Revendication du Mandat Français sur la Syrie, telle qu’elle apparaît dans La châtelaine du Liban.

Après avoir tracé les grandes lignes des événements qui ont bouleversé le visage politique du Moyen-Orient pendant cette période, voyons maintenant ce qui transparaît de l’opinion de Pierre Benoit dans son œuvre et ses articles, essentiellement à travers La châtelaine du Liban. Pourquoi La châtelaine du Liban ? Cette motivation s’explique par le fait que ce roman est le plus fourni en renseignements sur le contexte politique de la région, et qu’il illustre bien cet Orient recréé où se confondent les images des Epopées Latines et de la colonisation des années 20.

C’est dans cette œuvre que Pierre Benoit montre le plus clairement ses opinions sur les Affaires du Levant. Il y met en avant les principes du bien-fondé du mandat français et défend la « Mission civilisatrice » qui incombe à la France. Il lui semble naturel de penser que ce pays va exercer, sans être gêné par personne, l’influence que lui reconnaissent les accords de 1916. Mais Londres en décide autrement, en occupant la Syrie, d’abord, puis en facilitant l’avènement au pouvoir de Fayçal Ier, comme nous l’avons précédemment signalé. Cette action de l’Angleterre alliée d’hier et rivale d’aujourd’hui représente une violation des accords de 1916 ; elle est vue par Pierre Benoit comme le début d’une politique anglaise pro-arabe dans la région. Il s’ensuit une intervention américaine concrétisée par l’envoi d’une Commission spéciale ayant pour but de résoudre le litige entre la France et l’Angleterre.

Dans la Châtelaine du Liban, Pierre Benoit émet de vives critiques à l’encontre de cette « Commission » de contrôle dans laquelle il voit une ingérence étrangère dans les affaires françaises. Son sentiment sur la situation politique d’abord s’exprime de la façon suivante :

‘« Avec une exaltation faite d’horreur et de fierté, quelque chose du sentiment qu’on a à soupeser une bombe, je maniais les tragiques fiches bleues, rouges, vertes, blanches  : menées chérifiennes, menées anglaises, menées américaines…… Ah ! Monde d’ennemis souterrains contre lequel il me faut, mon cher pays, te protéger ! »637

C’est par l’entremise de Lawrence d’ « Arabie » qu’un accord a été conclu entre la Grand Chérif et le Gouverneur de l’Egypte. Hussein doit avoir la souveraineté du Royaume Arabe qui s’étendra de l’Egypte à la Cilicie et de la Méditerranée à la Perse. Lui-même doit régner à la Mecque et à Médine, avec le titre de roi du Hedjaz. Un de ses fils doit gouverner en son nom à Bagdad, un second à Damas, un troisième à Jérusalem. Le gouvernement britannique, à l’époque, ne voit pas la nécessité de tenir la France au courant de ces projets, et lorsqu’en 1916 le Gouvernement français demande à être informé de ces dessins, le Gouvernement britannique, fort embarrassé, engage des négociations avec la France, d’où sort un arrangement appelé « l’accord Sykes-Picot », du nom de ses négociateurs. C’est dans ces conditions que la Syrie sera « confiée » à la France. Les tenants du mandat en Syrie ont beaucoup de mal à contenir les révoltes des orientaux à l’égard de leur politique arbitraire.

Il a été précédemment signalé que Pierre Benoit témoigne une grande sympathie pour le général Gouraud dont il fait l’éloge pour son action « répressive » en Syrie. Il faut rappelerici, que le général Gouraud, lors d’une conférence, à l’Institut Français de Damas, loue l’armée française et son œuvre en Orient : « Et c’est pour accomplir ce devoir généreux, écrit-il que les braves soldats de l’armée du Levant se sont battus au profit des Libanais et des Syriens, contre leurs agresseurs, les Arabes de Fayçal et les Turcs de Mustapha Kémal »638.

