Maurice Barrès est un personnage prestigieux dans la France du début du XXème siècle. A la fois écrivain célèbre, académicien et homme politique, il s’est illustré comme défenseur de la nation et du catholicisme. Dans cette période de guerre, ses thèses nationalistes et militaristes, sa fidélité au terroir natal séduisent un large public. Son activité parlementaire - il est député de Paris depuis 1906 - ne fait pas oublier qu’il est écrivain et artiste. Barrès a toujours désiré connaître l’Orient. Trois fois, il viendra à Marseille prendre la mer. Il s’en ira successivement en Grèce, en Egypte, en Syrie et en Anatolie. Le voyage de Grèce est d’avril-mai 1900. Au début de décembre 1904, Maurice Barrès s’embarquait de nouveau à Marseille, sur un bâtiment anglais, cette fois pour l'Egypte, d’où il revient au commencement de février 1905. Dans Barrès parmi nous, Pierre de Boisdeffre nous dit à ce propos : « Barrès avait vingt et un ans lorsqu’il fit son premier voyage en Italie ; onze années plus tard, ce fut l’Espagne ; huit ans encore avant le classique séjour en Grèce, sept ans après, la découverte de l’Egypte »487. Dix ans après le départ pour l’Egypte, il s’embarque à Marseille sur le Lotus à destination de la Syrie et de l’Anatolie. Albert Garreau dans Barrès défenseur de la civilisation, nous dit à propos de ce voyage : « A la fin du printemps 1914, il [Barrès] a pu réaliser l’un de ses désirs les plus anciens, entreprendre un voyage en Asie Mineure »488.
« Je refuse la mort avant que je me sois soumis aux cités reines de l’Orient », lisait-on, en 1905, dans Au service de l’Allemagne 489 . En 1913, à l’automne, Barrès se promène, en compagnie de Corpechot, dans le parc de Bagatelle et « pour la première fois », il parle à son ami « de ses projets de voyage en Orient ». Écoutons les raisons de Barrès et tenons compte de leur ordre même. La première pourrait être de Lamartine :
‘« Mais d’abord, je me suis toujours senti attiré par cette magnifique source de poésie qui jaillit du Mont-Liban et coule sur toute cette Asie Mineure où dorment, ensevelies sous les sables, des villes glorieuses et jadis magnifiques, en même temps que les souvenirs impérissables dont la Bible n’a pas cessé de nous bercer ! Qu’est ce que l’odeur des pauvres roses qui se fanent autour de nous auprès des parfums de Damas ? Qu’est-ce que nos accents les plus lyriques auprès du Cantique des Cantiques ? »490 ’Un tel voyage doit contribuer à l’unité de sa vie d’artiste : « Ne retrouverai-je pas là bas, à son principe même », disait-il à son compagnon, « l’émotion qui m’attache si fortement à l’Espagne, à Tolède ? » La seconde raison fut le motif déterminant :
‘« Et puis vous avez aimé La Grande Pitié des Eglises de France. C’est la même campagne que je vais continuer là-bas ! Les positivistes, les critiques, les savants, un Camille Jullian reconnaissent que l’Eglise catholique, avec son ordre, sa discipline, c’est proprement la civilisation. Depuis des siècles, l’Eglise de France la représente très exactement en Orient. Chaque coup qui l’amoindrit amoindrit sur les terres du Levant le mouvement civilisateur et l’influence française. Nous parlons en philosophe. Je néglige pour un moment le côté mystique de la tâche que nos missionnaires d’Orient se sont assignée ; il reste que, depuis des siècles, ils furent, en ces contrées, les artisans inlassables de l’influence, de la culture, de l’esprit français, c’est-à-dire de la plus fine civilisation »491 ’Ainsi, sans les besoins de son activité parlementaire, Barrès ne serait peut-être jamais parti pour l’Orient. Troisième et dernière raison, la plus personnelle, la plus profonde : « Et puis il y a les châteaux des Croisés, le mystérieux pays du Vieux de la Montagne, de ces Assassins dont, depuis le temps des Croisades, les nourrices des petits français n’ont pas cessé d’occuper leur imagination »492.
