Troisième partie
Regards croisés sur l’orient dans la première moitié du XX e siècle

Il n’est pas difficile de voir que le passage de l’Occident vers la société industrielle l’éloigne radicalement des autres cultures. Nous avons déjà fait remarquer que dès le XIXème siècle, l’altérité de l’Orient éclate partout dans la littérature. Mais l’idée de cette altérité ne date pas de cette époque. Sous une forme plus nuancée, on la trouve déjà à l’œuvre aux siècles précédents. De même que l’avènement de la grande industrie représente l’aboutissement d’une longue évolution, sociale autant que technique, de même l’altérité orientale qui s’exprime sans ménagement à partir de XIXème siècle plonge ses racines plus loin.

L’Europe de la fin du XIXème et du XXème siècles connaît une révolution industrielle accrue. L’Orient éternel des Romantiques se substitue progressivement à un monde utilitaire, et ce même Orient, au lieu de continuer de régénérer spirituellement l’Occident dont il était jusqu’ici la source, se voit trahi par le montée du mouvement colonialiste et regarde tristement sa renaissance subir un pénible échec. De fait, l’Orient va devenir, ouvertement, le terrain de la conquête et de la concurrence colonialistes. En France, la période de l’entre-deux-guerres suscite en effet, un regain d’intérêt politique, social et culturel pour la question d’Orient. Mais comment pouvons-nous mesurer le bilan de ces échanges culturels entre les deux civilisations ? Globalement, les échanges Orient/Occident sont marqués par deux étapes importantes. La première commence avec la Première Guerre mondiale, la deuxième est marquée par le mandat.

L’Orient des Romantiques n’est pas, d’après ce que nous venons de dire, seulement une source d’images, de mœurs exotiques et de profondes méditations philosophiques et religieuses, mais également une source d’idées politiques. Quelles sont les raisons qui aboutissent à cette situation ? Telle est la première question que nous aurons à nous poser.

Il faut rappeler ici que du début du XIXème siècle jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman voit son autorité s’affaiblir. Profitant de la situation, les pays européens s’ingèrent progressivement dans ses affaires intérieures, particulièrement lors des évènements de la Grèce en 1820, puis au cours de ceux du Liban de 1840 et de 1860480. Comme nous l’avons déjà montré, dès le début du XIXème siècle, l’Empire ottoman perd quelques-unes de ses possessions : l’Algérie la première, a été occupée par la France dès 1830, et Aden par la Grande Bretagne en 1836481. Et, si ledit Empire a pu conserver son existence politique, c’est effectivement grâce au projet européen, qui consistait, à l’époque, à ne pas le dépouiller de toutes ses colonies, tout en le maintenant dans un état de faiblesse et de dépendance totales. L’Angleterre lutte contre les ambitions des puissances rivales, comme la Russie et la France, qui voulaient s’emparer immédiatement des possessions de l’Empire ottoman. Par cette tactique, la Grande Bretagne garde l’Empire en état pour en tirer le maximum.

Il n’empêche qu’en 1881, la France s’empare de la Tunisie, à l’évidence selon, un accord tacite avec l’Angleterre. Cette dernière va à son tour occuper, en 1882, l’Egypte et le Soudan, sous le prétexte de mater la révolte nationale d’Ourabi Pache, l’Egypte restant toujours sous la dépendance officielle de l’Empire ottoman, et conservant l’ordre déjà établi relatif aux maintien de la dynastie de Mohamed Ali à la tête de l’Etat. La Première Guerre mondiale permet de mettre officiellement l’Egypte et le Soudan sous protectorat anglais.

