Le présent : Antagonisme entre Maronites et Druses

La fameuse « Question d’Orient » était à l’ordre du jour quand Gérard de Nerval fit son voyage là-bas. L’un de ses aspects paraît l’avoir frappé : l’antagonisme séculaire qui dresse les uns contre les autres « Druses et Maronites », antagonisme que ne manquent pas d’exploiter les grandes puissances, et notamment l’Angleterre.

A peine arrivé au Liban, Nerval se rend compte que la multiplicité des sectes religieuses favorise beaucoup le « divide et impera » britannique :

‘« Les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances où à des sectes que repousse l’orthodoxie musulmane, offrent à l’Angleterre un moyen d’action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement »452

Alors qu’il parcourt les côtes, le narrateur fixe la situation contemporaine des relations internationales autour de la Syrie. Comme le récit de voyage n’est pas un traité politique, les observations du narrateur se présentent sous la forme d’anecdotes ou de dialogues entre les personnages ; même si la narration est romancée, les faits relevés peuvent refléter la réalité.

Dans le récit nervalien, on remarque que la politique n’est pas sans rapport avec la religion : les chrétiens sont soutenus par les Français alors que les Druses ont l’appui de l’Angleterre. Rappelons que la Syrie est une proie disputée par les puissances européennes, particulièrement par la France et l’Angleterre, deux pays qui soutiennent respectivement les camps rivaux du pays. L’influence turque se fait également sentir ; à partir de 1840, après l’évacuation des troupes égyptiennes d’Ibrahim pacha à l’aide de l’armée maritime anglaise, c’est le sultan turc qui domine la Syrie. Précisons que Nerval n’apprécie pas l’influence de la Turquie :

‘« Quand à la domination turque, elle a, comme partout, appliquée là son cachet provisoire et bizarre. Le pacha a eu l’idée de faire démolir une portion des murs de la ville où s’adosse le vieux palais de Fakardin, pour y construire un de ces kiosques en bois peint à la mode de Constantinople, que les Turcs préfèrent aux plus somptueux palais de pierre ou de marbre »453

Mais ce n’est pas tout, comme on disait alors, le pays est marqué par les luttes des deux races rivales. Les Anglais soutiennent les Druses, opprimés par les chrétiens du Liban selon eux : ce sont les capucins, jésuites, lazaristes français qui excitent la haine et la violence des Maronites contre leurs ennemis. Il va sans dire que c’est un point de vue complètement opposé à celui des Français, qui, eux, voient dans les Druses les oppresseurs des chrétiens. Cette rivalité correspond à la politique syrienne dans les années 1840, comme le narrateur le précisera plus tard :

‘« Les maronites reconnaissent l’autorité spirituelles du pape, ce qui les met sous la protection immédiate de la France et de l’Autriche ; les Grecs-unis, plus nombreux, mais moins influents, parce qu’ils se trouvent en général répandus dans le plat pays, sont soutenus par la Russie ; les Druses, les Ansariés et les Métualis, qui appartiennent à des croyances ou à des sectes que repousse l’orthodoxie musulmane, offrent à l’Angleterre un moyen d’action que les autres puissances lui abandonnent trop généreusement »454. ’

Une seule ligne de démarcation entre l’Occident et l’Orient n’a plus de valeur. Dans les deux camps, la division se multiplie. Du côté de l’Europe, il n’y a pas que la rivalité de la France et de l’Angleterre ; la Russie et l’Autriche veulent aussi être présentes dans ce territoire. Du côté de l’Orient, l’Egypte et la Turquie se disputent. Il y a en outre, la lutte entre les Maronites et les Druses, qui sont manipulé par les puissances européennes ; ou encore Grecs, Ansariés, Métualis, etc., on remarque beaucoup de peuples qui vivent dans la promiscuité.

