ce n’est pas dès son arrivée en Orient que Nerval pourra avoir une idée exacte de la situation faite par l’Orient à la femme. Au Caire, ce qui le frappe surtout est le fait que les femmes ne sortent que voilées : « Le Caire est la ville du Levant où les femmes sont encore le plus hermétiquement voilées »363. Nerval pense que le voile est le signe distinctif de la musulmane ; mais ce qui est plus intéressant à remarquer dans le chapitre intitulé « Les Esclaves », c’est l’habileté qu’ont les Européennes pour s’adapter à la vie orientale. Dans le théâtre du Caire, les femmes sont vêtues pour la plupart des mêmes toilettes levantines ; seule leur coiffure diffère : « du reste, pas une femme n’était voilée »364 : tel est le signe de leur statut d’étranger :

‘« A la sortie du théâtre, toutes ces femmes si richement parées avaient revêtu l’uniforme habbarah de taffetas noir, couvert leurs raits du borghot blanc, et remontaient sur des ânes, comme de bonnes musulmanes, aux lueurs des flambeaux tenus par les saïs »365

On peut dire qu’aucune femme non musulmane ne souille la ville de ses vêtements d’origine. Mais ce n’est pas le cas de certains hommes, incapables de se réconcilier avec la société orientale.

Cependant, dès son séjour en Egypte, le voyageur s’informe avec minutie de certains problèmes sociaux ayant trait à la femme. La question du mariage, du divorce, nous l’avons vu, semble l’avoir fortement préoccupé. Avant d’en venir aux pages où Gérard de Nerval étudie quasi systématiquement la condition de la femme en Orient, rendons brièvement compte de certaines observations faites « en passant » par l’écrivain, tant au Liban qu’en Turquie. Il s’intéresse maintenant, et de plus en plus, aux mœurs familiales : il pénètre pour ainsi dire, à l’intérieur des foyers et décrit, toujours très exactement et de façon fort détaillée, la vie quotidienne des femmes en Orient. Voici comment il rapporte les habitudes et les occupations de la femme orientale :

‘« Les épouses et les femmes esclaves sont souvent exclues du privilège d’être à table avec le maître de la maison ou sa famille, et elles peuvent être appelées à le servir… Elles font souvent l’office de servantes…Le plat que l’hôte vous recommande comme ayant été accommodé par sa femme est ordinairement parfaitement bon. Les femmes des classes hautes et moyennes se font une étude toute particulière de plaire à leurs maris, et de les fasciner par des attentions et des agaceries sans fin »366

Et Nerval ajoute que ces femmes fument, se parfument, se lavent soigneusement et souvent, se font coiffer pour plusieurs jours. Il indique que leurs principales occupations sont le soin des enfants, les affaires domestiques, la couture, la broderie notamment des mouchoirs et des voiles, et les visites qui prennent « souvent presque une journée »367.

Mais, dans certains pays, chez certaines races, existent des préjugés : ainsi les Druses, par exemple, acceptent que leurs femmes s’instruisent et même s’occupent des arts, tandis que chez les musulmanes, nous explique Gérard, cela « est regardé comme la marque d’une condition inférieure »368, Gérard ne nous dit pas de quelles musulmanes il s’agit. Il est vrai qu’il ne fait que rapporter les propos de la directrice de l’école française de Beyrouth où il a mis son esclave, or Madame Carlès ne précise pas.

Ce qui ne cesse d’étonner le voyageur, c’est ce mélange de libertés et de contraintes qui caractérise la condition de la femme orientale. Il en avait été surpris au Caire, il le sera tout autant à Stamboul, les femmes se promènent sans que leur mari contrôle leurs randonnées : « les arabas -les voitures- sont traînées par des bœufs. Leur avantage est de contenir facilement tout un harem qui se rend à la campagne. Le mari n’accompagne jamais ses épouses dans ces promenades, qui ont lieu le plus souvent le vendredi »369. Gérard avait déjà remarqué qu’au Caire les femmes peuvent se rendre au bain quand cela leur plaît ; il en va de même en Turquie : « De plus, elle peut être tentée de sortir avec ses esclaves pour aller au bain…Aucun mari, hélas ! Ne peut empêcher sa femme de sortir sous ce prétexte »370.

Un autre trait a frappé Nerval : le fait que les femmes en Orient se marient très jeunes, il s’agit de la belle dame du faubourg de Scutari : « elle était fort jeune, quoique mère d’un petit garçon assez grand, car les femmes d’Orient, comme on le sait, se marient la plupart dès l’âge de douze ans »371.