Le deux août 1914, la Première Guerre mondiale se joue en Orient comme en Europe. Du Caire à Bassorah et d’Aden à Bagdad, les Arabes tendent l’oreille, espérant que le conflit qui vient de commencer sonnera le glas de l’Empire ottoman. L’Angleterre entre en guerre ouverte avec Constantinople. Cette soudaine déflagration mondiale prend les Arabes complètement au dépourvu. La Turquie du lendemain de la Première Guerre mondiale est à bout de force. Dès la fin de cette guerre, l’Empire ottoman est morcelé au profit des pays européens. L’Egypte et le Soudan notamment, sont placés sous protectorat anglais comme nous venons de le voir. La France et l’Angleterre imposent au Proche-Orient les accords de 1916, connus sous l’appellation de Sykes-Picot482, aux termes desquels la Syrie et le Liban sont confiés à la France ; l’Irak, la Palestine et la Transjordanie à l’Angleterre.

L’Empire ottoman est donc mis en pièces. A sa place, surgit une mosaïque de petites principautés, autonomes ou semi-autonomes. Les représentants des puissances victorieuses, assis autour du tapis vert de la conférence de Paris à Versailles, cherchent à récolter tant bien que mal, les débris d’un monde fracassé : l’Arménie, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Palestine, la Transjordanie le Hedjaz, le Yemen et le Koweït. Autant de territoires, autant de problèmes : chaque frontière soulève des convoitises inavouées, chaque province sert de prétexte à des marchandages interminables. Les alliés n’héritent pas seulement de la dépouille de l’Empire ottoman, mais aussi de ses problèmes intérieurs. Les Anglais, alors au sommet de leur puissance militaire, tiennent en main l’ensemble du Proche et du Moyen-Orient. Leur zone d’influence s’étend des Pyramides au Bosphore, et des Balkans aux Indes. Ainsi voit se réaliser ce « Middle Eastern Empire », dont avaient rêvé successivement, Disraëli, Gladstone, Palmerston, et Chamberlain, et qui devait servir de trait d’union entre la Méditerranée orientale et les Indes. Mais au moment où l’Angleterre voit se réaliser enfin les espoirs qu’elle a toujours caressés depuis plus d’un siècle, le gouvernement de Londres, s’aperçoit qu’il n’est pas en mesure de conserver indéfiniment tous les territoires qu’il occupe, car elle exige des dépenses énormes en hommes et en matériel. La guerre est finie. Mais faut-il renoncer aux fruits de tant d’années d’efforts diplomatiques et militaires ? « Non ! » répond Lawrence. En 1914, ce dernier est nommé au Caire où il travaille pour les services de renseignements militaires britanniques. La très bonne connaissance du peuple arabe de Lawrence en fait un agent de liaison idéal entre les Britanniques et les forces arabes. Lawrence483 estime que le moment est venu de faire triompher ses propres thèses. Puisque l’Angleterre ne veut ni occuper ni gouverner les territoires du Proche-Orient, pourquoi ne pas charger, dit-il, les souverains indigènes de les administrer pour son compte ? La Grande Bretagne continue ainsi, par personnes interposées choisies par elle, à régir politiquement et économiquement ces pays. La France, après avoir caressé, elle aussi, l’idée de gouverner les pays qui lui ont été confiés, se heurte à son tour à des problèmes militaires et économiques.

Les années qui suivent la Première Guerre mondiale, de 1920 à 1922, représentent une période pendant laquelle le visage du Moyen-Orient se trouve entièrement modifié484. En 1920, la Société des Nations confie la région tout entière, selon le principe du mandat, aux puissances européennes, la France et l’Angleterre485. La passation de pouvoir entraîne des événements assez importants, dont dépendra l’avenir politique et culturel de la région. Le projet politique de la révolte arabe contre les Turcs en 1916, a subi un échec ; celle-ci avait été déclenchée avec la collaboration de l’Angleterre dont l’un des grands symboles était Lawrence486 : le royaume de Fayçal est démantelé par l’armée française, sous le commandement du général Gouraud, Haut-Commissaire militaire en Syrie à l’époque. Pierre Benoit y fait allusion dans la Châtelaine du Liban. En fait, l’entrée du général Gouraud à Damas met fin à toutes les espérances des indépendantistes et des élites arabes. La France divise la Syrie historique et agrandit ainsi le Mont-Liban, le Liban d’aujourd’hui, tout en délimitant les premières bases de la Syrie actuelle.