D’après le narrateur, le Liban était le berceau des religions du monde entier, du culte antique au christianisme, dont il demeure des traces partout :

‘« Moise, Orphée, Zoroastre, Jésus, Mahomet, et jusqu’au Boudda indien, ont ici des disciples plus ou moins nombreux ; -ne croirait-on pas que tout cela doit animer la ville, l’emplir de cérémonies et de fêtes, et en faire une sorte d’Alexandrie de l’époque romaine ? Mais non, tout est calme et morne sous la froide influence des Turcs. C’est dans la montagne, où leur pouvoir se fait sentir, que nous retrouverons sans doute ces mœurs pittoresques, ces étranges contrastes que tant d’auteurs ont indiqués et que si peu ont été à même d’observer »455

C’est une sorte d’introduction à la promenade dans la montagne du Liban. Le narrateur constate, en même temps, que la domination de Constantinople a fait disparaître « ce bagage de souvenirs antiques et de rêveries religieuses »456. Le voyageur nervalien pénètre alors dans une région peu fréquentée par les Européens afin de mieux connaître la vie patriarcale.

Le chapitre VII, intitulé  Un village mixte , démontre la vie quotidienne des habitants. Le village Bethmérie se divise en deux parties, celle des Maronites et celle des Druses. Ici, le narrateur ne manque pas de préciser les données démographiques : environ cent cinquante Maronites et une soixantaine de Druses à Bethmérie ; les chrétiens demeurent en majorité dans la province de Kesrouan, les adversaires vivent principalement entre Beyrouth et Saint-Jean-d’Acre.

La rivalité des deux peuples s’avive au fur et à mesure de luttes réitérées, l’incendie dont il est souvent question n’est qu’un exemple. De plus, un autre acteur s’interpose entre les deux rivaux : la présence du pacha turc par l’intermédiaire des fonctionnaires ou des Albanais, laquelle avive encore la rivalité des deux adversaires tout en les divisant sur le plan géographique. On remarque qu’à Bethmérie, le voyageur nervalien est d’abord accueilli par une famille maronite, puis par le fonctionnaire turc, et enfin par les Druses. Dès lors, on peut dire que sa promenade se déroule au rythme des divisions administratives.

Ce genre d’information présente un certain intérêt dans la mesure où les affaires de Syrie étaient d’actualité dans les années 1840. On peut dire que les notices de Nerval pouvaient être considérées comme des rapports faits sur place, aspect sur lequel le narrateur a voulu mettre l’accent, en précisant, dans la citation ci-dessus, que les montagnes du Liban étaient peu visitées par les voyageurs européens. Par conséquent, l’on peut affirmer que l’intérêt du narrateur porte bien sur des faits actuels, non pas sur les vestiges du passé.

Cette situation critique se nuance au fur et à mesure que le voyageur parcourt les trois parties du village. En sortant de la maison du cheik druse, le petit guide Moussa, lui transmet un renseignement neutre sur les luttes apparemment sanglantes. Dans le quartier maronite, on prétend que les Druses sont les criminels de la guerre civile ; Abou-Miran, prince maronite, les accuse d’avoir mis le feu à une maison alors que plusieurs familles célébraient un mariage. Par contre, Moussa expose un autre point de vue sur ce même incendie ; il explique que les Maronites avaient auparavant essayé d’expulser les Druses des villages mixtes, et que ceux-ci avaient alors appelé au secours les coreligieux de l’Antiliban. C’est de cette rivalité que la Porte profite :

‘« C’est que la querelle était survenue au moment de payer le miri. Payez d’abord, disaient les Turcs, ensuite vous vous battrez tant qu’il vous plaira. Le moyen, en effet, de toucher des impôts chez des gens qui se ruinent et s’égorgent au moment même de la récolte ? »457

