Les derviches tourneurs de Konia

On constate que les problèmes du mysticisme, de ses moyens, de ses buts, ont fait de l’écrivain sur les chemins des Châteaux des Assassins et sur la longue route du Konia. Sur ces chemins, Barrès rencontre des souvenirs de l’histoire auxquels dans son enfance il a été passionnément attaché et qui depuis son enfance représentent pour lui l’Orient. « Voici des années que je rêve de conquérir auprès du tombeau de Djélal-eddin Roumi, le secret des danses sacrées »545, écrit Barrès au moment où il quitte Antioche pour Konia. Mais dès le début de l’Enquête, il avait précisé l’origine de ce rêve et l’objet de sa curiosité :

‘« Quand je priais les maîtres de notre Ecole des Langues orientales de m’éclairer les pressentiments que Goethe et Victor Hugo m’ont donnés d’un Djelal-eddin Roumi, j’ai toujours désiré de joindre à leur science les recettes que les Mevlevis peuvent garder du grand inspiré »546

Dans un chapitre intitulé  Konia, la ville des danseurs, Barrès s’intéresse aux derviches tourneurs, à leurs poètes, à leur maître Djélal-eddin Roumi. Barrès présente, un rite admirable des beautés, les derviches tourneurs. Il trouve que parmi les rites religieux pratiqués en Orient, le plus beau et le plus intéressant est sans doute celui des « Meylaouias », nom local des derviches tourneurs. On attribue la naissance et la forme qu’a prises ce rite à Djélal-eddin Roumi, qui l’avait instauré comme une pratique de dévotion fortement liée au mouvement soufi.

Avant de commencer son chapitre sur Konia, Barrès a indiqué ce qu’il y vient étudier :

‘« Est-il des moyens mécaniques pour multiplier en nous l’enthousiasme ? C’est un problème que depuis sept siècles on prétend résoudre à Konia, au rythme des flûtes et des tambourins. Peut-on ouvrir au Codex un chapitre supplémentaire et dresser une nomenclature d’agents matériels propres à exalter l’âme ? »547

On a déjà vu que pour exprimer l’ensemble de la méthode des Assassins, Barrès a fait une longue enquête sur leur origine, sur leur maître et leur fondateur. A Konia, Barrès a fait la même chose, il a parlé longuement de Djélal-Eddin Roumi, le fondateur des derviches danseurs, de son ami Chams Tabrizi, de quelques hommes de son entourage et de ses successeurs. Qui est Djélal-Eddin Roumi  ? D’où vient le fondateur des Danseurs mystiques ? « Djélal-Eddin Roumi naquit aux premières années du grand treizième siècle, de race royale par sa mère et sa grand-mère, ‘…’ et de race savante par son père »548. Après avoir passé plusieurs années à Alep et à Damas, où il poursuit ses études et perfectionna ses connaissances théologiques. C’est là, qu’en 1244 une rencontre vient bouleverser sa vie :

‘« Djélal-Eddin Roumi hérita de la chaire magistrale de son père. Toutefois, avant d’y professer, il alla se perfectionner en Syrie. Il étudia à Alep, à Damas, et là, un jour qu’il se promenait dans le Meidan, il rencontra un individu étrange, vêtu de feutre noir, coiffé d’un bonnet noir. C’était Chems-Eddin Tébrizi qui, lui baisant la main, lui dit  : ’je suis le changeur du monde,’ et se perdit dans la foule. Djélal-Eddin rentra à Konia et commença son enseignement ; Chems-Eddin continua d’errer, comme l’oiseau dans le ciel, quand il cherche son orientation ; mais ils devaient se revoir. Ils étaient marqués pour être l’un à l’autre un décisif événement »549

Pour quelles raisons la rencontre de Djélal-Eddin Roumi et de Chems-eEdin Tébrizi est-elle un fait capital pour la doctrine du poète mystique ? Quel est le rôle exact de Chems-Eddin Tébrizi ? Barrès nous répond clairement : « Chems-Eddin a éclairé la pensée de Djélal-Eddin, à la manière d’une allumette qui allume la lampe »550. Chems-Eddin Tébrizi devint le maître spirituel de Djélal-Eddin et il exerça sur lui une influence décisive. Lors de la disparition tragique de Chems-Eddin, Djélal-Eddin institua le Sama, le concert accompagné de la danse caractéristique de la confrérie qu’il fonda, généralement connue en Occident sous le nom de derviches tourneurs.

Les derviches tourneurs évoquent la danse et la musique. Ils sont connus pour les célèbres danses. Ils forment d’énormes toupies, tournant d’abord lentement puis très rapidement, les yeux fermés pour se détacher de la réalité, les bras croisées sur la poitrine, laissant flotter leurs jupes amples qui, par l’effet du mouvement giratoire, s’élèvent en tourbillons. Le point culminant du rite est celui de l’entrée en transe des derviches qui parviennent dans leur vertige à communiquer avec l’Etre Suprême. A vrai dire, Barrès insiste sur la valeur mystique de la danse. Il se demande : qu’est ce qu’on ressent dans l’âme en tournant ?