Ces divers motifs s’affirment avec plus de précision encore dans les Cahiers, en janvier et en février 1914, tandis que Barrès s’informe et prépare son voyage. Le 22 janvier, « au dîner Poincaré, assis à côté de notre ambassadeur à Constantinople », Barrès parle de ses projets « d’enquête ». « Il ne faut pas borner votre enquête à la Syrie dont on parle toujours », lui dit l’ambassadeur, mais l’étendre « à tout l’Empire ; en Arménie encore, vous trouvez des écoles »493. Barrès rend visite au supérieur des Lazaristes, le « 5 février », se fait indiquer les villes, les centres culturels importants. On peut dire que Missions d’Orient et Affaires étrangères494 aident le député dans la préparation de son voyage d’étude. La préparation même de ce prochain voyage laissera à Barrès un souvenir durable : « Je n’oublierai jamais ma campagne électorale de 1914 [il devait être réélu député du premier arrondissement, fin avril]495. Tous les loisirs que me laissaient des électeurs dont la fidélité m’était assurée, je les ai employés à préparer mon voyage »496. Les Cahiers nous permettent de nous faire quelque idée de cette préparation.
Le baron d’Anthouard, ministre plénipotentiaire, lui esquisse un itinéraire par Jérusalem497. M. René Dussaud, conservateur au musée du Louvre, « règle » l’excursion aux châteaux ruinés des Assassins et Barrès note avec soin les étapes, leur durée, les points remarquables de la route ; M. Dussaud ne lui avait pas caché les difficultés d’un pays qu’il avait lui-même exploré et il avait essayé de le dissuader d’une telle excursion. Barrès avait d’ailleurs noté : « D’après Dussaud, je serais le troisième visiteur : Dussaud et ensemble M. Sobernheim et le professeur B. Mortiz »498. Sur place, il ne voudra pas renoncer à son rêve. Il ira aux châteaux des Assassins et au retour ne manquera pas de le dire à M. René Dussaud.
Ses Cahiers d’Orient 499 nous renseignent aussi sur son itinéraire et sur les dures conditions du voyage. Le 5 mai 1914, voici enfin l’Egypte, Barrès met à profit une escale de trois jours à Alexandrie pour visiter, sous la conduite du Consul de France, des lycées de la mission laïque et des établissements religieux : Frères des écoles chrétiennes, Filles de la charité, Alliance israélite. Alexandrie n’était qu’une escale. Le 9 mai, le Lotus arrive à Beyrouth. Le 13 mai Barrès quitte Beyrouth, passe à Baalbek, arrive à Damas « Je pars ce matin de Beyrouth et par Baalbek serai à minuit à Damas »500. Le 16, de Damas il revient à Beyrouth. Du 17 au 19, il est au Liban. Revenu à Beyrouth le 20, il a un entretien sur les Yézidis avec « le patriarche de Syracuse »501. Le 21 mai, départ de Beyrouth. Barrès couche à Baalbek ; le 22, passe à Homs et parvient à Hama. Le 23, commence le voyage aux châteaux des Assassins, Barrès et ses compagnons se mettent en route, en voiture d’abord, puis à cheval, ils arrivent à Masyaf. Le 24, ils sont à Qadmous, le 25 ils vont jusqu’à El-kahf et reviennent à Qadmous. Le 26, ils passent d’Ollaiqah et gagnent Banias. De là, le 27, ils vont à Marqab et reviennent coucher à Banias. Le 28, ils sont à Khawabi, par où se termine l’excursion aux châteaux des Assassins. Ils atteignent Tartous le 29, partent le lendemain en voiture à Tripoli, d’où le 1er juin ils rejoignent par mer Beyrouth. Le 2 juin à Beyrouth, il voit « l’adorateur du diable »502. Le 4, il va de Beyrouth à Ghazir en automobile ; puis, à cheval, monte à Ghiné, voit les bas-reliefs d’Adonis et parvient à Afka. Le 6 juin, de Beyrouth Barrès va à Djouni et à Antoura, puis revient à Beyrouth pour la dernière fois.