La France étant plutôt favorable aux Chrétiens du Liban458, elle a demandé au gouvernement de Guizot de porter secours aux coreligieux orientaux contre les agresseurs druses. Dans cette situation, Moussa introduit un autre point de vue tendant à mettre en cause les manœuvres des forces étrangères en l’occurrence, la domination des Turcs. Le voyageur-narrateur l’adopte et, en quelque sorte, l’accentue. Dans le camp albanais, le commandant turc lui expose la même situation différemment : d’après lui, les luttes résultent du fait que les Druses ne veulent pas verser les impôts aux Maronites, et vice versa. Quand l’étranger lui demande s’il est possible de visiter le quartier druse, il répond clairement :

‘« Allez où vous voudrez, dit-il ; tous ces gens-là sont fort paisibles depuis que nous sommes chez eux. Autrement, il aurait fallu vous battre pour les uns ou pour les autres, pour la croix blanche ou pour la main blanche. Ce sont les signes qui distinguent les drapeaux des Maronites et ceux des Druses, dont le fond est également rouge d’ailleurs »459

En justifiant leur propre présence dans le Liban, ce fonctionnaire soutient que les drapeaux accentuent l’opposition des deux peuples. Mais curieusement, la couleur blanche des symboles est identique des deux côtés. En outre, le narrateur observe que le fond est de la même couleur rouge. La blancheur sur le rouge suggère ici que, en dépit de l’affirmation du Turc, les adversaires seraient plus facilement réconciliables sans l’intervention étrangère.

Le voyageur qui explore la montagne afin d’étudier les mœurs pittoresques, rencontre souvent une hospitalité exceptionnelle chez les habitants du pays. Voilà un épisode qui illustre l’idée de l’accueil chez les Orientaux, bien différente de celle des Européens. A Bethmérie le promeneur rend visite aux Maronites, au chef Turc et à des Druses ; à chaque fois il est reçu agréablement. Chez le cheik chrétien, il se voit servir du lait caillé et des fruits par la femme en l’absence du mari. Au quartier druse, l’accueil est vraiment chaleureux pour un étranger de passage. Les enfants et les femmes, loin d’être effrayés de sa présence, se hâtent de le servir cordialement. L’on apporte une gargoulette de terre poreuse, ainsi qu’une tasse de lait écumant. L’ancien cheik druse insiste pour que l’étranger mange quelque chose, il lui apporte des abricots, et l’accompagne jusqu’au bout du quartier, en faisant appel au « droit de donner l’hospitalité aux étrangers »460. Enfin, au manoir du prince maronite Abou-Miran, l’invité français est traité fort convenablement : au dîner, deux femmes le reçoivent dans un costume magnifiquement paré, dont la longue description souligne l’aspect cérémonieux. Par ailleurs, peu de temps après, ce genre d’étiquette disparaît, les hôtesses étant vêtues simplement. L’on assiste ici à deux formes d’hospitalité : d’abord réception formelle et respectueuse, ensuite, familiarité agréable. Ainsi, il apparaît que les Maronites et les Druses ne diffèrent guère sur le plan de la générosité cordiale.

D’un autre point de vue, l’hospitalité générale illustre la communauté, virtuellement unie, des deux populations du Liban, face à la force étrangère visant à raviver leur antagonisme. Lorsque le voyageur-narrateur aperçoit les chaînes de hauteurs, il consigne une remarque significative :

‘« On comprend aussi que ces lignes, garnies de châteaux et de tours, présenteraient à toute armée une série de remparts inaccessibles, si les habitants voulaient, comme autrefois, combattre réunis pour les même principes d’indépendance. Malheureusement trop de peuples ont intérêt à profiter de leurs divisions »461

Cette observation diverge du point de vue des Français, généralement favorables aux Chrétiens du Liban au détriment des Druses, peuples énigmatiques et agresseurs à ce que l’on croit. Dans cette circonstance, le point de vue du narrateur nervalien paraît très particulier ; néanmoins, il peut s’imposer auprès de lointains lecteurs ; les informations étant recueillies sur place, elles peuvent passer pour des témoignages authentiques tendant à rectifier un préjugé commun.