En 1920, c’est sous l’autorité du général Gouraud, que s’est constitué le Grand Liban qui comprend : Beyrouth, Tripoli, Saïda, Tyr et la Békaa. Il y institue un système de fédération à caractère religieux, comme les fédérations Druse, Alaouite, etc., système très critiqué à l’époque dans la presse arabe. Toute la création de l’Etat libanais s’avère bien artificielle car cet Etat a été fondé sur le système des minorités religieuses. Ce clivage religieux ressort nettement dans l’œuvre de Pierre Benoit. Dans ses articles, l’auteur nous parle des raisons qui l’ont poussé à écrire La châtelaine du Liban et l’Atlantide :

‘« De même que l’Atlantide est une sorte de poème épique à la louange de nos soldats sahariens, la Châtelaine du Liban a la prétention de glorifier, ou seulement de faire un peu mieux connaître le sublime effort quotidien de nos soldats en Syrie. Qui donc a entendu parler en France de cette modeste épopée qu’ils écrivent chaque jour, de l’Euphrate au Tigre, de l’Anti-Taurus à l’Anti-Liban ?
‘(…)’ J’ai été l’hôte des officiers de l’Armée du Levant, je m’honore de les connaître, de compter parmi eux de chers amis. Beaucoup seront là pour témoigner que tout n’est pas fiction dans la Châtelaine du Liban, et pour donner le nom qu’il porte dans la réalité au capitaine Walter, le personnage essentiel du livre »639

Si l’auteur glorifie l’Armée du Levant, il met en évidence les difficultés qu’elle rencontre surtout dans la Montagne libanaise du nord au sud, les villages druses « derniers clients de l’Angleterre », et vers l’est les « pillards », Bédouins qui surgissent des confins de l’Iraq.

Parallèlement, il expose à maintes reprises dans son œuvre et ses articles, cette cordiale rivalité franco-britannique, rivalité dont il explique les raisons et qui remonte au XIXème siècle. Il voit dans la politique anglaise dont Lawrence appelé « Lawrence d’Arabie » est l’agent, la continuité d’une visée expansionniste tenacement poursuivie depuis Palmerston jusqu’à Lloyd George640. Dans La châtelaine du Liban, il met en scène, par l’intermédiaire d’Hobson, et Domèvre, agents de renseignement anglais et français, des intrigues interminables où se trouvent mêlés Orientaux et Européens au service de pays rivaux :

‘« Le sujet de La châtelaine du Liban, écrit-il, c’est la lutte que nos services de renseignements au Proche-Orient avaient à soutenir contre les services de renseignements britanniques. Autant les Anglais, dans les deux guerres mondiales, se sont montrés sur le continent d’impeccables alliés, autant dans les territoires d’outre-mer, il en a été hélàs ! diffèrent. C’est contre nous qu’a été suscitée la Ligue Arabe et bien d’autres plurielles machinations qui se sont finalement retournées peut-être encore plus contre eux que contre nous. Tel était, encore une fois, le sujet de La châtelaine du Liban »641

L’auteur revient constamment sur ce problème. Ainsi Pierre Benoit essaie-t-il de chercher dans le romanesque, à démêler ce réseau d’intrigues « ténébreuses » dont la Syrie est devenue le théâtre et à travers lesquelles deux pays, naguère alliés, s’affrontent afin d’accroître leurs possessions coloniales :

‘« Hier encore, à Paris, ne voyions- nous pas nos petites sottes du grand monde se pâmer sous le regard de Fayçal. Je dois dire que ce sont surtout les Anglaises qui, le long des âges, nous ont donné le spectacle de ces singulières ardeurs. Chose digne de remarque, leur déchaînement a toujours cadré à merveille avec les froides visées de la politique britannique, dont le but n’a jamais cessé de tendre à l’utilisation des Arabes pour nous créer toutes les difficultés possibles »642

Dans la pensée de l’auteur, le but poursuivi par les Anglais est de réaliser l’Empire arabe que l’on a promis au roi Hussein et à ses fils. Les frères Tharaud, commentant l’action politique britannique de l’époque, écrivent :

‘« Maintenant, l’heure était venue de réaliser la grande idée du colonel Lawrence  : jeter les Français à la côte, et créer, sous la protection britannique, ce fameux royaume arabe que l’on avait tant promis au roi Hussein et à ses fils. Nos amis se mirent à l’œuvre avec leur sang-froid ordinaire et des moyens d’une subtilité orientale »643

Tout montre ici que la vision des frères Tharaud concorde parfaitement avec celle de l’auteur de La châtelaine du Liban. Ainsi, le point de vue de tous ces écrivains voyageurs est bien le même, qu’il s’agisse de l’œuvre française des années 20 en Syrie de la période du Mandat français.

