Le Ramzan et le Baïram

Si c’est en Egypte, plus précisément au Caire, qu’il fut donné à Gérard de Nerval d’assister au retour de la caravane de la Mecque et aux fêtes qui marquent la naissance du prophète, c’est en revanche, à Constantinople qu’il prendra conscience de ce que représente le mois de Ramadan et qu’il verra ce qu’est le Baïram, c’est-à-dire les fêtes qui marquent la fin du jeûne. Nerval attend impatiemment qu’arrive le mois de Ramadan. Quand il s’est produit, pour le mieux observer, Gérard quitte Péra, le quartier européen de Stamboul, pour s’installer en plein cœur de la ville musulmane. Pour le moment, Gérard ne se pose guère de question d’ordre religieux ; il se borne à constater que le Ramazan n’est pas qu’une inertie générale : pendant un mois, c’est une animation à la fois gaie et sérieuse ; carême le jour et carnaval la nuit. La lune brille avec tant d’éclat qu’elle est considérée comme « un soleil nocturne »402 ; en fait, Nerval n’a cessé de décrire plusieurs scènes de divertissements sous la lumière sans soleil :

‘« Mon compagnon me dit : où voulez-vous aller ?
Je serai bien aise de m‘aller coucher..
Mais pendant le Ramazan, on ne dort que le jour. Terminons la nuit…ensuite au lever du soleil, il sera raisonnable de regagner son lit »403

C’est grâce à ces promenades nocturnes que Gérard sera « initié » au Ramadan. Mais il lui arrive de crier : « N’étant pas forcé, comme les musulmans, de dormir tout le jour et de passer la nuit entière dans les plaisirs pendant le bienheureux mois du Ramazan, à la fois carême et carnaval, j’allais souvent à Péra pour reprendre langue avec les Européens »404. Nerval ne cesse d’observer le spectacle de la rue : « les rues étaient pleines de femmes et d’enfants plus encore que d’hommes, car ces derniers passaient la plus grande partie du temps dans les mosquées et dans les cafés »405.

Voilà les deux aspects principaux du Ramadan tel que Gérard l’a vécu à Constantinople en 1843 : « carême et carnaval », la mosquée et le café. Ainsi, le Ramazan renverse toutes les habitudes en Orient, lisons sa description par Nerval :

‘« A un moment donné, tous les Turcs disparurent, emportant leurs emplettes, comme des soldats quand sonne la retraite, parce que l’heure les appelait à l’un des Namaz, prières qui se font la nuit dans les mosquées. Ces braves gens ne se bornent pas, pendant les nuits du Ramazan, à écouter des conteurs et à voir jouer le Caragueuz ; ils ont des moments de prières, nommés rikats, pendant lesquels on récite chaque fois une dizaine de versets du Coran. Il faut accomplir par nuit vingt rikats, soit dans les mosquées, ce qui vaut mieux, — ou chez soi, ou dans la rue, si l’on n’a pas de domicile, ainsi qu’il arrive à beaucoup de gens qui ne dorment que dans les cafés. Un bon musulman doit, par conséquent, avoir récité pendant chaque nuit deux cents versets, ce qui fait six mille versets pour les trente nuits. Les contes, spectacles et promenades, ne sont que les délassements de ce devoir religieux »406

Il était grandement temps que Nerval fît entrer les obligations religieuses dans ses propos sur le Ramadan ! Il n’en dira, du reste, pas beaucoup plus, car les réjouissances que provoque la fin du jeûne l’intéressent davantage. Il va maintenant exposer ce qu’est le Baïram.

C’est d’abord l’aspect européen de la fête, telle, il est vrai, qu’on la célèbre à Constantinople, qui le frappe. Il constate que la Turquie « s’occidentalise », mais, remarque-t-il, dans la mesure où la religion musulmane le permet : « Le Baïram des Turcs ressemble à notre jour de l’an. La civilisation européenne, qui pénètre peu à peu dans leurs coutumes, les attire de plus en plus, quant aux détails compatibles avec leur religion »407. Le jour du Baïram, le voyageur nervalien se trouve d’abord à Péra chez Mme Meunier, « la confiseuse principale »408 du quartier franc, puis passe à Stamboul pour assister à la procession du sultan dans la grand Sérail. On assiste ici à la mise en scène du contraste entre le quartier européen et celui des Turcs. Sous l’influence de la civilisation occidentale, Péra paraît déjà comme un quartier de Paris, dont la grande rue est comparée à la rue des Lombards. Tout le monde raffole des articles d’Europe ; ce ne sont pas seulement les femmes et les enfants, attirés par les parures, les comestibles, les jouets, les hommes non plus n’y résistent pas. L’histoire des jouets de Nuremberg, saisis par les fonctionnaires turcs à prix intéressant, en témoigne. Les bonbons sont aussi appréciés des personnages éminents, peut-être parce que : « le privilège des sucreries, des bonbons et des cartonnages splendides appartient à l’industrie parisienne »409. Il est clair que dans cette partie de récit, le narrateur ne semble pas mettre en cause la « civilisation européenne qui pénètre peu à peu »410 dans la haute société de Constantinople. En bref Mme Meunier représente les bienfaits de la modernisation industrielle dans les pays considérés comme arriérés par les adaptes de la science et du progrès.

