Lady Stanhope et l’Orient

Ce personnage historique, longuement décrit par Lamartine dans son Voyage en Orient, est présenté comme une femme extraordinaire, reine de Tadmor, reine de Palmyre, sorcière, chef arabe. Elle éprouve de la haine pour le sentimentalisme  et apparaît plus capricieuse que sensée, et plus originale que grande. Orgueilleuse, elle rêve de pouvoir et s’adonne au mysticisme. Pendant vingt ans, elle vit dans sa solitude au milieu des luttes entre les populations de la région. On la respecte comme un être mystérieux, placé sur les limites de deux mondes, en proie aux douleurs morales et physiques les plus intenses, consultant les astres. Mais quelle est la véritable identité de lady Stanhope ? Pierre Benoit reproduit un long extrait du Voyage en Orient de Lamartine où sont retracés l’origine et l’itinéraire de ce personnage. Elle était la nièce de Pitt :

‘« Lady Esther Stanhope, nièce de M. Pitt, après la mort de son oncle, écrit Lamartine, elle quitta l'Angleterre et parcourut l'Europe. Jeune, belle et riche, elle fut accueillie partout avec l'empressement et l'intérêt que son rang, sa fortune, son esprit et sa beauté devaient lui attirer ; mais elle se refusa constamment à unir son sort au sort de ses plus dignes admirateurs, et après quelques années passées dans les principales capitales de l'Europe, elle s'embarqua avec une suite nombreuse pour Constantinople. On n'a jamais su le motif de cette expatriation : les uns l'ont attribuée à la mort d'un jeune général anglais, tué à cette époque en Espagne, et que d'éternels regrets devaient conserver à jamais présent dans le coeur de lady Esther; les autres à un simple goût d'aventures que le caractère entreprenant et courageux de cette jeune personne pouvait faire présumer en elle. Quoi qu'il en soit, elle partit; elle passa quelques années à Constantinople, et s'embarqua enfin pour la Syrie sur un bâtiment anglais qui portait aussi la plus grande partie de ses trésors, et des valeurs immenses en bijoux et en présents de toute espèce »673

Nous sommes dans les toutes premières années du XIX ème siècle. Lady Hester Stanhope « 1776-1839 » arrive dans cette Syrie qu’elle ne quittera plus. Elle passe les premières années en « courses somptueuses et romanesques », à travers le pays où elle bénéficie d’un prestige non négligeable parmi les populations des régions visitées. Comme nous l’avons déjà signalé dans la première partie relative à l’Orient, séduit par la lecture du Voyage en Orient de Lamartine, et plus particulièrement par les quelques pages relatant la rencontre avec Lady Stanhope. Dès lors, Pierre Benoit part sur les traces de cette dame anglaise.

Lorsque Lamartine lui rend visite en 1832, elle est depuis de longues années déjà à Djoun près de Saida, où elle restera jusqu’à sa mort. Faut-il rappeler ici que Lamartine est l’un des rares écrivains français ayant eu le privilège de rencontrer Lady Stanhope dans sa « solitude presque inaccessible »674 ?

‘« On ne la connaissait en France, écrit Pierre Benoit, que par les fameuses pages qu’il lui avait consacrées, à la suite de son voyage en Orient. Elles avaient suffi sans doute à déterminer un certain mouvement de curiosité littéraire autour de la bizarre amazone »675

En 1832, lorsque Lamartine vient la visiter dans son château au Liban, elle est déjà sur le déclin de sa puissance. Elle lui prédit sa haute destinée politique. Ils parlent du Christ, d’astrologie, du sort incertain de l’Europe, de Bonaparte, de liberté et de démocratie.

C’est à Djoun que lady Stanhope se livre, d’après Pierre Benoit, à une série d’intrigues qui paraissent incohérentes : elle insulte les autorités anglaises, combat la puissance de l’émir Béchir, soutient les Druses, se lie avec le Sultan Mahmoud contre les revendications européennes. Cette dame joue aussi, avec une audace inouïe, un rôle aventureux et passionné, mystique. Et, tout en professant de la rancune ou de la haine pour son pays natal, elle œuvre dans le sens de la politique qui sera suivie au Moyen-Orient par l’Angleterre, un siècle plus tard :

‘« Il serait vain de tirer parti des paroles et des écrits d’une femme qui, pendant quarante ans, a dit et écrit, à tort et à travers, tout ce qui lui passait par la tête. Cette tête n’a pu résister à un tel déluge et nous ne ferons aucune difficulté pour accorder à lady Stanhope le bénéfice de la démence. Mais même alors, le problème n’est pas résolu. Il se transforme. Une politique aussi réaliste que la politique britannique est capable de tout utiliser, même la folie. Malgré ses invectives, malgré ses injures aux consuls anglais, il n’apparaît pas que lady Hester Stanhope ait jamais contrecarré dans le Proche-Orient les manœuvres de son pays. Qu’il s’agisse du Sultan Mahmoud ou Ibrahim Pacha, des chrétiens du Liban ou des Arabes, c’est toujours au triomphe du point de vue anglais qu’elle travaille, inconsciemment, je le veux bien, mais, en tout cas, de façon certaine. Jugée encombrante, on se serait peut-être arrangé à Londres pour mettre un terme à ses incartades »676