Ici, il est intéressant de savoir à quelle époque se rapporte l’expression « comme autrefois », autrement dit, quand les deux peuples étaient en paix. La réponse du narrateur n’est pas moins particulière : c’était avant 1840, à l’époque du règne de l’émir Bachir, bien que ce personnage ne soit pas toujours considéré comme un gouverneur bienveillant. Nous avons vu plus haut que Lamartine lui a consacré deux chapitres. Ce prince de la Montagne passe le plus souvent pour un roi opportuniste et tyrannique, qui aurait dirigé le pays sous l’autorité égyptienne d’Ibrahim Pacha dans les années 1830 :

‘« C’est alors que le fameux émir Béchir, qui venait d’être investi du titre de grand prince, entreprit de centraliser à son profit le gouvernement de la Montagne. Cet homme, longtemps ignoré de l’Europe, aussi remarquable pourtant dans sa sphère étroite que Méhémet-Ali lui-même, a fait preuve, dans la poursuite de ses projets d’un courage aussi patient, d’une ambition aussi indomptable, d’un génie aussi fertile en ressources que les plus célèbres despotes d’Asie. Pendant trente ans, il combattit par les armes, par la ruse, par la perfidie même, toutes les influences qu’il voulait détruire »462

Au contraire, Nerval le situe dans la lignée de Fakardin, qui a lutté contre la domination des Turcs à l’aide des Européens ; sa manière de gouverner était de « mélanger les populations et d’effacer les préjugés de race et de religion »463. Le narrateur nervalien n’oublie pas d’ajouter que les Maronites et les Druses ne forment qu’une nation « unie par des liens de solidarité et de tolérance mutuelle »464.

L’émir Béchir est présenté comme appartenant à la lignée de l’ancien héros des Druses. Certes, il est « livré au sultan par les Anglais après l’expédition de 1840 »465, mais, avant ce changement imposé sous l’influence des Européens dans la question d’Orient, certains souverains savaient réconcilier différentes races et religions, c’est le cas de Fakardin et de Béchir :

‘« On se demande quelques fois comment les souverains du Liban parvenaient à s’assurer la sympathie et la fidélité de tant de peuples de religions diverses. A ce propos, le père Adam me disait que l’émir Béchir était chrétien par son baptême, Turc par sa vie et Druse par sa mort, -ce dernier peuple ayant le droit immémorial d’ensevelir les souverains de la montagne »466

Cette versatilité religieuse de l’émir Bachir avait déjà été remarquée par d’autres voyageurs ; par exemple Lamartine trouve sa grande force d’être : « de tous les cultes officiels de son pays ; musulman pour les musulmans, Druse pur les Druses, chrétien pour les chrétiens »467. La parenté entre les textes de Nerval et de Lamartine s’avère étroite, puisque tous deux mentionnent l’anecdote des trois hommes sur la religion de Béchir. D’un autre côté, le jugement de valeur n’est pas le même ; face aux autres narrateurs qui critiquent la facilité de Béchir, la faveur du narrateur nervalien portée sur la religion des Druses est exceptionnelle. On trouve la raison de cette appréciation dans la citation suivante :

‘« Fakardin accepta toutes ces suppositions avec le laisser-aller prudent et rusé des Levantins ; -il avait besoin de l’Europe pour lutter contre le sultan. Il passa à Florence pour chrétien, il le devint peut-être, comme nous avons vu faire de notre temps à l’émir Béchir, dont la famille a succédé à celle de Fakardin dans la souveraineté du Liban ;- mais c’est un Druse toujours, c’est-à-dire le représentant d’une religion singulière, qui, formée des débris de toutes les croyances antérieures, permet à ses fidèles d’accepter momentanément toutes les formes possibles de culte comme faisaient jadis les initiés égyptiens »468

Dans cette définition de la religion druse, on remarque tout de suite l’opposition unité-diversité. La religion des Druses est formée de tous les cultes et les accepte sans difficulté.

