Double stéréotype : Oriental-occidentalisé-fortuné/Oriental-serviteur

L’auteur fréquente les grands et se fait servir par les serviteurs. D’où le double stéréotype de l’homme oriental, composé, aux yeux du « voyageur » qui se déplace sans vraiment bouger, de nobles seigneurs occidentalisés, fortunés, raffinés, lettrés, et du serviteur, « fourbe, hypocrite, cupide… ». Dans la Châtelaine du Liban, nous découvrons ce double stéréotype : Oriental-occidentalisé/fortune, Oriental/serviteur.

Le héros rencontre ces types de personnage dans les salons ou à la terrasse des cafés en vogue. Mais dans cette situation, il se trouve aussi proche des orientaux que de ses compatriotes :

‘« Et je me mis en devoir de me faire nommer par les deux compagnons les jeunes femmes qui bavardaient à la terrasse, entourées d’officiers, de syrien cossus, d’Anglo-Saxons à chemise échancrée, qui avaient à côté d’eux, posées debout contre le pied des tables, leurs raquettes de tennis.
Ici, c’est la femme du consul d’Espagne. Là, la fille du président de la Confédération syrienne ; là, la femme du recteur de l’Université américaine. Voici Mme Prieur, la femme du chef d’état major, avec ses deux filles. Voici la femme du consul de Perse, la plus jolie femme de Beyrouth, avec la comtesse Orlof »687

L’auteur répète ensuite ce genre de scène :

‘« Charme inattendu de ces réceptions syriennes, avec ces vieux messieurs en tarbouches et stamboulites, ces jeunes gens en vestons de couleurs mourantes, ces officies français, ces femmes, surtout, presque toujours fort belles. Comme je les aimais, ces penchantes indigènes ! Comme je les sentais nos alliées fidèles, celles que la leçon de France avait le plus de chances de séduire, d’émouvoir… »688

En réalité, l’auteur côtoie le milieu syrien sans avoir d’échanges réels avec lui. Mais ils ont en commun, des références liées à l’argent, un style de vie, un statut social. Il est clair que le thème de l’argent est, en effet, dominant dans La châtelaine du Liban, et joue un rôle fondamental, aussi bien dans le déroulement de l’intrigue qu’entre les personnages mis en scène, comme en témoigne ce passage :

‘« Le Proche-Orient est à l’heure actuelle le pays où le plus inexpérimenté se découvre une âme de spéculateur. Nul ne pouvait être moins porté que moi à s’occuper de telles choses. Mais, le besoin d’argent aidant, il me vint à l’idée que je pourrais faire rendre à ma fortune un intérêt supérieur aux quelques quinze mille francs que j’en retirais misérablement chaque année »689

On remarque que les personnages occidentalisés évoluent dans un milieu mondain. Ils sont désignés selon leur position sociale ou leur religion, ou selon des attributs en rapport avec la beauté, par exemple pour ce qui est des femmes. Parfois, le héros rencontre un homme d’affaires syrien avec lequel il entretient des rapports d’argent. Ainsi, l’information véhiculée à propos de ces relations reste vague et partielle. Ce sont, en général, des bribes de phrases superficielles et sans intérêt : style « discussion de salon » :

‘« ‘…’ tu ferais mieux de continuer à m’apprendre les noms de toutes ces belles dames. Celle-ci, qui est-elle, avec son drôle de petit chapeau de velours noir à couronne de marguerites blanches ?
- Son chapeau, dit Blary, un modèle de Lewis et Irène. Elle en est assez fière. C’est Mme Nasri, une maronite.
- Et celle-ci, la blonde, qui s’évente avec le programme ?
- Mme Elias, une grecque melchite, la femme du plus gros banquier de Beyrouth »690

Ou encore, pour ne donner qu’un simple aperçu de ce genre de relations :

‘« …. Il n’y en a avec vous que pour les dames syriennes. Vous ne dansez qu’avec elles. Elles vous plaisent donc tant que cela.
- Je les trouve charmantes, affirmais-je, ravi du sourire pincé que ma réponse provoquait toujours »691