Au delà du mythe que représente le personnage de lady Stanhope et qui transparaît dans les écrits de certains auteurs du 19éme et 20éme siècles, Pierre Benoit s’attache à démasquer le rôle politique joué par lady Stanhope en Orient et ses conséquences sur le visage politique de la région. Le romancier se montre, en effet, plus irrité que séduit par ce personnage, et tente de le démystifier.

S’il est vrai que Pierre Benoit ne s’arrête pas à la lecture du Voyage en Orient de Lamartine et aux autres documents relatifs à ce personnage. Ne faut-il pas reconnaître que c’est avec un certain esprit de compétition qu’il se lance à la recherche du mausolée de lady Stanhope ? Comme nous l’avons déjà signalé, cette recherche s’inscrit, en effet, dans un incontestable esprit de rivalité entre les écrivains-voyageurs, y compris entre auteurs appartenant à la même famille de pensée : les frères Tharaud, Maurice Barrès, Paule Henry Bordeaux, etc. Nombreuses sont les appellations qui désignent alors lady Stanhope : l’inoubliable aventurière, reine de Palmyre, reine de Tadmor, reine de Damas, la Sibylle, l’Amazone, la Circé du Désert, la Sorcière de Djoun et la Vieille Dame, comme le disait Maurice à Barrès à Pierre Benoit alors en quête de la Tombe.

A propos de Paule Henry-Bordeaux, qui écrit deux volumes très bien documentés concernant lady Stanhope : La sorcière de Djoun et la Circé du Désert, Pierre Benoit écrit :

‘« Une année avant la publication du premier des deux volumes que vient de lui consacrer Mlle Paule Henry-Bordeaux, que savait-on, en effet, de lady Hester ? Soyons franc : à peu près rien. Au commencement du siècle dernier, alors que le duel entre l’Angleterre et Napoléon battait son plein, une grande dame anglaise, nièce de Pitt, avait planté là sa patrie. Elle s’était embarquée pour l’Orient avec le faste que les puissants de la terre mettaient alors dans ces sortes d’escapades »677

Dans La capture d’un fantôme, Pierre Benoit reconnaît la valeur des écrits de Paule Henry-Bordeaux et salue son succès, lui qui aurait aimé, dit-il, « réaliser pour son propre compte cette délicate opération »678. Il reconnaît d’autant mieux son mérite que les écrivains voyageurs rencontrent de grandes difficultés dans la montagne : insécurité, révoltes, routes impraticables, etc. :

‘« Sous ce rapport, je ne pense pas, écrit-il, qu’il existe de pays plus redoutable que la Syrie. J’aurais pu composer un agréable petit recueil comique rien qu’avec les détails des aventures et des quiproquos où m’a entraîné, lors de mon premier séjour là-bas, le désir bien respectable de ne rien écrire sur lady Hester, sans avoir au préalable fait appel aux souvenir des habitants »679

Tout en étant à la recherche de la tombe de lady Stanhope, l’auteur nous parle des obstacles rencontrés pour communiquer avec les gens du pays, qui lui indiquent des directions parfois opposées du lieu recherché. Mais en toile de fond de toutes ces pérégrinations, le discours politique relate les intrigues et les affrontements d’une part entre la France et la Grande-Bretagne, et d’autre part, entre colonisateur et colonisé.

Selon Pierre Benoit, le séjour de lady Stanhope en Syrie a influencé le paysage politique de la région, plus particulièrement en ce qui concerne la rivalité latente entre la France et la Grande-Bretagne. Il nous dit à ce propos :

‘« Sa vie et ses paroles, - lady Stanhope -, demeureraient également incompréhensibles si, sous leur apparente anarchie, on ne découvrait pas ce qui fait leur unité : un désir forcené de la reconstitution de l’empire palmyrien. Agissant ainsi, il se trouve qu’elle a servi puissamment, à l’égal des Allenby et des Lawrence, sa patrie, cette Angleterre qu’elle prétendait haïr. On est parti pour dire beaucoup de bêtises sur cette étrange femme »680

D’ailleurs, ce n’est pas par hasard si l’auteur écrit à propos de La châtelaine du Liban : « le sujet de La châtelaine du Liban, transposition de lady Stanhope de 1832 dans la Syrie de 1922 »681.