Le 7, départ définitif de Beyrouth pour la seconde partie du voyage. Barrès est accompagné du docteur Contenau. Les voyageurs s’arrêtent à Baalbek d’où ils partent le lendemain, à sept heures du matin, pour Alep, Barrès passe une dernière fois par Homs et Hama. Le 9 juin, ils vont, par le chemin de fer, d’Alep à Djerablous, voir l’Euphrate. Le 10, départ d’Alep, par le chemin de fer d’abord, puis en voiture, jusqu’à Kirik-Han. Le lendemain, il arrive à Antioche. Le séjour à Antioche, commence le 11 juin, se termine le 13 juin.
Le 13 juin, les voyageurs vont « d’Antioche à Alexandrette »503, le lendemain, d’Alexandrette à Adana et à Tarsous. Le 15, départ de Tarsous pour le Taurus. Le 16, Barrès et le docteur Contenau arrivent enfin à la gare de Bozantis et prennent le train pour (donner le nom de la localité). Ils y sont le soir, mais en quel état ? Les Cahiers d’Orient le disent :
‘« Dans le train, je n’ai rien vu, étendu, et je comptais que je n’avais ni mangé, ni dormi depuis Tarsous à 8 heures (Douze heures de nuit, douze heures de jour) depuis quarante-huit heures, tandis que mon compagnon rêvait de manger un fricandeau bien blanc. Au milieu de tous ces rêves, quand je levais la tête jusqu’à la portière, je voyais des gares françaises, la barrière, les arbres verts, les constructions classiques, quelques voitures dans la cour devant la gare, en recul, des petites maisons avec des tuiles. C’est la France toute digne d’inspirer des vers de François Coppée. A Konia cette impression fut accrue »504 ’Enfin, le 26 juin, Barrès atteint Constantinople qui est la dernière station de son voyage. Imaginons ce Barrès impatient de pénétrer au cœur du vieil Orient mystérieux et fanatique, à une époque où la traversée des monts Ansarieh n’était ni aisée ni de tout repos.
Comme nous l’avons vu, le temps que Barrès passa en Orient fut bien rempli. On remarque que les moyens de transport dont on disposait alors au Levant et l’état des chemins rendaient certains déplacements longs et pénibles. Mais les désagréments de la route n’altèrent pas sa volonté et sa joie de parcourir les pays de ses rêves. De ce voyage aux Echelles du Levant, il devait rapporter le Jardin sur l’Oronte et l’Enquête aux pays du Levant son dernier livre. Dès lors, Comment Barrès a-t-il vécu cette expérience ? Qu’est ce qu’il a rapporté de l’Orient ?
Pierre de Boisdeffre, Barrès parmi nous, Paris, Plon, 1969, p. 46.
Albert Garreau, Barrès défenseur de la civilisation, Paris, Loisirs, 1945, p. 138.
Maurice Barrès, Les Bastions de l'Est. Au service le l’Allemagne, Paris, Plon, 1950, p. 44.
Lucien Corpechot, « M. Maurice Barrès en Orient », dans Le Gaulois, 7 juillet 1914.
Ibid.
Ibid.
Maurice Barrès, Cahiers, t. X, op. cit., p. 282.
Ibid., p. 283-284.
Ibid., p. 325.
Ibid.,p. 402.
Ibid., p. 283.
Ibid., p.292-294.
« Cahiers d’Orient » ont été publiés aux tomes X et XI des Cahiers.
Maurice Barrès, Cahiers, t. X, op. cit, p.340.
Ibid., p. 357.
Ibid., t. XI, p. 11.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 54-55.