La Querelle d’un Jardin sur L’Oronte

Depuis longtemps, Barrès songeait à un conte d’amour oriental, et en 1922, paraît Un jardin sur l’Oronte :

‘« Mon jardin sur l’Oronte n’est pas un divertissement fourni par le hasard, un repos après la tempête, une fantaisie hors de l’espace et du temps, un conte des Milles et une Nuits. C’est mon roman, c’est ma vie même, ma rêverie de vingt années. C’est mon cœur mis à nu »598

Peu après la publication de ce livre, un certain nombre de jeunes écrivains catholiques crurent devoir s’inquiéter de l’influence de ce roman sur le public, et mirent en accusation l’œuvre et l’écrivain, du point de vue de la morale religieuse. On l’a déjà dit que la tonalité du roman où se mêle religion, chevalerie, amour provoque : la querelle de l’Oronte, l’abbé Brémond a nommé la « sotte querelle de l’Oronte »599. Celle-ci posait la question des rapports de l’art et de la religion. Tout aussitôt la critique catholique s’émeut : le grave Barrès, l’homme des viriles vertus, avait-il le droit de se livrer à des rêveries poétiques et amoureuses, de mêler à la religion la complaisante peinture d’émois sensuels ?  

La critique catholique la plus marquante, celle du journal la Croix, et celle de la Revue hebdomadaire, se déchaîne contre ce petit livre et le déclare profondément immoral. Barrès s’étonne et en éprouve un réel chagrin. José Vincent, dans la Croix, déclenche l’opération, en considérant que  l’histoire de Guillaume et d’Oriante constitue un outrage à la morale religieuse. L’article de Vincent n’était pas seulement un simple critique du Jardin sur l’Oronte mais il était un critique catholique. Il assurait que le livre de Barrès est peu propre : « par sa molle rosserie, par sa langueur terrible »600 à maintenir fermes les « ressorts de l’énergie nationale »601. La première réaction de Barrès est de ne pas comprendre le procès qui lui est fait. Il partage en effet pleinement la conception « catholique et française » de la vie et s’interroge : « Qu’est ce que me veulent les critiques catholiques ? »602 Répondant par un premier article dans l’Echo de Paris intitulé « Comment la critique catholique conçoit le rôle de l’artiste », il observe :

‘« Je suis d’accord avec la critique catholique : la morale c’est la morale chrétienne. Est-ce à dire que l’artiste ne doit connaître et peindre que des situations édifiantes ? ‘(…)’ voulez-vous écarter le monde immense des émotions, des passions de l’âme et des affections du cœur ? »603

Cette histoire de libre amour inquiète aussi Robert Vallery-Radot, et surtout ce mélange de sensualité et de religion, cet étrange amalgame d’idéalité chrétienne et de passion. Les catholiques reviennent à la charge quelques jours plus tard par la plume de Vallery-Radot, qui, dans la Revue hebdomadaire, adresse une Lettre ouverte à Maurice Barrès à propos du Jardin sur l’Oronte, lui reprochant notamment d’avoir bouleversé la « hiérarchie classique des valeurs morales et religieuses »604, il dit que sire Guillaume est :

‘« Le plus étrange chevalier qui ait jamais guerroyé en Terre sainte sert finalement, par comble de fraude, non pas au triomphe de la religion dont les œuvres ni les vertus ne se voient nulle part, mais à celui d’une vague mythologie composite où Vénus et la Vierge Marie, Eros et l’Esprit Saint se confondent dans une gnose fort inquiétante »605

Selon la critique catholique un vrai chrétien trouve le livre choquant, parce que dans Un jardin sur l’Oronte, la volupté n’est jamais un obstacle dressé par les puissances du mal pour éprouver le courage des chrétiens, au contraire, la volupté « semble se présenter comme un stimulant de la personne humaine, un adjuvant très efficace et quasi divin à son salut »606, il considère la mort de Sire Guillaume, entre Oriante et Isabelle comme « une transposition profane de la passion de notre Seigneur »607. Ainsi, comment Vallery-Radot a-t-il défini les rapports de l’art avec la morale et plus exactement, avec la morale catholique ? Selon lui, quelle liberté le catholicisme laisse-t-il à l’artiste ?