En effet, non seulement Pierre Benoit a une vision colonialiste qui correspond à cette période, mais il est aussi à la recherche des traces politique, culturelle et religieuse des épopéeslatines en Orient. Ainsi, la Syrie devient-elle un lieu de pèlerinage des multiples châteaux francs dressé ici et là, dans la région. Ces lieux ont aux yeux de l’auteur une valeur qui relève à la fois du symbole et de la nostalgie. L’auteur visite les vestiges des Croisades et des lieux qui ont déjà été fréquentés par ses prédécesseurs. En effet, dès les premières pages, Safita apparaît comme une ville qui fait l’objet d’une certaine juxtaposition avec la ville européenne :

‘« A Safita, un jour qu’on venait de mettre à jour une crypte, j’ai tenu entre mes mains le tibia d’un de ces extraordinaires chevaliers de la Croix. J’aurais voulu le jeter sur une des tables de conférences internationales, autour desquelles on conteste  nos titres à être ici aujourd’hui »644

Le premier regard est tourné, comme nous venons de le constater, vers les justifications de l’existence française en Syrie. Dans la suite du roman, de nombreux passages témoignent de la présence française en Syrie, essentiellement perçus du point de vue culturel et colonial : ainsi nous trouvons « Avenue des Français »645, ou encore « la rue de Georges-Picot »646. En outre, plusieurs personnages proches de l’auteur se réfèrent au modèle que représentent la vie à Paris : « on se croirait à Paris, au mois de novembre »647, « Il est amusant de retrouver, au cours des cinq à six visites que l’on fait dans un après midi, à Beyrouth comme à Paris, cinq, six fois, les mêmes personnes »648.

La revendication de l’Orient, étroitement associée au passé historique, est à maintes reprises rappelée dans La châtelaine du Liban et les écrits de l’auteur :

‘« Nos ancêtres, comme bien vous pensez n’ont pas bâti au petit bonheur ces énormes forteresses. Toutes concouraient au même but : garantir la liberté de la route des Lieux Saints, en assurant la sécurité des garnisons chargées d’assurer cette garde. ‘…’. Ce sont des gens de chez nous, des riverains de l’Aube, de la Saône, de la Marne, qui ont élevé ces colosses. Ils ont vécu dans ces chambres gothiques. Ils y sont morts. Ils y reposent »649

Ici, l’auteur s’identifie physiquement et culturellement à ses ancêtres morts. Cette identification est si forte qu’elle s’associe à une appropriation du territoire autrefois conquis. Aux yeux de l’auteur, la présence française en Syrie dans les années 20 est considérée comme une sorte d’ « épopée » étroitement liée à celle du temps des Croisades. Pierre Benoit rappelle, à maintes reprises, le même thème. Dans La châtelaine du Liban 650 , il se réfère constamment aux « épopées latines ». Cette vision n’implique-t-elle pas l’idée de conquête ? C’est pourquoi il nous paraît impossible de soulever la problématique du corpus relatif à l’Orient sans parler de conquête. Cette dernière se cristallise essentiellement autour du lieu dont on était séparé ou évincé, où l’on avait été chassé. Elle suppose le retour à un endroit qui nous est familier, un endroit auquel on s’identifie par la religion, l’architecture, etc. Tous les rivages de cette Méditerranée sont un lieu de pèlerinage et de nostalgie. Le Mandat sur la Syrie peut aussi être interprété comme le retour vers un passé glorieux. Il est évident que l’évocation des Epopées Latines et la présence française dans les années 20 se conjuguent et oeuvrent dans le même sens : la glorification de l’armée :

‘« Continuons notre énumération. Du nord au sud, à l’intérieur des terres, c’est le Kalaat Sayoun, qui commande la trouée d’Alep à Lattaquié, au-dessous du Kalaat Baghras, qui obstrue pour sa part le défilé de Bailan. Puis voici le Château blanc de Safita. Puis le plus célèbre de tous, le Kalaat-el-Hoesn, le Krak des Chevaliers, qui domine la route d’Homs à Tripoli. Il était le centre des Hospitaliers. Protégeant la route de Sidon à Damas, par la vallée du Léontès, voici le Kalaat-ech-Chakif, qui appartenait aux Templiers, et qu’ils nommaient Belfort. Voici enfin, couvrant la route de Saint-Jean d’Acre, le Kalaat Karn, le Mons fortis des Teutoniques. (…) C’est ainsi que la vallée du Nahr-el-Haiyat, affluent du Léontès, est défendue par le château qui nous occupe, le kalaat-el-Tahara, fondé en 1180 par les Templiers, et propriété actuelle de la comtesse Orlof »651