Mais tout cela n’est qu’observation rapide d’un trait, d’une institution. Comme nous l’avons signalé plus haut, Gérard de Nerval se livre à une véritable étude de la condition des femmes en Orient. Dans l’Appendice à son chapitre intitulé Les Femmes du Caire, Mœurs des Egyptiens Modernes, l’auteur à mis en sous-titre : I- De la condition des femmes. Ces pages sont d’une incroyable richesse. Jamais voyageur ne s’était auparavant livré à semblable enquête, n’avait réuni pareille information. En outre, l’étude objective se double d’une thèse que Gérard prétend soutenir et faire triompher : il s’agit de démontrer que la condition de la femme musulmane n’est pas, comme on le croit communément en Europe, une condition inférieure. Gérard commence par montrer que la femme est moins bien traitée dans la Bible et le Talmud qu’elle ne l’est dans le Coran :

‘« On a cru longtemps que l’islamisme plaçait la femme dans une position très inférieure à celle de l’homme, et en faisait, pour ainsi dire, l’esclave de son mari. C’est une idée qui ne résiste pas à l’examen sérieux des mœurs de l’Orient. Il faudrait dire plutôt que Mahomet a rendu la condition des femmes beaucoup meilleure qu’elle ne l’était avant lui. Moïse établissait que l’impureté de la femme, qui met au jour une fille et apporte au monde une nouvelle cause de péché, doit être plus longue que celle de la mère d’un enfant mâle. Le Talmud excluait les femmes des cérémonies religieuses et leur défendait l’entrée du temple. Mahomet, au contraire, déclare que la femme est la gloire de l’homme ; il lui permet l’entrée des mosquées, et lui donne pour modèles Asia, femme de Pharaon, Marie, mère du Christ, et sa propre fille Fatime »372

Puis, Nerval s’efforce de démontrer que l’autorité accordée, par Mohamed et par « Saint Paul »373, à l’homme sur la femme est surtout la protection matérielle et morale que doit un être fort à un être faible. En effet, l’homme est tenu de nourrir sa femme et de lui constituer un douaire, alors que, souligne l’auteur : « l’Européen exige une dot de la femme qu’il épouse »374. Nerval va plus loin : il affirme que les femmes « veuves ou libres » ont les mêmes droits que les hommes, puisqu’elles peuvent acquérir, vendre, hériter. Il justifie le fait que l’héritage d’une fille ne soit que le tiers de celui d’un fils en rappelant qu’avant l’Islam les filles n’héritaient rien du tout. Il cite des cas où des femmes ont dominé politiquement en pays musulman, parle de « sultanes absolues » et ajoute, ce qui est historiquement exact : « …sans parler de la domination réelle qu’exercent du fond du sérail les sultanes mères et les favorites »375.

Nerval continue sa réhabilitation de l’Orient dans son comportement à l’égard des femmes. Il fait appel aux témoignages des Européennes qui ont pénétré dans les harems : elles « s’accordent, dit-il, à vanter le bonheur des femmes musulmanes »376, Lady Montague, par exemple, ou bien encore Lady Morgan, laquelle prétend même que la polygamie est « plus rare en Orient qu’en Europe, où elle existe sous d’autres noms »377. Enfin, Nerval dénonce Montesquieu, dont les Letters persanes seraient à l’origine de toutes les idées fausses qu’on se fait en Europe sur les harems : « Il faut donc renoncer tout à fait à l’idée de ces harems dépeints par l’auteur des Lettres persanes, où les femmes, n’ayant jamais vu d’hommes, étaient bien forcées de trouver aimable le terrible et galant Usbek »378.

Ces considérations amènent alors l’écrivain à parler de la punition des femmes adultères : là encore, il va défendre les coutumes orientales. Il nie que tout mari ait le droit de se faire justice. Les supplices infligés aux femmes infidèles ne le furent que sur l’ordre de sultans ou de pachas assez puissants pour se passer des lois ; Gérard ajoute : « nous avons vu de pareilles vengeances pendant le moyen âge chrétien »379.Du reste, Nerval affirme que la loi, en Orient, de rigoureuse qu’elle était au début, est devenue bien moins sévère. L’adultère n’est plus puni de mort, il est simplement cause de divorce.

Une autre fois, l’auteur revient au problème du voile. Le port du voile, nous dit Gérard, est une coutume de l’antiquité « que suivent en Orient les femmes chrétiennes, juives ou Druses, et qui n’est obligatoire que dans les grandes villes »380.

Vient la conclusion de ce long chapitre intitulé De la condition des femmes.

‘« Il faut conclure de tout cela que l’islamisme ne repousse aucun des sentiments élevés attribués généralement à la société chrétienne. Les différences ont existé jusqu’ici beaucoup plus dans la forme que dans le fond des idées ‘…’ rien n’oblige une chrétienne qui épouse un Turc à changer de religion. Le Coran ne défend aux fidèles que de s’unir à des femmes idolâtres, et convient que, dans toutes les religions fondées sur l’unité de Dieu il est possible de faire son salut »381

Le ton s’élève singulièrement et laisse deviner la position de Nerval non seulement à l’endroit de l’Islam, mais encore en face des religions. Ce n’est point ici le lieu de parler du rapprochement que Nerval souhaitait entre les différentes confessions, notamment entre le Christianisme et l’Islam, mais il est intéressant de noter cette grande préoccupation spirituelle dès maintenant et de faire remarquer qu’elle se manifeste à propos de la condition de la femme en Orient.

