Origine et pouvoirs de la femme héroïne

La femme héroïne apparaît le plus souvent comme une étrangère, à la fois étrangère au narrateur dans la mesure où elle n’est pas française, et étrangère au pays dans lequel elle réside. Ses origines sont incertaines. L’héroïne de La Châtelaine du Libana des origines confuses et elle a une nationalité anglaise.

Dans La châtelaine du Liban, le héros reçoit la révélation de la naissance de la comtesse Orlof, c’est l’histoire même de la comtesse Athelstane, « Anglaise, je vous l’ai dit, elle est de naissance anglaise, officiellement. Elle-même m’a raconté son baptême. Son père, sir Francis Webb, était ministre d’Angleterre à Pékin »654. La comtesse Orlof s’identifie à Lady Stanhope dont nous avons déjà parlé, et celle-ci a effectivement avec celle-là de nombreux points communs. La comtesse représente en fait une reconstitution, selon les dires de l’auteur même, de cette Lady Hester Stanhope qui a attiré la curiosité de nombreux voyageurs européens.

Ainsi Pierre Benoit nous décrit à travers son œuvre une série de visage d’héroïne différentes les unes des autres, mais ayant des caractères communs. Leur ambiguïté réside non seulement dans leurs origines à la fois noble et étrangère, mais aussi dans leur pouvoir. Un pouvoir caché qui s’enracine dans les profondeurs de l’histoire humaine. Parlant du pouvoir des femmes d’Asie, Pierre Benoit nous les décrit plus d’une fois et il écrit à leurs propos :

‘« Comme elles devaient être sympathiques, ces compagnes de nos barons transplantées en Palestine et en Syrie ! Il est d’ailleurs assez émouvant de voir ces féroces montagnes soumises à tant d’influences féminines. Au nord de Kark, voici en effet Machéronte, fief d’Hérodiade, avec le palais où Salomé s’acquit en dansant la tête de SaintJean Baptiste »655

Dans La châtelaine du Liban, l’auteur fait un certain parallélisme entre le caractère des femmes et celui de l’histoire du peuple arabe :

‘« Ne vous êtes-vous pas étonné de l’espèce de frénésie qui, de tous temps, a poussé les femmes à se mêler de la question arabe  ? ‘…’ Combien sont-elles, celles qui ont rêvé de ceindre la couronne de Balkis ou de Zénobie, ou tout au moins de jouer un rôle dans la construction d’un empire bédouin. ‘(…)’ Je dois dire que ce sont surtout les Anglaises qui, le long des âges, nous ont donné le spectacle de ces singulières ardeurs. Chose digne de remarquer, leur déchaînement a toujours cadré a merveille avec les froides visées de la politique britannique, dont le but n’a jamais cessé de tendre à l’utilisation des Arabes pour nous créer toutes les difficultés possibles. Relisez, si vous voulez, sous cet angle, le livre de lady Blunt. Vous avez, je pense, tout au moins entendu parler de la fameuse lady Stanhope »656

La qualification attribuée à la femme par l’auteur, connote un jugement de valeur à leur égard. Les termes employés, « perpétuel dérèglement », « goût de l’anarchie », « déchaînement », « utilisation des Arabes », « surtout les Anglaises », marquent bien chez Pierre Benoit une volonté de placer les femmes dans une position d’adversité contraire aux intérêts de l’homme, et plus particulièrement de l’homme français. Il est évident que l’auteur parle de la lutte d’influence franco-anglaise dans la région. Il attire plus particulièrement notre attention sur la puissance de la femme dans cette lutte. Il porte un même jugement sur les caractères de la femme et ceux du peuple arabe qu’il qualifie de « le peuple le plus désordonné ». Le désir des femmes de dominer est une constante dans l’œuvre de Pierre Benoit. Elles incarnent finalement une volonté de puissance dont se sert l’auteur pour affirmer ses idées. La phrase suivante illustre bien les visées ambitieuses attribuées à la femme «  celles qui ont rêvé de ceindre la couronne de Balkis ou de Zénobie, ou tout au moins de jouer un rôle dans la construction d’un empire bédouin »657.

Le désir de puissance chez la femme est une constante dans cet Orient antique et moderne, tel qu’il est décrit par Pierre Benoit. Cet aspect est primordial dans l’œuvre d’autant plus qu’il constitue le pilier de l’intrigue autour de laquelle se voient associés d’autres éléments, mais de moindre importance. La femme occupe une place de choix dans la mesure où le destin du héros est entre ses mains. Athélstane, cette nouvelle Châtelaine du Liban parle au héros des femmes qui l’ont précédées en Orient dans les termes suivants :

