Les châteaux des Assassins

« Alamout », « le Vieux de la Montagne »,  « la Secte des Assassins », toutes ces expressions résonnent dans notre esprit en rappelant les pages du chapitre intitulé  Voyage aux Châteaux des Assassins. Avant de raconter son voyage aux Châteaux des Assassins, Barrès explique l’origine iranienne de la secte des Hashâshins, les raisons religieuses et politiques qui en facilitèrent le développement. Il présente le persan Hasan Sabah, le premier Grand Maître, le premier qui fut nommé le « Vieux de la Montagne », et qui joua, dans l’organisation de la secte, un rôle capital. Ce chapitre,  le Vieux de la Montagne, a pour objet principal l’origine de la mystique religieuse en Syrie et particulièrement le groupe des ismaéliens. C’est un chapitre historique, introduction nécessaire au chapitre suivant  : le voyage aux Châteaux des Assassins.

On peut dire que pour le développement des Assassins en Syrie, Barrès relie les monts Ansariés d’aujourd’hui à la Perse des Xème, XIème, XIIème siècles :

‘« Sans rien en dire à mon lecteur, depuis que je suis en Syrie, je poursuis ma grande idée. Je n’ai pas cessé une minute de préparer mon excursion aux châteaux des Hashâshins et du Vieux de la Montagne »529

Ainsi, qui est Hasan Sabah ? Comment cet homme est-il devenu le Vieil Homme de la Montagne ? Les Cahiers nous disent :

‘« Hasan Sabah, c’est un chef politique et non pas religieux, les a groupés les ismaéliens- autour d’Alamout. Il était émir, prince de la nation ismaélienne. Il était homme de science et de politique »530

A vrai dire, Barrès a écrit l’histoire d’Hasan Sabah qui est le héros de son chapitre le Vieux de la Montagne. Le Vieux de la Montagne : Hasan Ibn Sabah est né à Qom, en Iran, mais il grandit à Ray, près de Téhéran. Plus tard, il créa sa secte des « Assassins » ceux qui font usage du haschich, et installa sa base dans la légendaire forteresse imprenable d’Alamout, lieu situé à cent kilomètres de Téhéran. C’est sous le règne de Hasan Sabah que vont se développer les assassinats politiques. Dès lors, où Barrès en a-t-il trouvé les matériaux ?

Comme plusieurs sociétés secrètes, l’histoire réelle a été mélangée avec des éléments folkloriques et mythiques. L’histoire des Assassins à Alamout ne fait pas exception à la règle. La majeure partie du mythe occidental entourant Alamout vient du voyage de Marco Polo. Ce dernier décrivit la forteresse d’Alamout comme un paradis assorti d’un magnifique jardin, de belles demoiselles, et des fontaines d’où jaillissaient du vin, du lait, du miel ou de l’eau. D’après la légende, Hasan Sabah conditionnait ses hommes en leur faisant consommer de nombreuses drogues. Barrès dans son Enquête parle de la Forteresse d’Alamout. Selon sa description, la forteresse coiffée sur la montagne, comportait un magnifique jardin secret imitant l’aspect des jardins du Paradis. Le but était de convaincre les futures Assassins de la secte - drogués notamment au haschich - qu’ils venaient de faire un bref tour au Paradis afin de les fanatiser avant qu’ils partent accomplir leur mission mortelle. Barrès écrit, à ce propos dans l’Enquête :

‘« Ce jardin et ces terrasses, distingués par le colonel, pourraient s’accorder avec ce qu’ont écrit Marco Polo et les auteurs orientaux  : que Hasan, pour donner à ses dévoué un avant-goût du paradis sensuel qui les attendait, s’ils mouraient à son service, avait installé à Alamout des jardins paradisiaques et des pavillons de délices, où il faisait transporter des hommes endormis. Réveillés dans ces lieux enchanteurs, ils y goûtaient toutes les voluptés, et quand de la même manière ils en avaient été tirés, ils étaient prêts à tout pour conquérir un séjour éternel dans ce paradis entrevu entre deux sommeils.
Tel est le récit du voyageur Marco Polo, confirmé par de nombreux témoignages musulmans. D’autres auteurs croient qu’il n’était pas besoin de jardins merveilleux, mais simplement des visions que procure le haschisch. Et c’est un fait que la voix publique donnait aux Fédawis le nom de mangeurs de haschich, hashâshîn. Hasan droguait ses dévoués »531

Barrès exprime l’essentiel, selon lui, de la méthode d’un Hasan Sabah et des successeurs de celui-ci comme Grands Maîtres des Assassins ; elle consiste à rechercher « les moyens de disposer totalement des individus »532 et c’est pourquoi il la condamne : « méthode monstrueuse, pour corrompre les consciences »533, dit-il ; « étrange recette » qui permettent « de capter les âmes »534.