Symptomatiquement, dans ce long extrait de La châtelaine du Liban, Pierre Benoit attribue à cette région une image essentiellement liée au christianisme et à l’Occident. En d’autres termes ne considère-t-il pas que l’Orient revient de droit à la France dans la mesure où il est son prolongement culturel ? Force est de constater que l’idée de revendication du temps historique est fondamentale dans La châtelaine du Liban, comme nous avons pu le constater précédemment.

Ainsi, évoquant les traces du passé franc et de l’œuvre française en Syrie, le général Gouraud écrit à propos de la cathédrale de Notre-Dame de Tortose. Dont l’origine remonte au temps des Croisades : « ‘…’ et cette cathédrale de Tortose qui donne au voyageur comme au savant l’émotion de retrouver au bord de la mer bleue de la Syrie une vieille église romaine de l’Ile de France »652.

Ainsi, par ses positions à la fois complices et bienveillantes à l’égard des autorités militaires et politiques, Pierre Benoit participe à la création du mythe de l’Occident : Intellectualisme, pragmatisme, et « mission civilisatrice ».

Faut-il rappeler, ici, que d’autres auteurs de la même période, tels que Jean Guéhenno, Romain Roland et Valentine de Saint-Point ont une vision différente sur la question ? Cette dernière ne résume-t-elle pas la politique coloniale française en Orient dans un article en forme de réquisitoire, contre l’Occident ? « Dominer, profiter a été la formule de sa politique dans cette région du monde ; l’application des mandats en est un exemple ? »653.

Comme toujours lorsqu’il s’agit de roman colonial, l’écrivain essaie de créer des conditions propres à l’Européen afin de s’appuyer sur ces références pour mettre en évidence l’écart entre deux types de sociétés, deux cultures : l’européenne et l’orientale. Dès le début du roman, l’écrivain nous introduit dans un univers bien familier. Le roman précise, dès les premières pages, le contexte géographique, et projette le lecteur en pleine modernité, dans la mesure où la ville orientale se veut, avant tout, une certaine imitation des villes européenne.

D’ailleurs, presque toutes les villes citées font référence à un passé historique, politique et religieux plus ou moins lointains, comme la période des Croisades, et celle du Mandat Français sur la Syrie. D’autre part, les références françaises sont constamment présentent dans La châtelaine du Liban.

A travers l’œuvre de Pierre Benoit, nous découvrons progressivement que l’Orient se transforme en un lieu où la culture arabe est peu présente. Sur les pentes du Liban, Pierre Benoit se réfère aux Croisades, à Chateaubriand, à Lamartine, à Renan. Pierre Benoit, en face de ce nouveaux pays, les recrée à sa manière. Il ne se méfie pas du déjà vu, du livresque, mais il se cherche dans le passé, afin de se donner un nouveau visage. Il aime la vie de l’Orient, mais à travers son propre mouvement, sa propre couleur et ses propres références historiques, culturelles et idéologiques.

Notes
637.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 56.

638.

Général Gouraud, « Institut Français de Damas », dans revue des Deux-Mondes, avril, 1923, p. 599.

639.

Pierre Benoit, « Lady Stanhope, et la Châtelaine du Liban », art. cit., p. 1603.

640.

Roger de Gontaut-Biron, Comment la France s’est installée en Syrie  ?, op. cit.

641.

Pierre Benoit, Paul Guimard, De Koenigsmark à Montsalvat, op.cit., p. 56.

642.

Pierre Benoit, La châtelaine du Liban, op.cit., p.26.

643.

Jérôme et Jean Tharaud, Le Chemin de Damas, Paris, Plon-Nourrit, 1923, p. 248.

644.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op.cit., p 91-92.

645.

Ibid., p 10.

646.

Ibid., p 216.

647.

Ibid., p. 73.

648.

Ibid., p. 68.

649.

Ibid., p. 90-91.

650.

Voir les pages : 90-94.

651.

Ibid., p. 92.

652.

Général Gouraud, « Institut Français de Damas », art. cit., p. 596.

653.

Valentine de Saint-Point, Le Phœnix, 1925, n° 12, p. 54.