‘« Sur quelle terre te crois-tu, mon ami  ? Ne sais-tu pas que celle-ci est la terre de Médée et que nous autres, femme d’Asie, femmes que l’Asie a séduites, a façonnées, nous sommes toutes plus ou moins magiciennes ? Songe à la reine de Saba et à la sibylle d’Endor. Zénobie détenait les puissants secrets des mages chaldéens et la Kabbale araméenne. ‘…’ sur la tombe de cette lady Hester Stanhope, qui interrogeait les astres, et que votre Lamartine vint entretenir gravement de la démocratie et de la liberté ‘…’ Ah ! qui pourra jamais dire l’orgueil qui dut étreindre lady Stanhope le jouer où, dans Palmyre, quarante mille Bédouins la saluèrent pour leur souveraine »658

L’utilisation de la chaîne des syntagmes descriptifs employée implique un pouvoir secret et magique que certaines femmes tiennent des prêtres et des écritures anciennes. La désignation des termes utilisés, « nous autres, femme d’Asie », « que l’Asie a séduites », « magiciennes », « reine de Saba », « Zénobie détenait les pouvoirs secrets », « lady Stanhope », qui « interrogeait les astres », « la saluèrent pour leur reine », marque bien le désir d’appartenance de la comtesse d’Orlof à la terre d’Asie, le pouvoir qu’elle s’attribue comparé à celui des reines les plus célèbres et son identification à lady Hester Stanhope.

La terre d’Asie n’est pas en effet une terre comme les autres car elle incite à la magie, en un mot, elle aide à transformer l’individu et le guide comme si l’Asie ne pouvait fonctionner que par une femme. Ainsi Paule-Henry Bordeaux nous décrit lady Stanhope dans sa splendeur et sa solitude :

‘« La Syrie et la Palestine attiraient irrésistiblement lady Stanhope. ‘…’. Elle pénétrait à Damas, le visage découverte et en plein jour ; elle connaissait la faveur populaire. Ce rêve réalisé ne lui suffisait pas, elle voulait l’impossible. Palmyre était réputée inaccessible : elle riait. Sous l’escorte de Bédouins pillards, la caravane s’allongeait, interminable, vers la ville morte perdue au cœur des sables roses sans eau et sans végétation »659

Cet extrait nous donne un aperçu du rayonnement de lady Hester Stanhope, de son pouvoir, de son besoin insatiable d’étendre son autorité vers Palmyre considérée comme une « ville morte ».

La qualification de l’espace, « ville morte », « sans eau et sans végétation » nous montre un lieu aride dénué de vie, mais vers lequel l’héroïne souhaite se diriger. Ce lieu isolé nous rappelle l’endroit où elle a habité au Liban et où se trouve actuellement sa tombe. Elle y est morte orgueilleuse et solitaire rejetée par son pays dans le dénouement le plus complet.

Pierre Benoit n’est pas le seul écrivain voyageur français a avoir parié des femmes en les qualifiant de magiciennes. Cette même opinion sera reprise, deux ans après la parution de la Châtelaine du Liban, par Paule-Henry Bordeaux qui, parlant de lady Stanhope, a écrit à son propos :

‘« Aventure unique : un Européen, pire que cela, une femme, avait fait de l’Orient le jardin de ses caprices. Librement, elle se promenait aux heures défendues dans les quartiers déserts, pénétrait dans les mosquées interdites et les monastères d’hommes et, sans armes, sans soldats, se faisait redouter des Turcs et des Bédouins. Elle envoûtait ceux qui l’approchaient, pachas, cheikhs ou bandits, et parce qu’elle avait la beauté d’une femme et le courage d’un homme, sans en avoir les faiblesses, elle réussissait à obtenir tout ce qu’elle voulait, tout ce qu’elle désirait… »660

Ainsi, le pouvoir détenu par les femmes en Orient relève en partie de forces occultes, mais il est aussi lié à la fortune ou à l’argent. La comtesse Orlof quitte Beyrouth car elle est ruinée. On doit noter que l’argent, dont elle dispose, joue un rôle non négligeable dans leur pouvoir de séduction. En effet, la fortune semble constituer pour elle un élément de dialogue et même de jouissance faisant parti intégrante de leur personnalité, comme en témoigne un passage de La châtelaine du Liban, celui où Domèvre veut à tout prix éviter la ruine de la comtesse Orlof pour la garder : « De l’argent, mon Dieu, de l’argent »661.