Le dernier épisode du combat contre les mûriers sert à montrer la nature de l’antagonisme entre les Maronites et les Druses. Il s’agit d’une expédition guerrière à travers le Rubicon libanais, frontière entre les pays maronites et druse. Le voyageur veut accompagner Abou-Miran, en rêvant de s’engager dans une lutte grandiose de l’époque héroïque. Il parle du « malheur de naître dans une époque peu guerrière »469, ou des « exploits qui nécessairement ‘lui’ ouvraient les plus hautes destinées »470.

Il ajoute plus tard : « Que je puisse assister, dans ma vie, à une lutte peu grandiose, à une guerre religieuse. Il serait si beau de mourir pour la cause que vous défendez »471, il est rare de lire une ligne nervalienne aussi enflammée que celle-ci ; au niveau de l’histoire, elle révèle l’enthousiasme excité du voyageur quand il apprend que les Druses ont envahi les villages mixtes de Kesrouan. D’autre part, le ton est trop exagéré pour être sincère ; arrivés dans un village, les hommes d’Abou-Miran commencent à attaquer la haie de cactus, à hacher les mûriers et les oliviers « avec une rage extraordinaire »472. C’est donc un combat contre les ombres. De plus, le voyageur nervalien reconnaît le quartier druse du village de Bethmérie et retrouve son vieil hôte, qui détrompe le prince Abou-Miran sur l’arrivée des Druses de l’autre montagne ; sans l’intervention des Turcs et des Européens, les deux peuples vivraient en paix comme autrefois. Leurs combats sont en réalité peu sanglants : « Cependant la renommée de l’affaire de Bethmérie grandissait sur mon passage ; grâce à l’imagination bouillante des moines italiens, ce combat contre les mûriers avait pris peu à peu les proportions d’une croisade »473.

Ce dernier passage met clairement en évidence un point de vue selon lequel les combats ne seraient jamais aussi sanglants qu’ils le paraissent ; pour une imagination excitée, ils prennent une dimension héroïque, mais en réalité, ils n’ont guère été menés que contre les arbres. Tel est le récit que nous en fait le voyageur nervalien.

Dans le chapitre intitulé Un village mixte, il est souvent question des agressions des Druses contre les habitants chrétiens, et vice-versa, mais aussi on voit souvent apparaître les réconciliateurs, Fakradin, Béchir et Abou-Miran. Le narrateur affirme que les différentes races vivaient sans problème dans les villages mixtes sous le règne des deux princes Druses, et Abou-Miran est présenté comme un arbitre conciliant lors de l’affaire de Bethmérie. Cette harmonie entrevue dans la montagne rappelle « l’aspect des lieux et le mélange de ces populations, qui résument peut-être en elles toutes les croyances et toutes les superstitions de la terre »474.

En effet, les récits de voyage nervalien en Syrie mettent en scène un voyageur-narrateur fort sympathique à l’égard des Druses, jusqu’à vouloir se marier avec l’une des leurs. En outre il n’oublie pas la portée politique de son récit :

‘« A ce point de vue, mon mariage devient de la haute politique. Il s’agit peut-être de renouer les liens qui attachaient autrefois les Druses à la France. Ces braves gens se plaignent de voir notre protection ne s’étendre que sur les catholiques, tandis que les rois de France les comprenaient dans leurs sympathies comme descendants des croisés et pour ainsi dire chrétiens »475

Nous avons étudié le Voyage en Orient de Nerval, tout en cherchant à mieux comprendre l’image de l’Orient chez lui. On peut dire que Nerval a réellement vécu en Orient, et qu’il s’est renseigné lui-même sur ce qu’il écrit. Ce procédé crée l’authenticité concernant les observations peu conformes aux préjugés des français de l’époque. Pierre Messiaen met davantage l’accent sur ce qui fait l’originalité du Voyage en Orient et montre ainsi la différence qu’il y a entre le récit de Nerval et ceux de ses prédécesseurs, surtout Chateaubriand :