On remarque que l’Enquête exprime, dans ces quelques lignes, ce qui pour Barrès constitue le problème central de la formation des Assassins et le danger essentiel de leur organisation. Pour lui, la Forteresse d’Alamout est un « laboratoire »535 où les Assassins ont subi un lavage de cerveau. Ces « fédawis »536, ces dévoués du Vieux de la Montagne ouvrent en Asie une époque de terreur :

‘« Ainsi commençait la monotone série des crimes des Hashâshins. (…) L’Asie comprit avec terreur qu’une école mystique venait d’être ouverte, d’où sortaient des individus merveilleusement éduqués pour accomplir leur besogne, et d’autant plus forts pour tuer qu’ils étaient joyeux de mourir »537

L’intérêt de ce paragraphe tient au sens profond que Barrès donne à l’activité des Hashâshins. Une fois de plus il reprend l’idée « mourir joyeusement »538, c’est le résultat de la formation mystique et « d’un lavage de cerveau ». Le Vieux de la Montagne donne à ses hommes un courage surhumain en leur faisant entrevoir tous les plaisirs du paradis dans un rêve de hachich. On remarque que Barrès insiste sur les problèmes psychologiques et philosophiques que présentent de telles méthodes. C’est dans le chapitre intitulé  le Voyage aux châteaux des Assassins  qu’il explique son interprétation psychologique et religieuse de la formation des Assassins. Ce chapitre ne vise pas comme le précédent, à informer le lecteur de faits peu connus, mais selon Barrès ; mais il est indispensable de les connaître pour pénétrer les mystérieuses personnalités d’un Hasan Sabah, d’un Rachid-Eddin Sinan, et leurs actions sur leurs fidèles.

Cependant, la ferveur de Barrès se déploie dans deux directions qui s’imposent, à tout véritable pèlerin : l’acquisition de connaissances érudites et le voyage sur les lieux. Dans son ouvrage, il commence par reproduire les grandes lignes de l’histoire de l’ismaélisme, en évoquant le fameux Hasan Sabah. S’il se réfère à des ouvrages contemporains539, c’est afin d’encadrer son récit de voyage des traits de l’histoire et d’en accroître ainsi la portée. Car l’essentiel du chapitre ismaélien de l’Enquête : le Voyage aux châteaux des Assassins, commence avec la narration de l’expédition dans les forteresses ismaéliennes de Syrie. On peut dire que ces pages décrivent un itinéraire spirituel immense qui sous-tend l’itinéraire géographique. En dix journées, de Beyrouth à Tripoli, Barrès va parcourir la zone montagneuse des sites ismaéliens de Banyas, Qadmous, Marqab, et Khawabis. Comme s’il connaissait l’exaltation du pèlerin des Lieux saints, il ignore la fatigue malgré la chaleur et les longues heures de chevauchée dans des terrains difficiles, il éprouve une sorte de « jouissance »540 à se trouver sur les lieux où mourut Rachid ed dine Sinan, le disciple de Hasan Sabah, que Barrès appelle le « Vieux de la Montagne », il avoue qu’il est heureux, dès la première étape : « que je suis heureux de pénétrer sous cette voûte !»541, écrit-il en évoquant son arrivé à Masyaf ; et encore à la dernière « je suis heureux d’être venu là »542 confie-t-il au terme de son séjour à Khawabi. En fait, il convient de reconnaître à ce récit la qualité de récit symbolique. Derrière le désir d’aller au cœur du pays ismaélien de Syrie apparaît celui de se rendre dans la forteresse d’Almout et l’hommage rendu à Rachid Sinan cache celui que Barrès veut rendre à Hasan Sabah et dont son chapitre se révèle être l’expression manifeste, au point que Jean-Claude Frère, dans son livre, l’Ordre des Assassins, pourra écrire : « il y a quelques quarante-cinq ans, Maurice Barrès lors de son Enquête aux pays du Levant, s’est rendu sur le pic sacré d’Alamoût. Il était un des seuls Européens à y accéder depuis le Moyen Age »543.

Le rapprochement d’Hasan Sabah et de Rachid-Eddin Sinan unit plus étroitement le chapitre d’histoire, le Vieux de la Montagne, au chapitre d’enquête, le voyage aux châteaux des Assassins, la Perse aux monts Ansariés. On a dit, au début de cette étude que pour le développement des Assassins en Syrie, Barrès relie les monts Ansariés d’aujourd’hui à la Perse des Xème, XIème, XIIème siècles.

En tête du chapitre qui termine le tome I d’Une Enquête aux pays du Levant, Barrès donne des limites à son ivresse, dose de son enthousiasme et de ses espoirs. Il s’efforce de voir les réalités : cependant il maintient « l’attrait de la mystique », la puissance de « ces folles musiques ». A la fin de ce même chapitre, il rappelle le sens de son œuvre et relie ainsi son pèlerinage aux Châteaux des Assassins et son pèlerinage à Konia : « je vais poursuivre demain mon enquête, par la vallée de l’Oronte, la Cilicie et l’Asie Mineure, pour la terminer enfin sur la tombe du poète persan à Konia ».544

Notes
529.

Ibid., p. 172.

530.

Maurice Barrès, Cahiers, t. X, op. cit, p. 371-372.

531.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. I, op. cit., p. 200-201.

532.

Ibid., p. 204.

533.

Ibid.

534.

Ibid.

535.

Ibid., p. 199.

536.

Ibid., p. 197.

537.

Ibid.

538.

Ibid., p. 201.

539.

Notamment à Guyard, Un grand maître des Assassins au temps de Saladin, voir à ce sujet: Ida-Marie Frandon, Assassins et danseurs mystiques, op. cit.

540.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. I, op. cit., p. 249.

541.

Ibid., p. 223.

542.

Ibid., p. 281.

543.

Jean-Claude Frère, L’Ordre des Assassin, Paris, Grasset, 1973, p. 154.

544.

Ibid., p. 310.