En effet, celle-ci lorsqu’elle sera ruinée, épousera un vieux grec fortuné. Parlant de la ruine de lady Stanhope, elle déclare au héros : « il faut être franc, dit-elle. Dans toute cette aventure, sais-tu ce qui, finalement, domine-et c’est ignoble ? L’argent »662. Il est clair que Pierre Benoit porte une critique très sévère à l’égard de lady Stanhope. Il voit en elle l’agent anglais venu en Orient avec une immense fortune pour corrompre les « Bédouins ». Ainsi, la comtesse Orlof utilise comme leitmotiv la notion de volupté, volupté qu’elle revendique à plusieurs reprises, comme en témoigne la citation suivante :

‘« Il y avait aussi l’opium, mais je te confie en passant qu’ayant goûté à toutes les drogues, je ne me suis adonnées à aucune, parce qu’elles tuent, toutes, la seule chose qui m’intéresse un peu dans le domaine sensible, la volupté »663

Le thème de la volupté est un thème qui revient souvent dans le roman. Ainsi cette liaison entre le héros français et la femme anglaise a pour cadre l’Orient : l’Orient des Milles et Une Nuits avec son décor aux couleurs changeantes, ses multiples odeurs, ses parfums, lourds, tenaces, évocateurs. Cet univers exotique est comme intégré aux personnages européens et participe à la folie qui les anime parfois jusqu’à leur anéantissement.

A propos de la colline où s’élevait la villa de lady Stanhope, l’auteur nous montre l’espace sous un aspect mystérieux, ténébreux, vu à la fois sous l’angle de la révélation du secret de l’essence de l’homme, et celui de la chute, de la destruction de son intégrité. Dans La capture d’un Fantôme, l’auteur nous révèle la force qui émane de ce château, « Ces vestiges gothiques sous le ciel éclatant de l’Orient parlent au cœur avec une force qu’on ne peut guère imaginer sous le ciel gris de l’Ile de France »664. Cette puissance de suggestion qui se dégage du milieu géographique, l’auteur en fait état à plusieurs reprises dans la Châtelaine du Liban : « Liban, tes gorges dépouillées, si dénuées en apparence de mystère, sont plus ténébreuses qu’on ne s’imagine »665, « dans ces mystérieuses montagnes d’Asie »666, « Château de la pureté », ainsi est appelé le château de la comtesse Orlof. A propos de ce château, le héros parle de « bizarre boîte orientale »667. Puis la comtesse Orlof déclare au héros, en parlant du lieu où se trouve la tombe de lady Stanhope : « tu apprendras à pénétrer l’essence d’une terre qui ne ressemble à aucune autre »668.

Ici, le mystère est associé à ce qui est rare, précieux, inviolé, ce qui est mis en évidence par le choix des mots suivants : « Château de la pureté », terre qui ne ressemble à aucune autre ». Cet élément secret, présent au sein de la terre orientale, est associé au monde merveilleux. En parlant de son histoire, l’héroïne déclare : « Seule, l’Asie et ses miracles offrent encore un champ d’action aux rescapés de la catastrophe »669. Puis à son tour, le personnage européen parle de « miraculeuse terre d’Asie »670.

Comme nous l’avons dit, la comtesse Orlof s’identifie à lady Stanhope. Pierre Benoit établit, en effet, des liens entre l’histoire de cette lady et celle de son héroïne. Dans le roman, l’auteur revient plusieurs fois sur l’analogie entre l’histoire de ces deux femmes de manière à sensibiliser progressivement le lecteur à une certaine assimilation des deux personnages, « il y a ici, dans la banlieue de Beyrouth, une bizarre comtesse Orlof, choyée de toute notre société ; russe par son mariage, mais anglaise d’origine, elle semble avoir pris à tâche de mettre ses pas dans les pas de lady Stanhope »671.

La comtesse Orlof, dans un excès de grande émotion parle elle-même de cette identification :

‘« Te rendras-tu compte de ce que représente la femme qui dort là ? Demain, tu raconterais ma vie, qu’il ne manquerait pas d’esprits forts et d’idiots pour crier à l’invraisemblance. Or, cette vie, malgré tout ce que je pourrai faire encore pour la corser, elle ne sera pourtant jamais qu’un pâle reflet de ce que fut la sienne » 672

On peut dire que La Châtelaine du Liban est la réactualisation de la vie de cette dame anglaise, Lady Hester Stanhope, qui a, par sa présence en Orient à un moment bien précis de l’histoire, intrigué tous les voyageurs d’Orient. Le désir des femmes de dominer est une constante dans La châtelaine du Liban. Elles incarnent finalement une volonté de puissance dont se sert l’auteur pour affirmer ses idées.

Notes
654.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 84.

655.

Pierre Benoit, « Préface » à Terre Saintes, Israël, Jordanie, Syrie, Liban, op. cit. p. 10.

656.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p.26.

657.

Ibid.

658.

Ibid., p. 133-134.

659.

Paule-Henry Bordeaux, Lady Hester Stanhope, la Sorcière de Djoun, t. II, op. cit, p. 3.

660.

Ibid., p. 4.

661.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 192.

662.

Ibid., p. 192.

663.

Ibid., p. 139.

664.

Pierre Benoit, « La capture d’un fantôme », art. cit., p. 202.

665.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 9.

666.

Ibid., p. 36.

667.

Ibid., p.98.

668.

Ibid., p.134.

669.

Ibid., p.151.

670.

Ibid., p.167.

671.

Ibid., p.27.

672.

Ibid., p. 165.