‘« Le voyage en Orient de Gérard est infiniment plus riche que celui de Lamartine et que L’Itinéraire de Chateaubriand en renseignements de toutes sortes sur les mœurs et les caractères des Mahométans en Egypte, en Syrie, en Turquie. Il laisse à peu près de côté tout ce qui a trait aux chrétiens, au providentiel rôle chrétien de la France. Les préoccupations religieuses de Gérard ne sont pas celles de ses prédécesseurs. Ceux-ci cherchent un aliment à leur foi catholique et nationale. Dans ses excursions aux Pyramides, chez les Druses et chez les derviches, Gérard poursuit sa contrefaçon de mysticisme puisée chez les occultistes du XVIIIème siècle, accrue par le platonique souvenir de ses amours avec Jenny Colon et par la crise de folie qui couve en son cerveau. De nos trois grands voyages romantiques en Orient, le plus pittoresque, le plus artistique, le plus délicieux à lire demeure celui de Gérard »476

Pierre Messiaen a déclaré que le livre de Nerval était le plus « riche » des trois récits inspirés par l’Orient aux voyageurs romantiques, Chateaubriand, Lamartine, et Nerval ; qu’il était aussi le plus « pittoresque » et le plus « artistique ».

On constate que la lecture de l’Orient que Nerval nous offre nous passionne car elle restitue, avec beaucoup de fidélité, de réflexion, les bonheurs et les malheurs de peuples et de lieux que de nombreux voyageurs orientalistes ont présentés de façon dogmatique ; ils utilisaient souvent inconsciemment un discours pseudo-scientifique qui « a permis à la culture européenne de gérer -et même de produire- l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire »477. Il s’est libéré des stéréotypes raciaux et impérialistes qui pervertissent les récits de voyage de son époque. Son Orient est celui d’un voyageur « sans bagages »478. Nerval utilise amplement les stéréotypes dans son récit de voyage, il les met souvent en relief pour faciliter la communication avec ses lecteurs. L’exemple représentatif est le jugement positif porté sur le calife Hakem, fondateur de la religion des Druses :

‘« Dans la France des années 1840, l’on a réclamé un soutien militaire aux Maronites, chrétiens du Liban contre les ennemis, les Druses. Une notice publiée en 1848 sur le Liban accuse un voyageur du paradoxe d’avoir soutenu le calife taxé de fou ; ce voyageur visé peut-être Gérard de Nerval »479

L’Histoire du calife Hakem passait donc pour un récit paradoxal, en ce sens qu’elle s’oppose vivement à un stéréotype de son époque sur les affaires de Syrie. Dès lors, on peut dire que le récit de Voyage de Nerval est considéré comme burlesque parce qu’il tend à déconstruire les clichés de son époque. Ouvert, comme nous l'avons souvent constaté, à tout apport nouveau, possédant une remarquable faculté de compréhension, de sympathie et d'adaptation. Nerval en Orient aura plus tendance à voir ce qui rapproche deux civilisations, deux peuples, deux religions, deux mentalités, que ce qui les sépare. C'est l'attitude inverse de Chateaubriand. Nul préjugé d'aucune sorte chez Nerval.

Tous ces observations conduisent à considérer que le récit de voyage nervalien témoigne de plusieurs manières d’écriture qui varient selon leurs objectifs : reportage scientifique sur les mœurs étrangères, dialogue de différentes civilisations, présentation d’une nouvelle esthétique, mise en relief des idées reçues ou détournement des stéréotypes pour la création d’une autre réalité. Le récit de voyage qui est une écriture référentielle, est également chez Gérard de Nerval une écriture artistique et créative.