La politique anglaise qui s’est largement servie de la dynastie hachémite, ne délaisse pas complètement cette dynastie, particulièrement après la chute du royaume de Fayçal, premier roi de Syrie et d’Irak. C’est pourquoi, après que Damas soit tombée entre les mains de l’armée française, le gouvernement anglais crée, pour Fayçal un royaume en Irak, et plus tard pour le prince Abd-Allah, une principauté en Transjordanie, « Jordanie actuelle ».

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un conflit de succession se déclare, sous l’œil vigilant des Anglais, entre les Wahhabites, « les Saoudiens » et les Hachémites, pour la domination de la péninsule arabique. La guerre entre ces deux grandes familles - pourtant toutes deux alliées de l’Angleterre - finit, non sans la complicité des Anglais, par l’instauration au pouvoir de la dynastie wahhabite. En effet, l’année 1922 marque la supériorité absolue de cette famille sur les Hachémites, et permet aux Saoudiens de fonder un Etat, appelé aujourd’hui l’Arabie Saoudite. Le départ du Shérif Hussein ibn Ali du Hedjaz, de la Mecque, concrétise définitivement cette victoire. Le quinze mars 1922, le roi Fouad d’Egypte rejette l’idée du protectorat, imposée par le gouvernement anglais en 1914, et proclame son indépendance, qui ne sera confirmée qu’en 1936.

L’histoire politique du monde arabe est pleine d’évènements, qu’il nous est quasiment impossible d’étudier dans leurs détails. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes limités aux faits importants qui ont bouleversé le visage politique et culturel de la région. Quelle est donc la place réservée à l’image de cette partie du monde dans la littérature française ?

Nous assistons en France, durant la première moitié du XXème siècle, à l’apparition de plusieurs mouvements littéraires de tendances diverses. Parmi ces mouvements, une famille d’écrivains comme Barrès, les frères Tharaud et Benoit se montrent comme des défenseurs acharnés du colonialisme. Ces auteurs n’ont pas survécu à l’aventure coloniale du début du XXème siècle. En d’autres termes, leurs œuvres coïncident avec l’épopée coloniale du début de siècle. Nous insistons sur l’importance considérable, le poids des données historiques et politiques dans l’élaboration de la représentation littéraire de l’Orient. L’Orient des années 20 est la référence commune qui assure l’homogénéité de cette partie. Cette période d’expansion coloniale, qui a marqué l’histoire Orient/Occident, est analysée à travers certaines oeuvres : Une Enquête aux pays du Levant, Un jardin sur l’Oronte de Maurice Barrès et La châtelaine du Liban de Pierre Benoit.

D’abord, nous allons voir comment les titres de ces ouvrages constituent une représentation de cet espace, de « l’ailleurs » selon Maurice Barrès et Pierre Benoit. C’est pourquoi il nous paraît nécessaire de commenter ces titres, afin d’ouvrir un des volets de notre étude. Les titres qui concernent cette partie de notre étude comportent le sème d’un ailleurs. Les romans dont les titres indiquent un ailleurs se révèlent être davantage porteurs de la culture et de l’espace orientaux. Prenons les dans l’ordre alphabétique :

La châtelaine du Liban : Le schème syntaxique très classique de ce titre offre une information maximale ; le premier sème focalise le discours sur une héroïne qui vit dans un château, tandis que le deuxième précise le lieu géographique. Mais d’emblée, ce schème nous donne à voir l’ambiguïté de ces deux termes réunis ; châtelaine et Liban ; châtelaine signifiait un titre de noblesse porté essentiellement en Occident, alors que le Liban se situe en Orient. Nous constatons que Pierre Benoit choisit l’espace étranger d’un pays qu’il aime, le Liban, tandis que le personnage indiqué dans le titre est un personnage occidental transplanté : châtelaine est un mot dont l’utilisation est rare en Orient. Le terme « châtelaine » évoque le mot château, demeure imposante, somptueuse, voire isolée, étrange dans un environnement oriental. Le titre évoque encore un essai de rapprochement de l’ailleurs et d’ici, par une sorte de reconstruction tronquée qui utilise deux termes porteurs de cultures et donc de significations différentes.

