Le passé : affinité pour la religion des Druses

L'exposé de la religion Druse

Nerval consacre plusieurs pages de son Voyage en Orient à El-Hakem et aux Druses. De quelle manière s’y prend-il ? Il commence, étant au Caire, il choisit de se rendre à la mosquée du calife Hakem, et voici comment il présente son héros :

‘« J’ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l’enceinte des murs, près de Bab-el-Nasr, la mosquée du calife Hakem fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l’un des héros les plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d’être le troisième des califes africains, l’héritier par la conquête des trésors d’Haroun-al-Raschid, le maître absolu de l’Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d’Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d’une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l’on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l’on m’a montré sur une des cimes du Mokatam l’observatoire où il allait consulter les astres, car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant magicien »423

En premier lieu on doit attirer l’attention sur le fait que l’histoire du calife Hakem peut être mise en rapport avec l’aventure du voyageur nervalien amoureux de Salèma, fille druse. Dans un article intitulé De l’influence de l’ésotérisme islamique chez quelques voyageurs d’Orient, Jacques Huré commente le projet de mariage avec Saléma avec les termes suivants :

‘« La rencontre de Nerval avec la doctrine druse paraît, semble-t-il, l’étape du voyage la plus importante car elle lui permet de révéler le sens qu’il donne au mot Orient, sens secret, de lieu intérieur où il peut atteindre la lumière de la gnose antique. Sous le masque apparent d’un récit anecdotique secondaire, la rencontre de Saléma, il développe en fait le fond de sa pensée en matière de spiritualité. Il établit une équivalence entre celle-ci et le syncrétisme des Druses qui satisfait son refus des dogmes, imposant une vérité unique et invariable »424

Chose intéressante, l’histoire d’amour fait place au problème du culte particulier lorsque le voyageur va voir le père pour lui demander la main de sa fille ; pour cela on peut dire que cette histoire a pour but d’illustrer la doctrine de la religion des Druses. Nous allons donc étudier d’abord la religion des Druses, puis l’Histoire du calife Hakem, pour aboutir enfin à montrer l’intention de Nerval de présenter sur Hakem et sa religion un autre point de vue que celui des historiens :

‘« L’histoire du Calife Hakem retrace les origines de la religion druse ; ce récit est un épisode dans l’histoire de l’oppression s’exerçant sur les sectes mystiques. ‘…’ L’histoire du calife Hakem conte la manière dont le prince, prophète et révolutionnaire, fut incarcéré et traité de fou. De même, le narrateur, un cheik druse, raconte l’histoire du calife Hakem depuis sa prison. L’emprisonnement de ce narrateur secondaire est dû aux rapports orageux entre les nationalistes libanais dont il fait partie et l’autorité centrale d’Istanboul. Père de Saléma, le cheikh druse est en prison pour avoir tenu des propos séditieux, et pour avoir refusé de payer l’impôt depuis 1840 »425

La disposition particulière de Salèma peut susciter d’autant plus d’intérêt sur sa religion mystérieuse que les Druses ne laissent pas pénétrer l’étranger dans l’énigme de leur culte. Le voyageur-narrateur recourt alors à un akkal « spirituel », père de Salèma, et rectifie ses connaissances puisées dans les livres à la lumière des entretiens qu’il a avec lui, C’est ainsi que le chapitre IV intitulé Le Cheik druse est consacré, pour la plus grande part, au résumé des entretiens qu’il a eus avec le cheik sur le culte des Druses :

‘« Sachant combien on avait de peine à faire donner aux Druses des détails sur leur religion, j’employais simplement la formule semi-interrogative : Est-il vrai que ?...et je développais toutes les assertions de Niebuhr, de Volney et de Sacy. Le Druse secouait la tête avec la réserve prudente des Orientaux, et me disait simplement : ‘Comment ? Cela est-il ainsi ? Les chrétiens sont-ils aussi savants ?... De quelle manière a-t-on pu apprendre cela ?’ et autres phrases évasives »426

La transcription de l’entretien confère une grande authenticité au résumé de la doctrine rédigé par le destinateur du Voyage en Orient. Les noms des voyageurs ou orientalistes représentent bien la somme des connaissances accumulées en Europe sur la religion des Druses. Il est intéressant de noter ici que les auteurs européens sont, pour la plupart, défavorables à la doctrine dont ils traitent. Silvestre de Sacy, par exemple, auteur des deux gros volumes intitulés l’Exposé de la religion des Druses. Après avoir présenté l’abrégé de la doctrine dans les premiers pages de l’introduction, il prononce un jugement sévère sur la religion druse, en trouvant son système bizarre et son fondateur Hakem monstrueux ; bref c’est une « croyance insensée ». Nerval ne s’écarte pas des données scientifiques et expose ses connaissances soit en citant les noms des voyageurs précédents, comme Niebuhr ou Volney, ou encore des orientalistes comme S. de Sacy, soit en confrontant deux opinions sur la religion des Druses. Les uns y voient : « un monument des plus compliqués de l’extravagance humaine »427  ; les autres mettent l’accent sur le rapport avec « la doctrine des initiations antiques »428.