Mais où éclate le plus éloquemment le ton apologétique de Nerval, c’est dans le huitième chapitre, qui a pour titre Les mystères du harem, de sa troisième partie, intitulée Le Harem. Nerval revient encore sur les problèmes que pose la condition de la femme en Orient, fait allusion au droit musulman, reparle du mariage, tout cela dans le but manifeste de détruire un certain nombre d’idées préconçues et de vanter la sagesse orientale. Il commence par conseiller à son lecteur de perdre ses illusions touchant « les délices du harem »382 : en effet, l’époux musulman est loin d’être un maître tout puissant, les épouses ne sont pas toujours dociles. Il faut, au contraire, nous avertit Nerval, se bien persuader : « que la femme mariée, dans tout l’empire turc, a les mêmes privilèges que chez nous, et qu’elle peut même empêcher son mari de prendre une seconde femme, en faisant de ce point une clause de son contrat de mariage »383. En outre, dit Nerval, si elle a une rivale, elle a le droit de vivre à part. Aucune de ces femmes mariées ne consentirait, par ailleurs, à chanter ni à danser pour divertir son seigneur. D’autre part, les esclaves données par le mari à ses épouses n’appartiennent plus qu’à ces dernières et le mari agit sagement en installant ses propres esclaves dans une autre maison que celle où vivent ses femmes. Si l’homme est maître chez lui, la femme est maîtresse du harem : c’est ou « la mère ou la belle mère, ou l’épouse la plus ancienne ou celle qui a donné le jour à l’aîné des enfants »384.

Nerval n’a négligé aucun aspect de la question : « dans le cas où les femmes sont nombreuses, ce qui n’existe que pour les grands, le harem est une sorte de couvent où domine une règle austère »385, dit-il. Qu’y fait-on ? On y élève les enfants, on y borde, on dirige les esclaves dans les travaux de ménage. Nerval insiste, ensuite sur, l’entière liberté qu’ont les femmes orientales « de naissance libre », de sortir et de faire des visites.

Du reste, une fois de plus, il s’élève contre « les imaginations dépravées des Européens »386 et affirme que, en Orient, tout se passe beaucoup plus simplement qu’on ne le suppose en Occident : « la question du nombre des femmes ne tient chez les Turcs à aucune autre idée qu’à celle de la reproduction »387. Et Nerval de conclure :

‘« La loi musulmane n’a donc rien qui réduise, comme on l’a cru, les femmes à un état d’esclavage et d’abjection. Elles héritent, elles possèdent personnellement comme partout, et en dehors même de l’autorité du mari. Elles ont le droit de provoquer le divorce pour des motifs réglés par la loi »388. ’

La femme orientale a singulièrement intéressé Gérard de Nerval. On peut dire que c’est un des traits les plus remarquables de son Voyage en Orient. Le poète a tout tenté pour prouver qu’en définitive la condition des femmes orientales n’était nullement inférieure. Nerval s'applique par tous les moyens à prouver que l'Orient, loin de faire à la femme des conditions de vie inférieures, la respecte et la rend, au fond, aussi libre, sinon davantage, que sa compagne occidentale.

On a pu remarquer que Nerval ne s’est point contenté de faire une étude scrupuleuse et objective de la condition des femmes en Orient : partout, dans ce chapitre si substantiel, perce la sympathie de l’auteur à l’égard de coutumes et d’institutions qu’il a tout fait pour comprendre ; son effort le mène plus loin qu’à la claire conception d’usages pourtant étrangers, il le mène au désir de les justifier et de les defendre contre les critiques d’un Occident auquel ils ne sont pas familiers.

Notes
363.

Ibid., p. 87.

364.

Ibid.,p. 169.

365.

Ibid.,p. 170.

366.

Ibid., p. 366-367.

367.

Ibid., p. 368.

368.

Ibid., t. II, p. 43.

369.

Ibid., p. 163.

370.

Ibid., p. 202.

371.

Ibid., p. 358.

372.

Ibid., t. I, p. 349.

373.

Ibid., p. 350.

374.

Ibid.

375.

Ibid.

376.

Ibid.

377.

Ibid.

378.

Ibid., p. 350-351.

379.

Ibid., p. 351.

380.

Ibid., p. 352.

381.

Ibid., p. 352-353.

382.

Ibid., p. 320.

383.

Ibid., p. 320-321.

384.

Ibid.

385.

Ibid., p. 321.

386.

Ibid., t. II, p. 222.

387.

Ibid.

388.

Ibid.,t. I,p. 322-323.