Une enquête aux pays du Levant est aussi un titre qui ne peut nous laisser indifférents et qui est porteur de nombreuses significations. Une enquête est un procédé qui a pour but d'argumenter des connaissances ; le mot « enquête » maintient le lien entre l’œuvre et l’activité politique de Barrès. Le Levant désignait traditionnellement en français les pays qu'on nomme plus souvent actuellement le Proche-Orient ou le Moyen-Orient, c'est-à-dire des régions bordant la côte méditerranéenne de l'Asie. On parle d'États du Levant pour désigner tout particulièrement le Liban et la Syrie. Le terme de Levant, qui peut paraître à première vue secondaire, se révèle d’une importance capitale, car les événements nous montrent ses effets et ses conséquences sur le paysage géographique et humain oriental. Dans le jargon politique français des années vingt, on entend par le terme Levant, les pays qui étaient soumis aux mandats français et anglais, après la Première Guerre mondiale : la Syrie, le Liban, la Palestine et la Jordanie actuelle. Donc, leterme Levant connote plus un aspect militaire que littéraire, comme l’Armée du Levant et les Affaires du Levant par exemple. Ainsi le terme Levant désigne un ailleurs attaché politiquement et historiquement à la France.

Enfin, Un jardin sur l’Oronte est encore un titre qui fait référence à un ailleurs. Ce roman évoque L'Oronte au temps des Croisades. L’Oronte est la principale rivière de la Syrie antique, fleuve étroit dans ses prairies, avec les bouquets de trembles qui le parsèment. En arabe on l’appelle l’impétueux, celui qu’on ne peut pas maîtriser.

A la lumière de cette première analyse, nous pouvons dire que les titres qui portent une information maximale véhiculent la suggestion d’un ailleurs, à savoir un lieu qui n’est pas dans la sphère d’appartenance de l’auteur. L’évocation de cet ailleurs implique la référence à un « ici », lequel n’est pas évoqué dans les titres en général, mais se donne, tantôt en transparence, tantôt clairement, car le discours se focalise sur l’espace étranger.

Dès lors, de quelle manière chacun d’entre eux « Barrès et Benoit » traduit-il son époque dans la compréhension de l’autre ? En quoi, surtout, leurs pensées respectives sont-elles fondatrices d’un nouveau regard sur l’Orient ?

Notes
480.

Voir Roger de Gontaut-Biron, Comment la France s’est-elle installée en Syrie 1918-1919 ?, Paris, Plon, 1923.

481.

Voir Yves Ternon, Empire ottoman: le déclin, la chute, l'effacement, op. cit.

482.

Voir Roger de Gontaut-Biron, Comment la France s’est-elle installée en Syrie ?, op. cit.,p. 24-32.

483.

En ce qui concerne l’activité de Thomas Edward Lawrence, nommé Lawrence d’Arabie lors des évènements de la révolte arabe et le rôle décisif joué par la diplomatie anglaise dans la question proche-orientale voir l’ouvrage clé de Thomas Edward Lawrence « d’Arabie » lui-même : Les Sept piliers de la sagesse, Paris, Payot, 1981.

484.

Pour plus de détails voir:
- Joseph Hajjar, Moustapha Tlass, L’histoire politique de la Syrie contemporaine, Damas, Dar Tlass, 1993.
- Roger de Gontaut-Biron, Comment la France s’est-elle installée en Syrie 1918-1919 ?, op. cit.
- Vincent Cloarec, La France et la question de Syrie, op. cit.

485.

Antwan al- Hukaiyim, Le démantèlement de l'Empire ottoman et les préludes du mandat, Liban, Éd. Univ. du Liban, 2004.

486.

Voir Thomas Edward Lawrence, Les Sept piliers de la sagesse, op. cit.