‘« Mais revenons au problème qui nous occupe, nous dit Vallery. Si la doctrine est sévère, mon cher maître, ‘ où  sont, dites-vous, au jugement de la critique catholique, les grands modèles exemplaires ?’ Mais, naturellement, chez tous ceux qu’elle n’a cessé de louer ; et pour nous en tenir aux poèmes, vous alliez nommer vous-même, parmi les plus beaux, Œdipe à Colone, Antigone, l’Enéide, les Géorgiques, la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, Don Quichotte, le Cid, Polyeucte, Andromaque, Phèdre, Athalie, Mireille, etc., c’est-à-dire, en somme, les grandes œuvres païennes aussi bien que chrétiennes dont l’ensemble constitue le trésor de l’humanisme.
Il ne s’agit donc pas pour l’Église de condamner l’art mais de la garder contre les extravagances qui le sollicitent hors de sa mission spirituelle »608

Vallery-Radot dit clairement que le livre de Barrès ne peut servir aucune cause : « il vous serait donc déplaisant que l’on prît tout à fait le Jardin sur l’Oronte pour un pur divertissement »609. En bref, les jeunes écrivains catholiques trouvent que dans ce Jardin sur l’Oronte, personne ne sait plus immoler son plaisir à son pays, ou à son Dieu. Un univers cherche à se construire par les voies les plus arbitraires au hasard des caprices de la volupté et de l’orgueil. C’est une confusion spirituelle où le bien et le mal sont identiques.

Barrès s’étonne et éprouve un réel chagrin, sans doute ; sur le terrain et au niveau assez bas où on l’attaque, la défense est aisée  : il peut répliquer qu’il n’a pas voulu écrire un traité de morale ou un livre édifiant, mais un roman sans autre ambition philosophique, une simple fantaisie de lettré. Ces attaques maladroites et injustes le blessent profondément. Tout d’abord, parce qu’il est depuis vingt ans devant le Parlement et l’opinion, le grand défenseur de l’Eglise. Dans Maurice Barrès, François Broche affirme que « Barrès y vit une déclaration de guerre, une guerre qu’il était bien décidé à mener jusqu’au bout contre ces jeunes gens désireux de le ramener dans un chemin qui, à ses yeux, ne serait jamais autre chose qu’une ornière »610 Pourtant, il va bien falloir répondre officiellement ; Barrès envoyait à la Revue hebdomadaire, sa réponse à Vallery-Radot. Cette réponse parut le 7 octobre :

‘« Pour moi, quand je cherche à peindre comme Watteau peignait et comme le divin Mozart composait, je ne pense ni de près ni de loin à l’autel chrétien, que je respecte trop pour le mêler à mes fantaisies ; je ne songe qu’à me faire plaisir à moi-même et, s’ils s’approchent, à mes éditeurs. Votre catholicisme, Vallery-Radot, n’a rien à faire sur cet Oronte »611

Grande folie de Robert Vallery-Radot et de José Vincent de croire que, dans ce Jardin sur l’Oronte, Barrès prétend mener le bon combat catholique et chrétien :

‘« Voulez-vous que je vous transcrive toutes les lettres que je reçois de prêtres et de religieux ? Ma foi, non ; j’aurais l’air de produire des certificats. Je ne retiens de ces lettres qu’un mot amusant : ‘Soyez tranquille, me dit l’une d’elles, votre œuvre est belle ; ne vous laissez pas troubler par certains néo-catholiques. Ce sont des suisses à rebours. Ils se tiennent aux portes du temple pour le mieux fermer’ »612

Barrès s’efforça d’accueillir les critiques avec sérénité et hauteur, protestant de la pureté de ses intentions et affirmant que son Jardin sur l’Oronte s’inscrivait dans la tradition du Tasse, de Racine et de Fénelon, « Je n’y prétends pas plus que Racine dans ses tragédies, Fénelon dans son Télémaque ou le Tasse dans sa Jérusalem » 613. Et dans des notes qu’il destinait à la publication du dossier de l’Oronte dans la collection Les Documents bleus et que recueillera le volume intitulé N’importe où hors du monde, Barrès dit :