Dans le passage suivant, l’espace oriental est rayé laissant place à la vie parisienne :

‘«- Comme tu as une jolie robe, Véra.
- C’est Clio, ma chérie, qui a voulu me donner le patron. Un modèle de Madeleine et Madeleine.
- De Madeleine et Madeleine ! Quelle chance tu as !
- Moins que Clio, qui va habiter Paris.
- C’est vrai. Son fiancé est banquier. Ils demeurent dans le quartier de l’Etoile. Rue Chalgrin, je crois »692

Cette transposition, maintes fois relevées dans La châtelaine du Liban, et l’absence de détails concernant l’humain oriental, marquent bien l’écart entre une réalité orientale quasi-invisible, perception faites de clichés, de mimétisme, où l’on ne discerne nulle trace de l’ailleurs. En effet, lorsque le discours se focalise sur l’homme oriental, il reste superficiel et définit un rapport minimal avec tout ce qui peut rappeler la civilisation orientale.

Le récit renvoie à l’image exotique et romantique de l’oriental-objet, élément décoratif du paysage dont il rehausse le pittoresque : ombres furtives, figures à peine entrevues, amalgamées en une masse plus ou moins misérable. Dans ce monde calqué sur son monde et qui n’est pas le sien, l’oriental n’a que faire, sinon jouer le figurant obligé. Le passage suivant met en lumière des éléments qui, pour l’auteur, représentent des critères de civilisation. Alors qu’un indigène achète une voiture, le colonel Prieur dit à son sujet :

‘« - Fahed-Ibn-Hazzal vient d’acheter une automobile.
Le chef d’état-major sourit.
- Vraiment ? Qu’on vienne donc dire que nous ne saurons jamais civiliser les nomades »693

Ainsi l’auteur classe-t-il les orientaux en fonction de leur fortune ou des signes extérieurs de richesse comme l’automobile, par exemple. L’Orient comprend d’un côté les riches, de l’autre, les domestiques traités comme des objets. Les premiers sont désignés par leur nom de famille ou leur titre, les second, selon leur fonction. Ce sont des chauffeurs dont l’un est appelé par son prénom, Elias, et l’autre est confondu avec sa religion, des domestiques qui sont dépeints à l’image des meubles des demeures, etc.

Dans le passage suivant, le héros arrive à la maison d’Hobson, l’officier anglais, où il est accueilli par le serviteur hindou :

‘« Un jeune domestique hindou, coiffé d’un énorme turban blanc, comme on n’en voit plus que dans les divertissement de Molière, vint m’ouvrir. Il m’introduisit dans un boudoir très capitonné de tapis. Une petite table de Damas supportait un plateau sur lequel il y avait des cigarettes, du whisky »694

En dehors de la description de la demeure riche de l’officier anglais, la scène relatée évoque un spectacle à la fois exotique et plaisant. Par le choix du personnage « hindou » et de l’image évoquée « théâtre de Molière », l’auteur essaie de créer un univers exotique qui se situe hors de la réalité proche-orientale.

En effet, le roman La châtelaine du Liban, nous décrit plusieurs serviteurs venant d’horizons variés. Leur statut de domestique renvoie généralement à l’image de leur pays colonisé sont vus de manière un peu différente selon qu’ils sont employés par l’officier anglais, par les Français, ou la comtesse. Ainsi, à deux reprises, le narrateur représente les domestiques de la comtesse Orlof : d’abord dans sa villa qui se trouve sur la colline Saint-Dimitri :

‘« Le service de la Villa était assuré par trois serviteurs égyptiens, en longues chemises de lin blanc, galonnées d’or. Elle dit à l’un d’eux, en arabe :
- Préviens le chauffeur qu’il se tienne prêt, à partir de quatre heures. Je remonte au château ce matin »695

Les serviteurs du château sont décrits de la manière suivante :