Après ce passage, le lecteur est transporté à Stamboul la veille du Baïram, « cette nuit privilégiée »411 selon le narrateur. Le sultan Abdul-Medjid fait la grande prière du Baïram sans doute d’après le rite traditionnel. Le voyageur nervalien sait que la cérémonie principale consiste dans le sacrifice d’un mouton, mais il ne peut pas s’introduire à l’intérieur de la mosquée du sultan Ahmed, celle-ci donnant sur la place de l’Atmeïdan. C’est une fête généralisée, tous les habitants, sans distinction de religions, y participent  ; l’on imite le sacrifice dans toutes les maisons, sur la place de l’Atmeïdan et dans les maisons particulières, la nourriture est distribuée à tous. L’on peut donc en déduire que la tradition se conserve dans les cérémonies religieuses du Baïram.

Cependant, il est important de signaler que toutes les réflexions du narrateur, mettant les clichés en lumière et les retournant, sont basées sur la description détaillée du grand sérail et de la place de l’Atmeïdan. Le dernier jour du Ramazan, une file de vingt voitures se dirige du vieux au nouveau sérail en suivant la grande rue de Sainte-Sophie. Elles traversent les quartiers pleins de spectateurs, avant d’arriver à la porte du grand sérail. Pour la décrire, le narrateur fait mention d’une « splendide fontaine, ornée de marbre, de découpures, d’arabesques dorées »412, d’un « toit à la chinoise »413, des « bronzes étincelants »414, et met au point la fameuse porte en recourant à une curiosité bien connue, à savoir les « célèbres têtes du sérail » 415, exposées sur les niches de la principale porte du côté de Saint-Sophie. L’évocation des détails et l’appel au savoir commun de son époque, permettent à Nerval de créer un tableau concret pour son lecteur. Mais avant de présenter la procession de la fête, Nerval commence par fixer les lieux de la scène.

La description du sérail s’effectue en deux temps ; d’abord, une énumération des constructions, accompagnée des notices relatives à la bibliothèque et à la trésorerie. La première partie de la description est explicitement marquée par l’opposition entre la tradition et la modernisation :

‘« Il y a dans les bâtiments du sérail un grand nombre de constructions anciennes, de kiosques, de mosquées ou de chapelles, ainsi que des bâtiments plus modernes, presque dans le goût européen. Des jardinets en terrasse, avec des parterres, des berceaux, des rigoles de marbre, des sentiers formés de mosaïques en cailloux, des arbustes taillés et des carrés de fleurs rares sont consacrés à la promenade des dames. D’autres jardins dessinés à l’anglaise, des pièces d’eau peuplées d’oiseaux, de hauts platanes, avec des saules, des sycomores, s’étendent autour des kiosques dans la partie la plus ancienne »416

Dans ce tableau, l’on peut remarquer que l’européanisation ne cesse de s’introduire à Constantinople, à tel point que les jardins occidentaux envahissent la partie la plus secrète de l’empire ottoman. Il est vrai que la bibliothèque garde encore le Coran comme un beau fruit de l’art oriental tandis que les portraits des sultans « peints en miniature, d’abord par les Belin de Venise, puis par d’autres peintres italiens. Le dernier, celui d’Abdul-Medjid, a été peint par un Français, Camille Rogier »417. Ici encore, l’on assiste à la généralisation de la civilisation européenne.

En ce qui concerne la place de l’Atmeïdan, il indique, sa forme « oblongue »418, la présence des deux obélisques et d’une colonne et le voisinage de la mosquée du Sultan Ahmed. Mais, pour lui, c’est surtout une place « illustrée par le souvenir des empereurs de Byzance »419. Il est clair que le narrateur nervalien insiste sur les traces de Byzance au-delà de la domination ottomane.

