Au Levant : les Missionnaires français sur le déclin

Il est presque superflu de rappeler au seuil de cette étude le rôle prépondérant de la France en Turquie avant 1914. Son amitié séculaire envers la Sublime Porte, la protection vigilante qu’elle accordait au chrétiens d’Orient, lui conféraient une suprématie politique indiscutable. Aussi, dans l’Empire ottoman, la langue française se parlait partout, chez les musulmans comme parmi les chrétiens, propagée principalement par les missionnaires français religieux et laïques. Jusque dans les provinces les plus reculées se dressaient leurs établissements, écoles, collèges, couvents, hôpitaux et orphelinats.

Cette primauté morale devait logiquement s’accompagner de la primauté matérielle. Que ce fût sous la forme des prêts à l’Etat, d’opérations financières, d’affaires industrielles ou commerciales. Dans Comment la France s’est installée en Syrie, Gontaut-Biron nous dit à ce propos :

‘« nos intérêts matériels en Turquie, comparés à la somme de ceux des autres pays, atteignaient au chiffre de 65 pour cent ; les banques, les chemins de fer, les ports étaient en majeure partie en des mains françaises, de même qu’une foule d’autres entreprises, mines, eaux, gaz, tabacs, routes, exploitations agricoles, comptoirs et sociétés immobilières ; enfin, Marseille et Lyon entretenaient un commerce actif avec le Levant »516

Bref, personne ne peut ignorer que la France régnait sur les esprits. Mais quel est son avenir ? Quelles difficultés l’inquiètent ? Barrès, dans son enquête, cherche les craintes des missionnaires français.

D’abord, il redoute la concurrence qui les entoure. Barrès voit à Beyrouth l’établissement de la Mission américaine et ses œuvres, puis il y a les Italiens, enfin les plus dangereux ce sont les Allemands dont l’action revêt toutes les formes : industrie, commerce, œuvres de bienfaisance et d’éducation. Dans son enquête, Barrès voit Homs divisée entre trois influences : la française, la moscovite et l’américaine :

‘« Les Russes y travaillent depuis 1886. Ils ont 49 maîtres et maîtresses, 1410 élèves, garçons et filles. ‘(…).’ Les Américains y datent de 1860. Ils ont 120 élèves à leur collège, 60 à leur école de garçons, 70 à leur école de filles, et pour ces 250 enfants, 10 professeurs. Nous, c’est en 1882 que nous sommes venus installer ‘(…)’Nous avons aujourd’hui trois écoles de garçons qui comptent 300 élèves, et trois écoles de filles, avec 240 élèves ; en outre un dispensaire »517

Les Allemands, en particulier, favorisent de tout leur pouvoir leurs missionnaires, et c’est la tendance de leur diplomatie étrangère, de les servir, et de s’en servir, partout où flotte leur pavillon, partout où se crée une entreprise même d’ordre privé, allemande. L’objection paraît sérieuse, mais on ne s’imagine pas que le gouvernement allemand, par exemple, ignore dans ses possessions la présence d’une mission française, son importance et son influence. Il n’ignore rien, il connaît et il suit toutes ses œuvres. Dès lors, l’existence des missionnaires allemands en Syrie est-elle utile à l’intérêt et à l’influence de la France ? Evidemment non, selon Barrès :

‘« Les Allemands font le maximum pour plaire aux indigènes. Ils réussissent difficilement, parce qu’ils ne sont pas aimables. Eux-mêmes le reconnaissent. Mais ils procèdent avec intelligence et méthode. Ils ont beau se faire détester, ils deviennent les plus influents. En trois années, ils nous ont quasi délogés d’Alep »518

Il est clair que les autres Nations - l’Italie, l’Amérique et l’Allemagne - font d’immenses efforts pour supplanter les Missionnaires français. Barrès estime que son devoir principal est de sauver ces institutions. Il a peur que le fruit immense du labeur français passe à des nations rivales. Barrès veut dire que la générosité française envers ses missions au Levant n’est rien en comparaison de celle des autres nations pour les leurs. La vérité est que les Français font relativement peu pour leurs missions, que les missionnaires français devraient être soutenus et aidés, même en dehors du public religieux, par tous ceux qui s’intéressent à la diffusion de la civilisation française, de la langue française et de l’influence française.

Mais quelles sont les raisons qui aboutissent à cette situation ? Dans ses Cahiers, Barrès nous dit :

‘« Parce que, nous autres Français, qui peuplions toutes ces maisons, nous sommes empêchés par la loi de 1901 de nous recruter en France et que, au fur et à mesure que nous mourons, nous sommes remplacés par des Belges, des Hollandais, des Espagnols, des Autrichiens, des Italiens, voire des Allemands »519

Combien une telle situation est grave, il suffit pour la comprendre, de lire Faut-il autoriser les congrégations ?

‘« Grande déception : presque toutes les maisons franciscaines de Syrie ne sont composées que de religieux italiens ou espagnols. Il n’y a pas de Français pour occuper les postes qui sont traditionnellement réservés, en Palestine même, à des religieux français ; encore moins y en a-t-il pour remplacer en Syrie les religieux étrangers. J’ai visité en 1914 le collège franciscain d’Alep, un collège fondé en 1859 et qui comptait 228 élèves. Je n’y ai trouvé qu’un seul professeur français »520

On voit le personnel français vieillir sans être remplacé et s’acheminer rapidement vers la disparition. La plupart des missionnaires français sont en effet composés de religieux italiens et espagnols. Ainsi, il s’agit pour les missionnaires français, qu’ils soient Capucins, Franciscains ou Frères des écoles chrétiennes, etc., il s’agit pour eux tous de se recruter en France. Et s’ils ne s’y recrutent pas, leurs œuvres ne périront pas, mais elles tomberont dans des mains étrangères et rivales. Barrès le dit clairement : « Si ces maisons doivent s’arrêter de progresser, c’est triste. Si elles doivent disparaître, c’est lamentable. Mais elles ne disparaîtront pas, elles passeront à nos rivaux »521. Le développement des influences rivales et principalement l’influence allemande fait pour la France une obligation, ou d’abandonner la place ou de multiplier ses efforts. Dans ses Cahiers, Barrès note que : « le sens du chapitre Alep, c’est : les Allemands dominent, on résiste »522.