L’exposé nervalien est construit comme un discours « quasi scientifique  ; il est présenté d’un ton sec, ce qui ne s’accorde pas avec un récit de voyage »429. Nerval reprend la question dans un Appendice au Voyage en Orient, qui a pour titre Catéchisme de Druses. A ce propos Taha Husein affirme que « Sans indiquer ses sources, mais nous savons qu’elles se trouvent presque toutes dans l’ouvrage de Sacy »430. Nerval présente ce  Catéchisme sous forme de dialogue qui se compose de soixante-cinq questions-réponses. N’est-il pas possible que Nerval ait préféré le résumé scientifique, afin de rendre plus authentique l’histoire de la vie du calife Hakem ? Tel est, en effet, le sujet du récit suivant :

‘« Ces détails m’intéressaient tellement, que je voulus connaître enfin la vie de cet illustre Hakem, que les historiens ont peint comme un fou furieux, mi-parti de Néron et d’Héliogabale. Je comprenais bien qu’au point de vue des Druses sa conduite devait s’expliquer d’une tout autre manière »431

Dans ces passages, Nerval exprime l’intention de présenter sur Hakem un autre point de vue que les historiens. Après avoir écouté l’histoire orientale, il précisera encore son idée en évoquant les noms d’auteurs reconnus :

‘« Je me disais que, dieu ou homme, ce calife Hakem, si calomnié par les historiens cophtes et musulmans, avait voulu sans doute amener le règne de la raison et de la justice ; je voyais sous un nouveau jour tous les événements rapportés par El-Macin, par Makrisi, par Novaïri et autres auteurs que j’avais lus au Caire »432

La science fournit des données ; la religion des Druses est une extravagance par excellence, et Hakem, un tyran fou : « les faits principaux de cette histoire sont fondés sur des traditions authentiques »433. Par contre, les entretiens avec le cheik tendent à les rectifier ou à les faire voir différemment. Remarquons que même les historiens arabes ne sont pas épargnés dans cette revue générale. Quel est donc ce « nouveau jour » ?

Une des plus grandes particularités de l’exposé nervalien consiste à mettre en parallèle le culte d’Hakem et ceux de Jésus et de Mahomet. Il est vrai que Nerval reconnaît des absurdités dans les pensées religieuses des Druses ; par exemple, Mme Stanhope, qui vivait au milieu des montagnes du Liban, espérait aller au paradis sur un cheval naturellement muni d’une selle sur le dos :

‘« Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies ? Au fond, il n’y a pas une religion moderne qui ne présente des conceptions semblables. Disons plus, la croyance des Druses n’est qu’un syncrétisme de toutes les religions et de toutes les philosophies antérieures »434

Ainsi, Nerval invoque d’abord la filiation de toutes les croyances ; chaque culte est un nœud dans une longue chaîne spirituelle qui a pour origine la religion primitive. Remarquons, cependant, que, dans le passage cité, Mme Stanhope parle d’une religion « moderne » ; il y a une restriction, une nuance qui compte pour comprendre l’idée principale du résumé des entretiens : « la religion de Druses a cela de particulier, qu’elle prétend être la dernière révélée au monde. En effet, son Messie apparut vers l’an 1000, près de quatre cents ans après Mahomet »435.

Dès lors, en quoi consiste l’essence de la religion druse ? L’auteur du Voyage en Orient montre que l’essence de la religion druse consiste dans son caractère « révélé » ; l’intervention du ciel sur la terre compose l’une des caractéristiques de ce culte. En fait, il dit que Dieu « s’est incarné dix fois en différents lieux de la terre »436, et qu’Hakem est la dernière incarnation divine. On peut dire que la clé est la « révélation ». L’insistance sur l’idée de la « révélation » sert à placer la religion druse aux côtés du christianisme et du mahométisme. Nerval souligne donc leurs rapports bien étroits ; la croyance des Druses est « l’idée chrétienne sans Jésus », « l’idée musulmane mais sans Mahomet », et « une interprétation particulière de la Bible »437.

Notes
423.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 189.

424.

Jacques Huré, « Quelques voyageurs en Orient », dans Hommage à Jean Richer, Paris : Les belles lettres, no. 51, 1985, p.238.

425.

Françoise Sylvos, , Nerval ou l'antimonde, discours et figures de l'utopie 1826-1855, Paris, l’Harmattan, 1997, p. 116.

426.

Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 51.

427.

Ibid., p. 52.

428.

Ibid.

429.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, op. cit., p. 288.

430.

Moëinis Taha-Hussein, Présence de l’Islam, op. cit, p. 411.

431.

Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 58.

432.

Ibid., p. 103.

433.

Ibid.

434.

Ibid., p. 54.

435.

Ibid., p. 53.

436.

Ibid., p. 54.

437.

Ibid., p. 56.