‘« Figures perdues, concentrées, absentes, sans rayonnement pourtant, tout cela morne, égoïste, physiologique. Je voudrais des pleurs ou des plaisirs de l’âme. A la fin, plus de chant, rien qu’une musique rapide, moins haletante. Ils semblent des oiseaux qui ne battent plus des ailes, qui planent. Tous en plein ciel. Le grand Tchélébi, les mains sur son cœur, puis les bras ouverts, le regard en haut, accueille le monde, se perd dans l’azur. C’est l’extase, c’est l’instant où ces danseurs enivrés éprouvent que leur désir nostalgique fait éclater leur moi individuel. Ils ne sont plus maîtres des facultés de leur être. ‘(…)’ Ils croient avoir rejoint la force primordiale, la réalité suprême, s’y apaiser et s’y confondre »551

L’approche psycho-corporelle établie par Roumi pour les derviches tourneurs se fonde sur diverses expérimentations et ressentis intérieurs. On peut dire que le soufisme, et principalement la technique des derviches tourneurs, est à la recherche d’un état modifié de conscience, d’une expansion de l’être et du développement des capacités créatrices. Barrès constate dans son étude que la danse favorise l’unité motrice psychique et affective du danseur, lui permettant de ressentir l’unité esprit/corps. On peut dire que le but essentiel de la danse est un dépassement de soi, une union suprême avec Dieu. Il est clair que Barrès ne s’arrête pas au pittoresque du « tourner ». Il cherche à discerner la valeur psychologique de l’exercice.

Personne ne peut ignorer que Mystique et Orient s’unissent dans Une Enquête aux pays du Levant. L’éducation de l’âme est pour Barrès « la grande affaire »552. Et cette œuvre n’aura d’autre objet que de découvrir les « énergies intérieures »553, les « sources cachées de l’enthousiasme »554, la « force motrice que l’individu porte au fond de son être »555, sous les formes les plus pures et les plus dangereuses. Donc, l’Enquête propose d’analyser le soufisme en tant que cadre religieux de l’action sociale en Orient. Le soufisme en Orient est en progression depuis le XIIIème siècle. On a vu, la tradition soûfie, basée sur la réforme morale de l’individu et la reconfiguration de soi-même selon des principes religieux, génère des facteurs sociaux ancrés dans la religion. Dans l’espace public, l’identité soûfie s’exprime par diverses formes de pratiques morales, par l’application de principes religieux au cadre de la vie sociale.

En effet, Barrès accomplit ce qu’aucun pèlerin d’Orient n’avait fait avant lui, ce qu’aucun ne fera après lui bien sûr. Il réussit ainsi à saisir, puis à transcrire les éléments de doctrines spirituelles d’origines multiples qui lui furent révélés « par le voyage d’une part, par la lecture de travaux érudits d’autre part » et dont la connaissance constitue toujours la clé d’accès à la pensée religieuse d’Orient. Barrès est donc le genre de voyageur gourmand de voluptés étrangères, qui garde toujours un pied ici et un pied ailleurs, jamais les deux en dehors du sol natal.

Il faut rappeler ici, que le couple Orient Occident, fait d’opposition et de voisinage séculaire, apparaît comme constante de l’histoire méditerranéenne. Tout montre ici que le dialogue des cultures et des civilisations, qui représente une évolution vers de nouvelles formes d’universalisme, évoque un monde au sein duquel les spécificités et les pluralismes, loin de se heurter et de se combattre pour effacer et anéantir l’autre, tendent à une universalité dont les diversités sont sources d’enrichissement et d’harmonie. Mais s’agit-il vraiment d’Enquête aux pays du Levant ? Il semble bien que deux mondes se rencontrent dans Une Enquête aux pays du Levant, deux cultures et deux civilisations. La France occidentale rencontre la Syrie orientale telle que l’a connue Barrès et telle qu’il la peint. Qu’est ce que la France peut recevoir de la Syrie ? Que peut-elle lui donner ? Il se demande comment concilier Orient et Occident, et si jamais on pourra créer une « civilisation franco-orientale ». Les missions françaises, les religions et les enseignants venus de France, représentent le monde occidental, la Syrie est le pays des Dieux, des forces mystiques. Barrès dans son enquête cherche à prendre conscience de ce qui peut séparer Orient et Occident et de ce qui doit les rapprocher. Todorov dit à ce propos :

‘« Le nationalisme conséquent, que Barrès parvint souvent à incarner, est relativiste, et donc contre tout déracinement, serait-il en faveur d’une absorption par la France. Mais le nationalisme typique n’est pas conséquent : son ethnocentrisme l’aveugle et introduit une petite dose d’absolutisme dans son système, qui lui permet d’excepter son propre pays de la relativité générale des valeurs » 556

Mis devant une situation concrète, au cours de son voyage au Levant, Barrès choisira la voie du nationalisme conventionnel. Ce qu’il vient y observer et y encourager, ce sont « nos maîtres qui y propagent la civilisation de l’Occident »557. Dès lors, on peut dire qu’il y a une dimension politique supplémentaire à son voyage : il cherche à prouver par des témoignages concluants le rôle constructif de la France en Orient. Pour Barrès, c’est dans les écoles françaises que l’on voit le mieux la présence de la France.

Notes
545.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. II, op. cit., p. 53.

546.

Ibid., t. I, p. 3.

547.

Ibid. ,t. II, p. 71.

548.

Ibid., p. 93.

549.

Ibid., p. 96.

550.

Ibid., p. 88.

551.

Ibid., p.142-143.

552.

Ibid.,t. I, p. 4.

553.

Ibid., p.175.

554.

Ibid., p. 4.

555.

Ibid.

556.

Tzvetan Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 345.

557.

Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, t. I, op. cit., p. II.