‘« Quelle est cette étrange troupe de jeunes gens qui marchent sur nous si délibérément  ? Comme ils semblent sûrs d’eux-mêmes ! Pas un regard sur les fleurs ni sur la rivière ; on dirait la maréchaussée ! Mais je les reconnais. Oriante, ne vous irritez pas, et, vous Isabelle, ne soyez pas inquiète. Ce sont mes amis. Ce sont les critiques catholiques. Je distingue parmi eux le groupe intéressant des jeunes convertis. Certainement ils tiennent à venir saluer des jeunes converties. C’est bien aimable à eux, car ils sont pleins de science, et vous, mes filles, vous n’avez pour vous que la justice de vos chants »614

Il est clair que c’est toute la question de la valeur de l’art en face des principes catholiques qui se trouve rouverte. Ce n’est évidemment pas d’un Jardin sur l’Oronte que se pose le problème littéraire et moral des influences réciproques de l’Orient et de l’Occident.

Dès lors, on peut dire que le couple Orient-Occident est, comme ceux du masculin et du féminin. Il n’a pas fini de donner des fruits d’amour et de haine, de mariage et de divorce, de fournir à de grandes individualités des façons de porter leur flamme, des registres d’art et des thèmes de vie. Dans un Jardin sur l’Oronte , on trouve des personnages du XIIIème siècle, chrétiens et musulmans, mêlés aux souffrances d’un siège, des amants de races ennemies. Ce livre eût montré l’antiquité de l’influence française, et ravivé tous les souvenirs d’un pays mêlé depuis huit siècles à l’histoire française.

On peut dire que les chants d’Orient, la poésie orientale d’Un Jardin sur l’Oronte ne sont donc pas un divertissement artificiel, un exercice de virtuosité littéraire, ils naquirent de la vie intérieure de Barrès.

Barrès meurt le 4 décembre 1923, et tout aussitôt prolifèrent les articles glorifiant le disparu. Quand la nouvelle de sa mort parvient en Syrie « ce fut un deuil public »615. Le général Weygand, Haut-commissaire de la République française, s’en fit l’interprète dans une lettre à Mme Barrès :

‘« Dès que furent calmées la douloureuse surprise et l’émotion avec lesquelles on accueillit la nouvelle de sa disparition, une entente unanime s’établit pour rendre à sa mémoire le tribut de reconnaissance dont le pays, ses habitants, ses missions lui sont pour toujours redevables. ‘…’. Les religieux et les religieuses rendaient un hommage particulièrement reconnaissant à la mémoire de celui qui fut leur défenseur dans la généreuse propagande française qu’ils poursuivent ici »616

La plupart des journaux consacrent à sa vie et à son œuvre plusieurs colonnes, et souvent des numéros spéciaux. « Celui qui fut notre pourvoyeur de lyrisme exact ne doit-il pas continuer de nous montrer les routes françaises ? »617 se demande Henry Bordeaux. Devant la disparition de « Barrès le magnanime », René Boylesve déclare que « l’esprit s’inquiète et le cœur se serre ». Plus finalement que des principes dont on lui a reproché de manquer, ce qui importe, c’est l’attitude de Barrès, cette « recherche passionnée » qui l’écarte de doctrines trop strictes, et surtout cette constante préoccupation d’élever « les hommes vers quelques choses de plus noble et de plus pur », de « spiritualiser », « d’ennoblir »618.

Albert Thibaudet souligne l’harmonie finale qui réussit à se dégager d’une œuvre et d’une vie sollicitées par des tendances opposées :

‘« La destinée d’un grand homme est une Muse, a dit Chateaubriand ‘(…)’. La destinée de Barrès ce fut un chœur de Muses, Muses choisies à l’exclusion d’autres, Vierges sages mêlées à des Vierges folles, et qui tout de même les dominent. Mais un chœur. Il a fait de l’ordre dans sa vie ? Il nous a enseigné cet ordre »619

Ce qui apparaît assez nettement, à travers les nuances diverses de ces articles, c’est que, en marge du théoricien de l’énergie nationale, on tend à mettre au premier plan la qualité humaine de Barrès, la richesse de son existence.