Après avoir fixé le lieu de la fête du Baïram, Nerval passe à une description du défilé sur cette place et, cette fois-ci, l’accent est mis sur la modernisation :

‘« Le défilé, qui tournait par les rues environnant Sainte-Sophie, dura au moins une heure. Mais les costumes des troupes n’avaient rien de fort curieux pour un Franc, car, à part le fezzi rouge qui leur sert uniformément de coiffure, les divers corps portaient à peu près les uniformes européens. Les mirlivas ‘généraux’ avaient des costumes pareils à ceux des nôtres, brodés de palmes d’or sur toutes les coutures. Seulement, c’étaient partout des redingotes bleues ; on ne voyait pas un seul habit »420

Les militaires sont profondément concernés par la politique d’européanisation du sultan actuel. Alors, la musique exécutée par un Donizetti s’y ajoutant, la description concrète des soldats turcs dans les costumes presque européens peut servir à transmettre la sensation singulière du voyageur nervalien au lecteur parisien. L’Europe est là au centre des centres de Constantinople.

Enfin, le sultan Abdul-Medjid paraît. Il n’a rien de turc, pas plus que son cheval ou les vêtements de son cortège. D’autre part, au niveau du vocabulaire, le narrateur déploie des mots de tonalité fortement marquée. Les chevaux sont menés par des « saïs », le sultan est suivi de « vizirs », « sérasquiers », « ulémas ». Arrivant sur la place, il descend de cheval et se trouve reçu par « les imans et les mollahs ». L’emploi fréquent de mots exotiques dans un espace assez limité donne au tableau du cortège une touche bien orientale. Ici, le lexique crée d’autant plus l’effet d’une scène turque que la description citée ci-dessus ne comptait que deux mots étrangers « fezzi » et « mirlivas ». Autant de façons de montrer que l’Empire ottoman est susceptible de contenir toutes sortes de contradictions, résultant des conflits entre la tradition et la modernisation. 

Pour conclure, on peut dire que les nuits de Ramazan prendraient l’aspect d’une relation de voyage tout à fait réaliste ; rien de fictif ne tend à démentir la réalité des expériences vécues par le voyageur nervalien.

Nul écrivain, on doit le reconnaître, n’avait avant Gérard poussé si loin son enquête. Missiaen a bien raison d’écrire au sujet du Voyage en Orient de Gérard de Nerval ces lignes auxquelles tout lecteur de ce chef d’œuvre ne peut que souscrire :

‘« Dans une série de brefs récits, Gérard trouve le moyen de noter tout ce qu'il y a de plus curieux pour un Européen : hôtel et boutiques, café, serviteurs, mariage, marché, d'esclaves, caravanes de pèlerins, cimetières et bains, harems, et les divers types sociaux masculins et féminins….
Ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine on ne trouve ce sens de la vie, des mœurs, des foules, musulmanes… »421

Plus qu’un autre, Nerval est sensible à toutes les qualités pittoresques du réel étranger. L’exotisme, c’est d’abord cette fête permanente de nouvelles couleurs et de nouvelles formes. Le musée qu’il fréquente le plus volontiers, c’est le musée de la rue. Mais, cette réalité qu’il a vue passe à travers le filtre de ses lectures et de ses songes pour aboutir au monde du voyage recréé par l’écriture. Comme nous l'avons déjà indiqué Nerval fait appel à l’autorité de Lane, de Sacy et de Goethe, pour décrire des scènes de la vie orientale.

Nous voilà à la fin de notre deuxième partie. Sa longueur même est la preuve de l’intérêt qu’eut Gérard de Nerval pour le pittoresque et les traditions de l’Orient. Le récit de voyage de Nerval est essentiellement destiné à représenter les scènes de la vie des orientaux. Comme on aura pu le constater, le vigilant voyageur qu’il était n’a à peu près rien laissé passer. Il ne s’est pas contenté de peindre avec exactitude, presque toujours avec bonheur, mais il a aussi tenté de comprendre et d’expliquer, et il y a souvent réussi, qu’il s’agisse de paysages, de tableaux, de scènes, qu’il s’agisse surtout des usages, des coutumes, des mœurs, des traditions en Orient, du mariage, de certaines particularités originales, des fêtes, de la conditions des femmes, de l’esclavage, Nerval observe tout, va au fond, ne néglige aucun détail, décrit minutieusement, accompagne sa narration d’éclaircissements.

Notes
402.

Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 363.

403.

Ibid., p. 181.

404.

Ibid., p. 193-194.

405.

Ibid., p. 193.

406.

Ibid, p. 361-362.

407.

Ibid., p. 361.

408.

Ibid.

409.

Ibid.

410.

Ibid.

411.

Ibid., p. 363.

412.

Ibid., p. 365.

413.

Ibid.

414.

Ibid.

415.

Ibid.

416.

Ibid, p. 366.

417.

Ibid.

418.

Ibid., p. 368.

419.

Ibid.

420.

Ibid., p. 369.

421.

Pierre Messiaen, Gérard de Nerval, op. cit ., p. 100-101.