La doctrine druse ayant été exposée, Nerval prétend transcrire l’histoire du fondateur de ce culte, racontée par le père de Salèma. Il souligne que le récit se base sur des faits « authentiques » ; en effet, ils sont tirés de la « Vie du khalife Hakem-Biamr-Allal », placée dans l’Exposé de la religion des Druses par S. de Sacy. Comme nous l'avons déjà indiqué, Nerval précisera ses dettes à l’Exposé de la religion des Drusesde Sacy : « Tous ces détails, ainsi que les données générales de la légende sont racontés par les historiens cités plus haut et reproduits pour la plupart dans l’ouvrage de Silvestre de Sacy sur la religion des Druses »438.
Nerval veille à tout prix à faire figure d’historien honnête, M.H. Clouard affirme que Nerval a transformé en légende la donnée historique telle qu’on la trouve dans le livre de Sacy sur les Druses, comme tend à le faire croire le texte suivant :
‘« Cette fois, c’est toute une légende qui vient du livre de Sylvestre de Sacy sur la religion des Druses. Seulement, on ne manquera pas de remarquer que la psychologie du prophète Hakem, dans Nerval, est traversée d’une sorte d’ivresse pré-baudelairienne et aussi d’éclairs de féerie, précurseurs de ceux qui incendieront Aurélia »439. ’Parmi les récits dont l’Orient est dépositaire, figure « l’Histoire du calife Hakem », racontée par le cheik druse père de Saléma. L’Histoire du calife Hakem relate comment l’esprit se libère du corps par le hachich. Elle développe, en effet, une première analyse de l’état d’excitation intellectuelle provoqué ici par la consommation de hachich : « L’esprit, dégagé du corps, s’enfuit comme un prisonnier. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible… »440
Le calife Hakem incarne l’homme qui vit « la double existence de sa vie et de ses extases »441, qui ne peut distinguer « ce qui est rêve de ce qui est réalité »442, comme un écho à son identification à Dieu.
La légende, telle qu’elle est narrée dans le Voyage en Orient, montre la conquête artificielle du monde grâce au hachich, qui construit un univers onirique. L'effet magique du hachich révèle au calife d'Egypte sa propre divinité. Yousouf aime une « péri », c’est-à-dire une fée, créature céleste que la drogue lui a fait reconnaître ; de son côté, son double, Hakem, aime sa sœur Sétalmuc, et veut l’épouser. Le mariage incestueux témoigne du repli narcissique et de la volonté du calife de préserver la pureté de la race, « Par la concentration de nos sangs divins, je voudrais obtenir une race immortelle, un dieu définitif, plus puissant que tous ceux qui se sont manifestés jusqu’à présent sous divers noms et diverses apparences »443. Il est clair que le calife terrestre exprime son désir extravagant de créer une race divine, qui serait la dernière apparition la plus puissante après plusieurs incarnations célestes. Sa déclaration exprime la même idée que le dogme de la religion druse : apparition réitérées de Dieu, de son ministre. La conscience qu' Hakem prend de sa divinité culmine à la fin de la scène du hachich. Tout d'un coup, il déclare sa propre divinité : « Je suisDieu moi-même ! Le seul, le vrai, l'unique Dieu, dont les autres ne sont que les ombres »444. Hakem a la révélation de sa propre divinité, ce qui signifie que la religion fondée par lui est une religion révélée, comme l'a déjà précisé le résumé de la doctrine druse.
Mais le projet d’union est détruit par l’amour de Yousouf et de Sétalmuc, car la femme de son rêve, la fée, et la sœur du calife ne font qu’un. Sur l’ordre de Sétalmuc, Yousouf doit tuer son rival, mais ignorera cependant qu’il s’agit du calife jusqu’au moment du crime. Dans Gérard de Nerval la marche à l’étoile, Corinne Bayle constate que :
‘« La légende pose à sa façon la question de l’identité. La réponse est donnée par la mort des deux hommes : Yousouf, comprenant qu’il est le meurtrier d’Hakem, son alter ego, se laisse tuer à son tour par ses comparses. Mais Hakem n’est peut être pas mort, et il sera adoré par les Druses : il revivra donc à travers leur vénération »445 ’Dans un article intitulé Hakem et ses doubles, Claire Rouget-Molinelli affirme que l’Histoire du calife Hakem se présente comme une véritable quête de l’unité, elle écrit à ce sujet : « L’Histoire du Calife Hakem se confond avec la recherche de l’identité, fondée sur un besoin de reconnaissance »446. Elle nous propose « un schéma » selon lequel la « quête » se déroule dans le récit, en trois parties, ou trois épisodes principaux :
‘« La première partie : elle groupe les trois premiers chapitres. Nous y voyons Hakem tenter de se faire connaître comme dieu aux yeux de la plupart, comme calife aux yeux de quelques uns, ce qui suppose que Hakem ne doute personnellement ni de son califat ni de sa divinité.Personne ne peut ignorer que le couple Yousouf-Sétalmulc constitue à lui seul une menace puisqu’il forme une entité, celle de la reconnaissance. C’est ce danger qui menace le plus dangereusement le calife, car si Argévan usurpait le trône, Yousouf usurperait à la fois le trône et les rêves mystiques du calife « son amour ». Il fallait donc que Hakem se reconnaisse lui-même dans les traits de Yousouf pour accepter une telle imposture. A son tour Yousouf reconnaît socialement son ami. Yousouf a ainsi opéré une reconnaissance réciproque qui va entraîner la mort du calife et de son double. Cette reconnaissance dernière dans le sens Yousouf-Hakem se réalisera à la fin du conte. A nouveau nous avons une reconnaissance totale et réciproque qui va entraîner la mort des deux rivaux.