Après des vaines recherches qui ont duré un an, Pierre Benoit trouve enfin la tombe tant convoitée par les écrivains-voyageurs en ce début du XX ème siècle :

‘« Un an, il m’a fallut un an pour ne pas revenir bredouille. Un dimanche de l’hiver de 1924, j’avais quitté Beyrouth, en compagnie de quelques amis. ‘…’ Donc, ce dimanche là, nous déjeunâmes à Saida, et l’administrateur du district, notre hôte, que, par acquis de conscience, je questionnais, me confirma l’existence du tombeau de lady Hester Stanhope, ce tombeau au sujet duquel, dix ans plus tôt, Barrès avait interrogé vainement les notables de Deir-el-Kamar. Huit jours après, nous gravîmes tous deux à cheval les collines qui séparent Djoun et lamer »682

Dans le chapitre VII de La châtelaine du Liban, le romancier nous narre l’itinéraire de son pèlerinage au tombeau de lady Stanhope : son accueil par le groupe d’enfants druses, la nuit passée au couvent de Deir-el-Mkallas parmi les moines, « les grands fantômes »683, l’oppressante ascension de l’âpre colline pierreuse embaumée jadis par les roses et les jasmins. Par souci de ne pas incommoder le lecteur, Pierre Benoit, évite de parler de certains détails dont il ne voit pas l’utilité : « Bref, utilisant romanesquement cette visite, j’ai dû bannir tous les détails qui, dans une fiction, n’auraient pas manqué de paraître invraisemblables »684.

Nous avons déjà marqué que la personnalité mystérieuse et le rôle politique ambigu joué par lady Stanhope en Orient ont fait l’objet de nombreux écrits. Il semble bien que Maurice Barrès soit à l’origine du grand intérêt porté par les écrivains-voyageurs à ce personnage. Comme nous l’avons déjà signalé, Barrès a précédé Pierre Benoit dans la recherche du mausolée de lady Stanhope en effectuant son pèlerinage en Orient.

En ce qui concerne la position équivoque de lady Hester vis-à-vis de la politique anglaise, Pierre Benoit, reste ferme. Il mène une critique, notamment contre Paule Henry-Bordeaux lorsqu’elle soutient « l’hypothèse simpliste »685, selon laquelle lady Stanhope ne saurait être assimilée à un agent de la politique anglaise. Commentant les visées britanniques dans la région, l’auteur dresse un réquisitoire contre l’Angleterre mettant en évidence la permanence des visées britannique au cours des 19éme et 20éme siècle :

‘«…la politique britannique, dont le but n’a jamais cessé de tendre à l’utilisation des Arabes pour nous créer toutes les difficultés possibles. Relisez, si vous voulez, sous cet angle, le livre de lady Blunt. Vous avez, je pense, tout au moins, entendu parler de la fameuse lady Stanhope. Sa vie et ses paroles demeuraient également incompréhensibles si, sous leur apparente anarchie, on ne découvrait pas ce qui fait leur unité : un désir forcené de la reconstitution de l’Empire palmyrien . Agissant ainsi, il se trouve qu’il a servi puissamment, à l’égal des Allenby et des Lawrence, sa patrie, cette Angleterre qu’elle prétendait haïr »686

Quant à la femme héroïne, elle occupe dans ce roman une place privilégiée. D’une part, elle joue le rôle, corps interposé, dans un espace étranger en proie aux puissances occidentales qui s’entre-déchirent. D’autre part…) Lady Stanhope, personnage romantique, illustre en partie cet aspect. Pierre Benoit a tenté de retransposer son histoire à travers les rivalités Franco-anglaises, dans La châtelaine du Liban. D’autre part, elle est dans tous les cas considérée comme une étrangère au héros et au pays dans lequel elle vit. La qualification négative qui lui est attribuée le plus souvent souligne à la fois sa singularité d’étrangère et sa condition de femme. Car si ce personnage est le plus souvent plein de charme et de grâce, il n’est jamais considéré comme sympathique

Notes
673.

Benoit, Pierre, « Lady Stanhope La Châtelaine du Liban », art. cit., p. 1601.

674.

Ibid., p. 1603.

675.

Benoit, Pierre, « La Capture d’un fantôme », dans la revue des Deux Mondes, 1926, p.203.

676.

Ibid., p. 211-212.

677.

Ibid., p. 203.

678.

Ibid., p. 204.

679.

Ibid.

680.

Ibid.

681.

Pierre Benoit, « Lady Stanhope, La Châtelaine du Liban », art. cit., p. 1602-1603.

682.

Ibid., p. 206-207.

683.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 159.

684.

Pierre Benoit, « La capture d’un fantôme », art. cit., p. 207.

685.

Ibid.

686.

Pierre Benoit, La Châtelaine du Liban, op. cit., p. 26.