Connaissance réciproque et cohabitation de fait

On a déjà constaté que dans ce roman, Barrès parle de la Syrie, à quelques moments des croisades. Les croisades sont des expéditions militaires entreprises du XIème au XIIème siècle pour élargir le domaine de la chrétienté en Orient, cependant elles s’inscrivent dans un contexte de guerre sainte chrétienne. C’est pour cela que la religion a une place importante dans la vie des croisés et des indigènes. Les croisades ont eu beaucoup de conséquences pratiques sur l’existence des uns et des autres. Une nette évolution se dessine progressivement car chacun adopte peu à peu les habitudes de l’autre. Dans un Jardin sur l’Oronte les croisés ont découvert en Syrie le luxe, le goût des jardins, des parfums et des fleurs. En outre, les mariages entre les différentes communautés ont été nombreux, les chrétiens ont fini dans les harems des princes arabes, ils ont adopté les mœurs et le style des arabes. Voilà sire Guillaume, le jeune croisé de Qalaat Alabidin, qui juxtapose naturellement dans les hyperboles de son admiration amoureuse, aux formules de l’Eglise, celle de l’Orient. Comme un musulman, il dit à Oriante « Lumière de ma vie »587 et il continue en chrétien : « Etoile du matin et Porte du ciel »588, là encore, Occident et Orient ont pu se mêler pour exciter l’imagination de Barrès et créer son vocabulaire oriental. En plus, les mœurs des musulmans s’étaient relâchées au voisinage des chrétiens. L’Emir offre à Guillaume une charmante compagne, Isabelle, la savante, « je serais donc Isabelle, pour votre plaisir, Isabelle la savante, pour vos plus hautes joies »589. En même temps, l’Emir fait paraître Oriante, à visage découvert, devant son hôte, moment décisif du roman, « l’ange du désir apparut à visage découvert. Ce fut comme si l’on étalait à nu devant le jeune homme les secrets de son propre cœur »590. Ainsi, sire Guillaume tournait ses regards et son activité vers l’extérieur, vers l’action. Ce visage féminin découvert lui révèle ses aspirations les plus secrètes et les plus profondes. Ce jeune croisé, courageux, épris d’aventures, dit à Isabelle sans cesse son désir d’approcher et d’entendre la Sarrasine, « pensez vous qu’elle me mésestime et me soupçonne de manquer à ma religion ? »591 Isabelle lui répond « Ma maîtresse serait contente que vous eussiez quitté votre religion pour elle »592.

Les jours passent, Oriante demande à Guillaume « milles détails sur les mœurs des seigneurs francs. Quelle place donnent-ils dans leur maison à leur femme ? Une princesse d’Antioche, par exemple, a-t-elle une part du pouvoir ? »593 Elle sait que de « puissants seigneurs » chrétiens « ont épousé des sarrasines qui se convertissaient »594. A ces questions, Guillaume « dont la figure rayonnait d’espérance vanta les mœurs chrétiens »595.

On voit aussi que l’Emir de Qalaat el Abidin et le sultan de Damas sont tous deux accueillants aux Chrétiens. L’un veut garder auprès de lui le jeune chevalier venu en ambassade ; l’autre, à ce même chevalier en exil, accorde l’hospitalité. A la fin de son roman, les Sarrasines du harem, dans l’Oronte, deviennent chrétiennes et « les épouses des Chrétiens », elles, « ont changé leurs larges pantalons de houris contre des robes de dames chrétiennes »596. Barrès aime les heurts de civilisations, leur contraste, leur mélange. Dans ce roman, deux civilisations se rencontrent, civilisation de l’Occident et de l’Orient. On peut dire que Barrès rêve « d’organiser une cité mi-syrienne, mi-franque, dont l’âme serait chrétienne »597.

Dès lors, Un jardin sur l’Oronte est un ballet multicolore d’où se dégage cependant une pensée ou plutôt une attitude de l’âme de Barrès. Rien ne lui plaît tant que les mélanges, les rencontres, ce qui est aux confins de mondes contraires. Barrès nous place aux confins de la religion et de la volupté ; il cherche un décor et un style composites, où les Syriens et les Croisés, le christianisme et l’islam s’embrassent dans un harem, à travers les jardins de l’Oronte qui prennent des airs de paroisse française.

En effet, la tonalité du roman où se mêle religion, chevalerie, amour, provoque : la querelle de l’Oronte. Celle-ci posait la question des rapports de l’art et de la religion. Alors on arrive à comprendre les raisons qui aboutissaient à la célèbre querelle d’un Jardin sur l’Oronte, mais pour comprendre l’origine de cette querelle, il faut se souvenir de la manière dont elle s’articulait, et c’est ce qu’on va voir dans les pages suivantes.

Notes
587.

Ibid., p. 58.

588.

Ibid.

589.

Ibid., p. 33.

590.

Ibid., p. 27.

591.

Ibid., p. 36.

592.

Ibid.

593.

Ibid., p. 53.

594.

Ibid.

595.

Ibid.

596.

Ibid., p. 93.

597.

Ibid., p. 136.