Tout se passe comme si la première partie était le récit de la lutte entre Hakem dieu et son double Argévan vizir, pour la reconquête du pouvoir. Tout se passe comme si la troisième partie était le récit de la lutte entre Hakem dieu et son double Yousouf homme, pour la reconquête de la femme. Lutte politique dans le premier cas, lutte mystique dans le deuxième cas. Un autre point est frappant : « c’est qu’en réalité la mort des Doubles intervient toujours après une reconnaissance totale et réciproque de l’homme et de son ombre »448.
Dès lors, quel est le rôle du conte d’Hakem dans le Voyage en Orient ? Est ce qu’on peut dire qu’il y a une identification du poète au calife ? Si finalement, Nerval semble discrètement accréditer la thèse selon laquelle Hakem était dieu, c’est qu’il lui déplaisait de voir en ce prince oriental un fou. Quand le calife est enfermé au Moristan, l’auteur nous précise qu’il demeure « Seul maître de sa raison parmi ces intelligences égarées »449. Comme tous les grands esprits, parce qu’il est incompris, il est jugé fou. Considéré de l’extérieur, Hakem à cause de son comportement, pouvait effectivement être jugé fou. Mais en faisant partager ses phantasmes au lecteur, l’auteur suscite le « doute » nécessaire, préalable à tout jugement. Or le voyage en Orient a été entrepris par Nerval, en partie pour se réhabiliter aux yeux de ses amis. Le voyage devait être la preuve que sa santé était excellente et qu’il n’avait été victime en 1841 que d’un accident isolé. Tout comme Hakem, Nerval a connu le Moristan, tout en estimant peut-être que ce n’était pas sa place, et que ses raisons échappaient à la logique humaine. Dans la lettre datée du 27 avril 1841, adressée à Maître Emile de Giradin, on lit :
‘« Heureusement, le mal a cédé presque entièrement aujourd’hui ; je veux dire l’exaltation d’un esprit beaucoup trop romanesque, à ce qu’il paraît ; car j’ai le malheur de m’être cru toujours dans mon bon sens. J’ai peur d’être dans une maison de sages et que les fous soient au dehors… »450 ’Et la lettre adressée à Jules Janin le 24 août 1841 :
‘« Pardon de vous écrire avec quelque amertume, mais comprenez donc que voici sept mois que je passe pour fou, grâce à votre article nécrologique du 1er mars ‘…’ Réparez le mal en reprenant les éloges ou constatez bien votre erreur ! Imprimez ma lettre, il le faut…. »451 ’Nerval comme Hakem, pour mieux s’intégrer et se faire comprendre, tous deux se déguiseront, Hakem en fellah, Nerval tantôt en fellah, tantôt en prince oriental. Le déguisement leur permet à chacun une initiation relative : comme on l' a déjà vu Nerval assistera à la cérémonie du mariage, Hakem apprendra de quelle manière Argévan a administré le royaume. Dans les deux cas, les héros parviendront à conserver l’anonymat, à se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Si c’est pour Hakem une habitude à laquelle il ne renoncera pas, Nerval à plusieurs reprises et tout au long du voyage se déguisera pour mieux s’intégrer. Le problème qui préoccupe Hakem est en fait très proche de celui de Nerval : le premier veut se faire reconnaître comme dieu, le second veut être intégré. Tous deux veulent au préalable être initiés aux problèmes des pays dans lesquels ils vivent. Tous deux rêvent de retrouver une unité perdue, une pureté de la race, Hakem en épousant Sétalmulc, Nerval en imaginant qu’il va épouser Salèma. Tous comme les mariages de Nerval en Orient ont été des mariages manqués, Hakem voit son union compromise par la présence d’un double préféré. En résumé, l’ « Histoire du calife Hakem » trace une parabole dont l’apogée est la reconnaissance de sa divinité, et qui aboutit finalement à une mort sanglante : « du reste on ne sait s’il est mort ».
On ne peut pas ignorer que l’histoire de Salèma apparaît d’un coup dans le Voyage en Orient de Nerval, et bien que l’espace qu’elle occupe dans le récit soit limité, son apparition laisse une empreinte profonde dans le voyage nervalien. Le projet de mariage avec la fille du cheik druse manifeste évidemment la position de Nerval en faveur des Druses. L'idée du mariage avec Salèma symbolise la position de Gérard de Nerval dans les affaires de Syrie.
Ibid., p. 104.
Henri Clouard, Introduction au Voyage en Orient, op. cit., p. XIII-XIV.
Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 63.
Ibid., p. 80.
Ibid., p. 81.
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 67.
Corinne Bayle, Gérard de Nerval la marche à l’étoile, Seyssell, Champ Vallon, 2001, p. 78.
Claire Rouget-Molinelli, « Hakem et ses doubles », dans Gérard de Nerval, op. cit., p. 257.
Ibid., p. 258.
Ibid.
Nerval, Voyage en Orient, t. I., op. cit., p. 85.
Correspondance de G. de Nerval, op. cit., p. 92.
Ibid.