Nous avons étudié le récit de voyage au XIXème siècle à travers les œuvres de Lamartine et de Nerval. En un mot ces voyageurs produisent le grand livre de l’Orient que l’imagination, le rêve, le pittoresque, la quête personnelle, ou tout simplement le souci de vérification leur inspire. Ayant redécouvert l’Orient au XIXème siècle, ils le font connaître, et ils le font comprendre. Il faut rappeler ici que Lamartine éprouve un amour sincère pour l'Orient. Qu’il s’agisse des mœurs, des coutumes de l’Orient, Lamartine juge favorablement, quand ce n’est point avec une certaine complaisance. Presque tout lui plaît là dedans. Nous avons déjà remarqué que Nerval se sent plein d’indulgence et de sympathie pour l’Orient et l’Islam. A chaque page de son livre il combat le préjugé, mis à la mode par le XVIIIème siècle, d’un Orient immoral et voluptueux.

Le romantisme apparaît de plus en plus comme l’une des périodes les plus riches intellectuellement et artistiquement qu’ait connues l’Europe. Pour la seule histoire littéraire de la France, il suffit que le romantisme possède des noms tels que ceux de Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, Nerval, Hugo.

Mais le romantisme prend fin à la fin du XIXème siècle. L’Europe de la fin du XIXème siècle et du XXème siècle connaît une révolution industrielle accrue. L’Orient éternel des Romantiques se substitue progressivement à un monde utilitaire, et ce même Orient, au lieu de continuer de régénérer spirituellement l’Occident dont il était jusqu’ici la source, se voit trahi par la montée du mouvement colonialiste ; il regarde tristement sa renaissance subir un pénible échec. Pour toutes ces raisons, on constate qu’avec le déclin du romantisme, la quête orientale perd de son ardeur. En même temps, le mot Orient et le mythe qui s’y attache s’évanouissent. L’Orient éternel n’est plus ce qu’il était, car le romantisme laisse la place aux orientalistes qui font de l’Orient un champs d’action d’érudits dont les études sont fondées sur la science, et aussi sur les idées et les conceptions nouvelles d’un Occident qui est à la recherche de la maîtrise de toutes les potentialités économiques du monde. De ce fait, l’Orient va devenir, ouvertement, le terrain de la conquête et de la concurrence politique.

Notes
452.

Nerval, Voyage en Orient, t. I, op. cit., p. 338.

453.

Ibid., p. 326.

454.

Ibid., p. 338.

455.

Ibid., p.348.

456.

Ibid.

457.

Nerval, Voyage en Orient, t. II., op. cit., p. 9.

458.

Voir Vincent Cloarec, La France et la question de Syrie, op. cit., p. 11-17.

459.

Nerval, Voyage en Orient, t. II., op. cit., p. 10.

460.

Ibid., p. 12.

461.

Ibid., p. 5.

462.

« Politique extérieure du Cabinet. Les affaires de Syrie », dans la Revue Nouvelle, 1846, livraison du 1er et du 15mai, Plon frères, p. 518- 519.

463.

Nerval, Voyage en Orient, t. II, op. cit., p. 23.

464.

Ibid., p. 24.

465.

Ibid., p. 16.

466.

Ibid., p. 24.

467.

Lamartine, Voyage en Orient, t. VI, op. cit., p. 248.

468.

Ibid., t. I, p. 335.

469.

Ibid., t. II, p. 26.

470.

Ibid.

471.

Ibid.

472.

Ibid., p. 27.

473.

Ibid., p. 31.

474.

Ibid., t. I, p. 348.

475.

Ibid., t. II, p. 144.

476.

Pierre Messiaen, Gérard de Nerval, op. cit., p. 104.

477.

Edward Said, L’Orientalisme, op. cit., p. 15.

478.

Bernadette Alameldine, « l’Orient de Nerval, voyageur sans bagages », art. cit., p. 27.

479.

Hisashi Mizuno, Nerval l’écriture du voyage, op. cit., p. 435-436.