Pourquoi la France laisse-t-elle la place aux Allemands, aux Américains, aux Italiens ? Est-ce à dire que ces maisons d’enseignement ou de charité vont disparaître ? Qu’est ce qu’il faut faire pour empêcher le suicide de la France en Syrie ? Barrès trouve la solution et présente le problème :

‘« La route est claire, le but bien en vue. Il s’agit d’obtenir l’ouverture de noviciats sur le sol français afin que cette armée française d’éducateurs, continuant à se recruter et à se former au milieu de nous tous, soit en mesure de maintenir là-bas, sous le drapeau tricolore, les postes de la civilisation. »523

Il est clair que la supériorité de la France serait mise en question. Barrès se demande : que pensent à cette minute et qu’espèrent les envoyés de la civilisation française ? Quels sont leurs ressources et leurs besoins ? Barrès propose seulement la liberté d’ouvrir en France des noviciats en vue d’y former des missionnaires français pour l’enseignement à l’étranger. Ces écoles ouvertes par centaines, par les missionnaires français, ont donné une situation éminente à l’esprit français, à la langue française. Dès lors, à partir du XXème siècle, faute de recrutement en France, elles commencent à disparaître. Dominique Trimbur nous dit à propos de l’Enquête : « Le final de cet ouvrage est un vibrant appel à la continuation de la réconciliation nationale, qui doit passer par une révision du statut des congrégations »524.

Ainsi toujours, aux conclusions de son voyage, comme à chacune de ses étapes, Barrès est ramené à la question qui l’obsède et qui fait tout l’inextricable de l’énigme orientale occidentale : la question de l’enseignement. Quel est le dessin des missionnaires français ? Ou mieux, quelle est la politique scolaire de la France en Syrie ? Quelle emprise la France peut-elle prendre sur les nationalités et les civilisations différentes de la sienne ? Il est clair que Barrès est clairvoyant, il s’est passionné à résoudre le problème, il cherche la bonne formule. Dans la conclusion de son enquête, il trouve la solution : « il ne s’agit que de former quelques centaines de missionnaires, chaque année. Pour maintenir le génie français à l’étranger, et pour donner des écoles à des races qui n’en ont pas »525. Personne ne peut ignorer que Barrès n’accepte pas de sacrifier la France à l’Allemagne.

Ainsi, les relations entre la France et l’Orient sont séculaires, et leur sympathie réciproque est intime. Depuis longtemps, l’Européen n’est connu en Orient que sous le nom de France, et c’est encore la France qui, malgré les derniers événements politiques, exerce la plus grande influence parmi ces populations. De plus la France « exerce un protectorat sur les chrétiens d’Orient »526. Ce droit est reconnu par toutes les autres puissances, bien qu’elles aient tenté et qu’elles tentent encore vainement une revendication, au moins partielle, de ce glorieux privilège. Les missionnaires sont soumis en cette qualité, quelle que soit du reste leur nationalité, à ce protectorat, même dans les lieux où se trouvent des consuls de leur nationalité. Il n’est donc pas douteux que des missionnaires français soient mieux accueillis et plus favorisés que d’autres, au grand profit de la cause catholique. La raison historique et les traditions sont donc en faveur des missionnaires français de préférence aux autres.

Dans son Enquête, Barrès montre que les missionnaires français ne sont pas des agents du gouvernement français. Ils vont en mission pour un but plus général et plus vaste et plus élevé, pour y répandre la lumière et la civilisation. Ces missionnaires parlent français et, autant que possible, enseignent le français. Ils parlent de la France avec laquelle ils restent constamment en contact, et ils font connaître ce qu’elle a de bon, de juste et de grand. Il est de l’intérêt de la France d’être représentée, de n’être pas oubliée, d’être aimée et appréciée. Son but est de propager ses propres valeurs qu’il estime nécessaires dans les pays étrangers.

Mais sur cette terre d’Asie, Barrès distingue bien autre chose que la « mission civilisatrice » de la France, il y pressent un trésor de richesse spirituelle.

Notes
516.

Roger de Gontaut-Biron,Comment la France s’est installée en Syrie ?, op. cit., p. 2.

517.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. II, op. cit., p. 3-4.

518.

Ibid., p. 13.

519.

Maurice Barrès, Cahiers, t. XI, op. cit, p. 81.

520.

Maurice Barrès, Faut-il autoriser les congrégations ?, op. cit., p. 136.

521.

Maurice Barrès, Cahiers, t.X, op. cit, p. 402.

522.

Ibid, t. XI, p. 31.

523.

Ibid., p. 82.

524.

Dominique Trimbur, « Exil et retour l'impact de la législation française sur la présence tricolore en Palestine 1901-1925 », dans Le grand exil des congrégations religieuses françaises, 1901-1914, Paris, Cerf, 2005, p. 381.

525.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. II, op. cit., p. 184.

526.

Vincent Cloarec, La France et la question de Syrie, op. cit., p. 13.