Aperçu historique dans Un Jardin sur l’Oronte

Barrès est un romancier qui mettait en œuvre les données de l’histoire, les animant, les recréant dans un récit imaginaire. Mais l’art de Barrès est bien différent de celui d’un romancier : c’est un lyrique et un idéologue.

Barrès s’efforce de placer les personnages de son roman dans des conditions politiques, militaires, religieuses qui ont été celles de la Syrie à quelques moments des Croisades. Il est clair qu’un fait domine l’évolution des caractères et de l’action : chrétiens et sarrasins, sur le bord de l’Oronte. Monde musulman et monde chrétien se connaissent, s’estiment, se pénètrent. Il faut rappeler ici que Le Jardin sur L’Oronte est une histoire d’amour, l’amour de sire Guillaume pour Oriante fait l’unité du roman. Ces personnages, leurs caractères, leurs attitudes dans l’action, appartiennent en propre à la conception du roman.

Paradoxe ou originalité du roman, à sa qualité d’étranger, Guillaume se doit de pénétrer dans ce monde musulman. Dès lors, comment Sir Guillaume, ce jeune chevalier venu de France, est-t-il entré dans ce monde musulman ? Au début du roman, on a vu qu’il a été chargé par le comte de Tripoli d’une mission auprès de l’émir de Qalaat El Abidin. Il mène à bien les négociations, une trêve est conclue, et l’émir, qui l’a pris en amitié, l’invite à prolonger son séjour à Qalaat. Un soir, dans les jardins, l’émir le convie à entendre le chant de sa favorite. L’âme femme, devinée à travers le chant, trouble profondément le jeune homme.

Il est jeune, joyeux de vivre, plein d'élan, de confiance dans la vie, il y entre comme s'il partait à la conquête du monde sans désir de domination ni de triomphe, mais avec la foi au bonheur que confère la jeunesse. Il voit dans Oriante un être surnaturel, une personne céleste, « ange » ou « fée ». Il est toujours simple et naturel, sans qu’il se réfère au code de la chevalerie, il exprime les ambitions et les rêves de son cœur. Sa simplicité n’est pas sottise, mais droiture, netteté, foi en son idéal. Jeté dans des situations inattendues et seul pour en résoudre les difficultés, trop peu attentif aux pensées et aux réactions d’autrui, on peut dire qu’il est la victime de ses impulsions, de ses mouvements généreux, et de la passion.

Les chrétiens assiègent Qalaat. Que va faire sire Guillaume ? Ne devrait-il pas rejoindre ses « frères de religion » ? Va-t-il en partir, « pour n’avoir pas à porter les armes contre l’étendard de la Vierge »577, troupe du prince d’Antioche ? Manœuvré par Oriante, il s’engage par serment à ne jamais l’abandonner et il organise la résistance. Sire Guillaume manque de lucidité et obéit à ses impulsions. L’homme d’action, généreux et fort cependant, et prêt à remplir une mission au péril de sa vie, mais faible et désarmé devant quelque Circé du désert ou de la ville, et qui, par elle, pour elle, trahit son pays et ses compagnons d’armes. Après la mort de l’Emir, sire Guillaume peut connaître enfin le bonheur dont il rêve depuis des mois. Alors commence pour lui « une suite de jours inimitables ». Quelle joie d’aimer malgré la présence du danger, ou plutôt à cause du danger constant. L’intensité de son amour partagé, son caractère naïf et confiant, lui voilent ce qui menace pourtant son bonheur.

La résistance de la forteresse assiégée n’est plus possible. Le jeune croisé cherche à sauver son amante et leur amour. Une Oriante nouvelle l’accueille, hostile à l’idée de fuir. En fait, il se trouve seul, parti pour Damas. Séparé de celle qu’il aime, c’est l’exil, un exil que prolongent ses maladresses ; car à Damas, il n’a qu’un désir : revenir dans la place forte, revoir Oriante. Un jour, le chrétien rentre à Qalaat. Les chevaliers francs ont épousé les Sarrasines du harem, et la princesse d’Antioche Oriante. Guillaume souffre de n’avoir plus sa place dans ce monde chrétien et parmi ses coreligionnaires. Plus encore, il souffre de la trahison d’Oriante, objet de son amour. Sa confiance dans les êtres, dans la vie, est atteinte et non seulement son amour. Il cherche dans ses souvenirs, un appui humain « Maintenant, se dit-il, j’ai cent années d’expérience, et je sais que les hommes n’ont d’amour sûr que l’amour de leur mère. Entres toutes les femmes, il n’y a de vrai que notre mère »578. Il est clair que son amour a été trahi, par la volonté de son amante, avant même la chute de Qalaat.

Trop de jeunesse, trop de forces vitales l’animent pour qu’il renonce sitôt à son amour, pour qu’il ne tente pas d’échapper à la désespérance, de ramasser les morceaux de son bonheur. Lutte poignante contre lui-même, contre ses légitimes défiances, appel à son instinct profond de vie, de confiance et de bonheur.

On peut dire que tant de souffrances transforment son caractère au long du roman, d’un progrès émouvant et délicat. Au début du roman, Guillaume, chevalier chrétien, investi d’une mission officielle, avait subi l’influence d’Oriante, l’amour le rendait candide, naïf, et soumis. Son esprit se laissait mener par la sarrasine. Tout au bonheur d’aimer et d’être aimé, il ne voyait d’elle que son éclat. A la fin du roman et avant sa mort, il était au service d’un pauvre jardinier musulman, occupé tout le jour aux durs travaux, il aspire à user ses forces, à dissiper en sueur d’esclave ses trop douloureuses pensées et dans ces travaux qui le brisent, il songe aux plaisirs qu’Oriante lui a donnés et qu’elle lui renouvellera. Il conquiert sur Oriante une autorité qu’il n’a jamais eue, la contraint d’accepter sa résolution de rentrer dans le monde chrétien, de retrouver sa dignité et son rang. Ce vaincu de l’amour impose alors, à celle qui jusque là le dominait, sa volonté. A la fin, il meurt victime de son idéal amoureux, de son unique amour, sans renier un sentiment source de souffrance, mais raison d’être de sa vie, lumière de sa vie.

Un trait commun rapproche, dans l’action, Emir, Sultan et prince d’Antioche. Ils sont, pour la passion de Guillaume, l’obstacle. L’existence de l’Emir sépare Guillaume et Oriante ; le Sultan empêche le jeune Chrétien de retourner à Qalaat pour y rejoindre la Sarrasine ; les droits du prince d’Antioche contraignent Guillaume à la dissimulation avant de l’acculer au désespoir. Tout trois interviennent donc dans l’action ; bien que leur intervention fût passagère, Barrès leur a donné une réalité, une vie certaine. L’histoire d’amour de sire Guillaume pour Oriante la musulmane fait l’intrigue du roman. C’est qu’autour des deux héros, autour des puissances qui leur sont une gêne, vivent des êtres à qui Barrès, sans s’attarder à les décrire, octroie des réactions humaines. Cependant, comment se caractérisent l’image et le rôle de la femme héroïne dans Un jardin sur l’Oronte ?

Notes
577.

Ibid., p. 47.

578.

Ibid., p. 96.