La Caravane de la Mecque : une description merveilleuse

L’installation du voyageur nervalien dans le quartier cophte permet de présenter la vie quotidienne des gens du pays. Il essaie de suivre leur coutume, assiste aux actes et fêtes religieux. Les tableaux sont décrits comme des scènes vues ou vécues par un Européen.

Ainsi, la religion est l’un des sujets qui l’intéressent le plus, si bien qu’une cérémonie des religieux et une fête grandiose des pèlerins n’échappent pas à la plume nervalienne. Taha Hussein affirme que « la description par Gérard de Nerval de ce retour des pèlerins est justement célèbre »389, il ajoute : « que ce qui a d’abord frappé le poète, c’est le côté profondément mystique de la cérémonie »390. Dans une lettre à son père, en date du 2 mai 1843, Gérard écrit :

‘« Les mœurs des villes vivantes sont plus curieuses à observer que les restes des cités mortes, et nous avons été servis à souhait par les circonstances. Nous avons pu voir, tour à tour, la Pâque des Cophtes et des Grecs, la fête turque de la naissance du Prophète et celle du retour des pèlerins de la Mecque. Cette dernière surtout présente des cérémonies extraordinaires et qu’on s’étonne de rencontrer dans un pays à demi civilisé. J’ai vu des fanatiques qui s’étaient mis dans un état d’exaltation analogue à celui des convulsionnaires, se coucher sur le ventre, en grand nombre sous le pas du cheval de l’émir des pèlerins ; le cheval trotte sur un chemin de dos humains sans leur faire du mal, à ce qu’ils disent »391

Mais la fameuse description, c’est dans le Voyage en Orient qu’elle figure sous le titre de La Caravane de la Mecque, qui est le onzième chapitre de la deuxième partie de l’ouvrage. Dans le récit de voyage, le narrateur représente une immense foule envahissant la ville avant d’entamer la description du Mahmil, « espèce d’arche sainte »392 de l’islam.

L’arrivée des pèlerins au Caire a commencé, nous dit le voyageur, dès le matin, mais dure jusqu’au soir, car ils sont trente mille. Gérard et son ami, le peintre français, parviennent à gagner « Bab-el-Fetouh », traduit l’auteur à peu près « la porte de la victoire »393. Depuis la porte de la Victoire, Nerval remarque, dans la marche des pèlerins, les instruments de musique, les étendards et les dromadaires chargés des Bédouins. Ce cortège lui rappelle un opéra, populaire à l’époque de l’Empire. Laissons le pittoresque de l’affaire, Gérard note :

‘« Il n’y avait plus là de quoi penser à l’Opéra ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les siècles remontaient encore en arrière, et que j’assistais à une scène du temps des croisades »394

Dans ce premier temps, le retour annuel est associé au souvenir de Bonaparte, qui aurait reçu, d’après le narrateur, la caravane de la Mecque à la porte de la Victoire. Dans un deuxième temps, ce grandiose spectacle est rapproché de la scène des Croisades, sous l’influence des sites anciens du Mokatam et de la Ville des Morts ; dans l’expression du « le faîte crénelé des murs et des tours de Saladin ».

Nous en arrivons à l’entrée en scène du Mahmil :

‘«Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la citadelle, les acclamations et les trompettes annoncèrent que le Mahmil, espèce d’arche sainte qui renferme la robe de drap d’or de Mahomet, était arrivé en vue de la ville»395

Et l’auteur d’ajouter : « La plus belle partie de la caravane, les cavaliers les plus magnifiques, les santons les plus enthousiastes, l’aristocratie du turban, signalée par la couleur verte, entouraient ce palladium de l’Islam »396. Ce tableau à la fois pittoresque et oriental est encore souligné par les étendards multicolores et hampes armées, les éminents orientaux magnifiquement vêtus sur les chevaux décorés de pierreries brillantes, les palanquins des femmes à dos de chameau.

Après un récit détaillé du défilé, Nerval décrit le Mahmil lui-même : s’il n’a pas bien saisi le sens symbolique du Mahmil, en revanche, il l’a, grâce à ses dons d’observation, exactement dépeint : « le Mahmil, se composant d’un riche pavillon en forme de tente carrée, couvert d’inscriptions brodées, surmonté au sommet et à ses quatre angles d’énormes boules d’argent… »397. Il a bien capté, également, la réaction de la foule :

‘« De temps en temps le Mahmil s’arrêtait, et toute la foule se prosternait dans la poussière en courbant le front sur les mains. Une escorte de cavasses avait grand peine à repousser les nègres, qui, plus fanatiques que les autres musulmans, aspiraient à se faire écraser par les chameaux ; de larges volées de coups de bâton leur conféraient du moins une certaine portion de martyre »398

Non seulement Nerval et son compagnon se mêlent à la foule des fidèles, mais ils crient « Allah » comme les autres aux diverses stations des chameaux sacrés. Est-ce une adaptation de Nerval ? En tout cas, Gérard fournit encore un certain nombre de détails, les uns exacts, les autres fantaisistes. C’est ainsi qu’il raconte que : « le pacha et sa femme avaient reçu respectueusement la robe du prophète rapportée de la Mecque, l’eau sacrée du puits de Zemzem et autres ingrédients du pèlerinage »399, on avait montré, reprend Nerval, « la robe au peuple à la porte d’une petite mosquée située derrière le palais »400.

La description de ce « palladium de l’islam » « compose le tableau éclatant de la plus belle partie de la marche des pèlerins. Tout fabuleux que ce cortège puisse paraître, l’on peut aussi penser qu’il souligne un trait bien oriental de la fête religieuse »401. De ce point de vue, divers genres de fanatiques poursuivant le Mahmil font partie intégrante de la réalité. Il y a des nègres qui veulent se faire écraser par les chameaux, des santons qui se percent les joues avec des pointes, d’autres qui dévorent des serpents vivants, d’autres encore qui se remplissent la bouche de charbons allumés. Du côté des femmes, l’on distingue des chanteuses d’un aspect particulier ; leur visage est tatoué de bleu et de rouge, leur nez est percé de lourds anneaux. Voilà encore un tableau d’une scène du Levant, et, dans ce monde recomposé à la manière réaliste, le voyageur, mêlé à la foule, suit le Mahmil en chantant Allah dans les rues menant à la citadelle. On peut dire qu’il n’y a aucune raison de douter de la réalité d’un tel récit.

Nous avons essayé de mettre en lumière une dimension du quotidien oriental. Comme nous le disons au commencement de cette étude sur Nerval et la Caravane de la Mecque, en plus du pittoresque de la cérémonie, c’est son étrangeté même qui a séduit et peut-être un peu troublé le sensible voyageur. C’est assurément une réalité orientale que l’auteur à l’intention de fixer dans son récit de voyage, et il l'expose devant les yeux de ses lecteurs éblouis soit par l'éclat soit par la bizarrerie.

Notes
389.

Moëinis Taha-Hussein, Présence de l’Islam, op. cit, p.368.

390.

Ibid.

391.

Gérard de Nerval, Correspondance de Gérard de Nerval, publiée par Jules Marsan, op. cit., p. 130.

392.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 174.

393.

Ibid., p. 173.

394.

Ibid.

395.

Ibid, p. 175.

396.

Ibid., p. 174.

397.

Ibid., p. 175.

398.

Ibid.

399.

Ibid., p. 178.

400.

Ibid.

401.

Mizuno Hisashi, Nerval l’écriture du voyage, op. cit., p. 194.