Divers travaux, plus limités, ont été consacrés à éclairer tel ou tel aspect de la pensée de Barrès, à détecter diverses sources de son œuvres, à établir des rapports avec un contexte littéraire ou historique, à préciser les détails biographiques. Il serait cependant injuste de ne pas tenir compte d’ouvrages comme ceux de Pierre Moreau ou de Jean-Marie Domenach. Le livre de Moreau montre admirablement la richesse humaine de Barrès, son bohémianisme spirituel, les multiples contradictions « qui ne peuvent se résoudre que par le mouvement même de la vie » et finissent par constituer une harmonie620. Celui de Jean-Marie Domenach621 comble certains des vœux d’Ida Marie Frandon dans la mesure où il analyse la complexité des options barrésiennes, et se refuse à réduire le nationalisme où l’enracinement aux « habituelles caricatures »622.

L’Orient est, pour Barrès, une notion psychologique, une notion vécue. Nous voudrions avoir montré comment, au cours de son existence, il la vit dans le présent de sa réflexion, dans ses retours sur son passé, dans ses espoirs d’artiste. Elle naît, se développe, se transforme, s’épanouit dans la vie intérieure la plus intime de l’écrivain.

Barrès nous montre qu’il est essentiel de reconnaître qu’on peut comprendre des cultures autres que la nôtre et donc communiquer avec leurs ressortissants. En bref, ont peut dire qu’au moment où le conflit entre la centralisation et la régionalisation est à l’ordre du jour, la sensibilité de Barrès, partagée non seulement entre un classicisme et un romantisme qu’il sut harmoniser, mais aussi entre le sentiment profond d’une unité, d’une nation française et le sens de la diversité humaine. Et au-delà, il y a chez Barrès la volonté de préserver le lien de l’Occident avec l’Orient, sans le séparer des expériences de sa race, sans l’ôter à ses mœurs et ses traditions. Toutes ces indications demandent sans doute à être repensées dans un contexte différent, et le sens concret d’un particularisme doit, nous semble-t-il, s’insérer dans une conception plus universaliste.

Notes
598.

Citée par Jérôme et Jean Thauraud, dans Le Roman d’Aïsse, Paris, Edition Self, 1946, p. 4.

599.

Albert Garreau, Maurice Barrès défenseur de la civilisation, Paris, Loisirs, 1945, p. 153.

600.

José Vincent, « Les livres d’aujourd’hui », dans La Croix, 9-10 juillet 1922.

601.

Ibid.

602.

Maurice Barrès, « Comment la critique catholique conçoit le rôle de l’artiste », dans l’Echo de Paris, 16 août 1922.

603.

Ibid.

604.

Vallery-Radot, Robert, « Lettre ouverte à Maurice Barrès à propos du Jardin sur l’Oronte », dans La Revue hebdomadaire, 23 septembre 1922, p. 392.

605.

Ibid., p. 393.

606.

Ibid.

607.

Ibid.

608.

Ibid., p. 395.

609.

Ibid., p. 398.

610.

François Broche, Maurice Barrès, Paris, Jean-Claude Lattès, 1987, p. 524-525.

611.

Maurice Barrès, « Réponse à Robert Vallery-Radot a propos du Jardin sur l’Oronte », dans La Revue hebdomadaire, 7 octobre 1922, n. 40, p. 5-6.

612.

Ibid., p. 6.

613.

Ibid., p. 8.

614.

Maurice Barrès, N'importe où hors du monde, Paris, Plon, 1958, p. 168.

615.

Henri Bordeaux, L’appel du divin, op. cit., p. 83.

616.

Ibid., p. 83-85.

617.

Henry Bordeaux, « Le Retours de Barrès à sa terre et à ses morts », dans la Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1924.

618.

René Boylesve, « Barrès le magnanime », dans Les Nouvelles littéraires, 8 décembre 1923.

619.

Albert Thibaudet, « La mort de Maurice Barrès », dans Nouvelle Revue française, 1erjanvier 1924, p. 24.

620.

Pierre Moreau, Maurice Barrès, Paris, Le Sagittaire, 1946.

621.

Jean-Marie Domenach, Barrès par lui-même, Paris, Le Seuil, 1960.

622.

Ibid., p. 151.