Oriante occupe le centre et presque tout du livre. Elle vit d’une vie originale et poétique sous le modèle de laquelle on sent l’intelligence de l’auteur. Quelle présence de la jeunesse, de la beauté, et de tout ce qu’il y a de pur dans le monde. Ame de poésie dont le chant de rossignol sait emplir et illuminer la nuit, âme de domination qui, comme toutes les âmes de domination, sait aimer et peut aimer violemment, mais sacrifie infailliblement cet amour à la domination. Une phrase résume toute l’activité d’Oriante : elle est née pour choisir, et non pour subir, son devoir est « de choisir le plus haut ». La séduction qu’elle exerce sur le personnage européen est immédiate : elle opère chez lui une transformation qui le dépossède complètement. Sa volonté est annihilée. C’est une femme orgueilleuse et ce mot revient à plusieurs reprises dans les récits de l’auteur, ainsi que l’épithète belle. La femme héroïne est donc placée sous le signe de la sexualité et de la volupté. Toutes les caractéristiques liées à l’attirance s’exercent dans un climat obscur derrière lequel se cache le désir de pouvoir. Le héros se trouve subjugué devant le personnage féminin.
Tant de beauté, de charme et d’éclat ne demeurent pas inconscients. « De sa puissance de plaire », Oriante éprouve « une ivresse enfantine », une fierté. Elle y voit le moyen de maintenir et d’assurer sa domination. Dès le début du roman, Isabelle prévient Guillaume : il y a chez Oriante « un point fixe ‘(…)’, la volonté de nous dominer tous »579. Elle est née aux jardins de l’Oronte pour y « être reine », « elle n’est pas faite pour mener une vie inférieure à celle des rois »580. Guillaume, revenu à Qalaat, lui reproche de n’avoir pas fui vers Damas, avec lui, à la chute de la place forte : « Mes pieds, lui dit-elle, ne m’auraient pas portée vers la pauvreté et l’obscurité »581, et quand il insiste pour qu’elle accepte enfin de partir avec lui : « Mes pieds, t’ai-je dit, ne me porteraient pas, j’aime mieux des risques de reine que d’exilée et de mendiante »582. Dans l’exercice de cette volonté de domination, la Sarrasine ne perd rien de son charme oriental et féminin. Théorie ou vues politiques ne l’occupent jamais. Pour être, sur les bords de l’Oronte et parmi ses compagnes, celle qui n’a pas d’égale, elle ne cesse d’agir en femme. Sous une forme brève et simple, Isabelle l’indique à Guillaume : « Elle veut comme toutes les femmes que celui qu’elle aime soit le plus fort ». Elle-même dévoile son secret :
‘« Nous autre ‘femmes’ nous n’avons qu’une ressource, c’est de plaire, et notre honneur, c’est de ne pas nous dégrader par l’indignité de ceux à qui nous décidons de plaire. Je serais morte sûrement si l’on m’avait attribuée à un soldat, ou bien j’aurais su l’enfiévrer au point qu’il serait devenu digne de régner »583 ’Le don de plaire que possède Oriante, avant qu’il soit un moyen de gouvernement, lui assure joie et quiétude. Avec quel art Oriante dirige le destin qu’elle ne cesse de prévoir, au devant duquel, toujours, elle utilise la ruse, afin qu’il soit ce qu’elle veut ! Guillaume et sa jeunesse passent à la portée de son regard, elle veut aussitôt se l’ « assujettir » ; mais avec ses compagnes de harem, elle ne reconnaît en lui qu’un « gage » de valeur. Qalaat est attaqué par les chrétiens : « Avais-je assez raison, dit-elle, à l’Emir, de vous conseiller que vous le gardiez en otage »584.
Les jours passent, le siège continue. L’Emir a disparu. C’est Oriante qui règle « la transmission des pouvoirs » afin que Guillaume commande dans Qalaat. Après six mois de siège, la forteresse cesse d’être ravitaillée en eau. Comment Barrès montre-t-il la situation ? Qalaat est perdue. Sire Guillaume le sait, il veut fuir avec Oriante jusqu’à Damas. Oriante n’y saurait consentir, elle se prépare en silence, « dans une sorte de sérénité sombre » une nouvelle royauté. Elle refuse de partir pour Damas parce qu’elle est une femme désireuse d’épouser le chef des assiégeants et de régner.
Dès lors, que devient l’amour, lorsque celui que l’on aime cesse d’être le maître souverain ? Aime-t-elle encore le pauvre exilé qui revient de Damas ? A la fin du roman, Oriante souffre de savoir Guillaume malheureux. Lorsqu’elle s’est assuré la royauté, ses savantes intrigues servent son amour : elle parvient à rejoindre discrètement le chrétien, puis à l’introduire parmi les familiers du prince d’Antioche.
Personne ne peut ignorer que seul l’amour de sire Guillaume est un don total, et que celui d'Oriante n’est que la joie d'être aimée. Quelle diversité en Oriante ! Que de contraires s’allient en elle ! Elle a conduit tous ceux qu’elle a rencontrés à servir sa destinée. Non sans hauteur, elle repousse les reproches de Guillaume mourant et justifie sa conduite : « comprends qu’Oriante », dit-elle orgueilleusement, d’elle-même :
‘« N’est pas née pour admettre qu’il y ait des vainqueurs qu’elle renonce à s’assujettir. Je ne pouvais pas me résigner à être comme une morte. Il faut connaître ce que sont les femmes, ou du moins leurs reines. Tu peux me demander de ne plus vivre ; c’est peut-être le devoir d’une femme de mourir avec celui qu’elle aime, mais tant que je respire, il m’est impossible de ne pas obéir à la force royale qu’il y a en moi »585 ’Et voici l’acceptation et le pardon : « c’est cette force royale que j’aimais en toi, et celle que j’ai souffert et que je meurs ‘(…)’que de fois, lumière de ma vie, tu m’as déplu sans que je cesse de t’admirer et de t’adorer »586 .
On remarque qu’Oriante par ses réactions spontanées ou étudiées obtient l’effet qu’elle désire. Il faut que Barrès, lui aussi, et sans aveuglement, ait aimé, pour rendre d’une manière si intense, si légère, si harmonieuse toujours, et si vivante, les grâces et les faiblesses d’un être d’exception, les ruses et les chants d’une Orientale, les sortilèges et les volontés d’une Reine d’Orient.
Ibid., p.42.
Ibid., p.101.
Ibid., p. 112.
Ibid., p.128.
Ibid., p. 142.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 151.
Ibid.