‘« Deux hommes m’accueillirent et refermèrent la porte. Ils m’encadrèrent, et nous traversâmes ensemble la cour ténébreuse. Je ne distinguais pas leurs traits. Ils étaient de taille moyenne et vêtus, comme les Egyptiens de la ville, de longues chemises blanches.
Nous pénétrâmes tous trois dans une immense salle d’attente. Accroupi sur des tapis, ayant à son côté un plateau avec une tasse de café, un vieillard faisait des réussites. C’était un nègre monstrueux, aux bajoues flasques et pendantes. Son petit œil cruel m’interrogea »696

Il faut remarquer que même les caractéristiques des serviteurs égyptiens ont pour effet de créer une atmosphère exotique. La particularité de leur habillement renvoie à l’image de l’Egyptien vivant en Egypte. En d’autres termes, nous nous trouvons devant les coutumes vestimentaires de l’Egypte. Quand au serviteur noir, les qualificatifs qui le désignent, « monstrueux, œil cruel » sont franchement dévalorisants et péjoratifs.

Cette dévalorisation se manifeste aussi à travers la communication entre l’Européen et le serviteur africain, alors que ce dernier est employé dans le sérail « caserne » :

‘« J’appelais le Sénégalais :
- Ya-Pô, va me chercher mon paquet de cigarettes, dans ma chambre, sur la table.
Il revint porteur des cigarettes. Pendant ce temps, je m’étais préparé une autre absinthe.
- Qui dîne ce soir, ici ?
- Y en a personne, ma capitaine. Tous officiers manger dehors, en ville »697

La répétition par le narrateur du langage simplifié du domestique dénote une certaine ironie, et la dépréciation de l’homme africain.

La qualification négative attribuée aux serviteurs en général marque bien la tendance du narrateur à introduire une hiérarchie dans ses relations et laisse apparaître un schéma ségrégatif maître/esclave, qui se superpose à l’image colonisateur/colonisé. Le passage suivant met nettement en évidence le mépris du héros à l’égard des serviteurs :

‘« Il y avait bien dix minutes que la bourrasque s’acharnait, sans qu’une déchirure des nuages vint faire espérer sa fin. Plusieurs automobiles s’étaient arrêtées. Leurs occupants étaient descendus précipitamment au milieu d’une gerbe de boue, puis avaient gravi l’escalier en s’ébrouant.
‘Autant remonter, moi aussi, là-haut, pensais-je. Je fais une figure stupide, ici, au milieu de tous ces domestiques.’»698

Le mépris à l’égard des serviteurs est constant dans l’œuvre.

Beyrouth, c’est aussi, la ville où règne le contraste entre une classe bourgeoise et mondaine dans laquelle évolue le héros, et un milieu pratiquement ignoré de l’auteur, qui transparaît dans la description du quartier musulman : « Je me dirigeai vers le faubourg de Basta. C’est le quartier musulman, le plus retiré, le plus mystérieux de Beyrouth. Fort peu d’étrangers l’habitent, tous gens épris de calme, et qui sacrifient au silence et à la tranquillité le pseudo-confort de la ville européenne »699.

Ce regarde de Pierre Benoit sur l’aspect du secteur musulman de Beyrouth montre le clivage entre deux mondes : un milieu européen fabriqué et artificiel, exprimé par les termes suivant : « le pseudo-confort de la ville européenne », et un univers mystérieux et paisible méconnu du héros. A travers l’aspect mystérieux du quartier musulman, l’auteur semblerait mettre l’accent sur une qualification positive de cet espace urbain par rapport à celui qu’il fréquente.

Aussi, la ville apparaît-elle dans La châtelaine du Libancomme étant un lieu de mimétisme, reflétant le comportement des habitants d’une ville moderne, dans la mesure où elle contribue à l’expression stéréotypée des préjugés, des mythes : « J’errais dans les rues obscures, longeant des murailles de magasins, de banques. Des coffres-forts pleins d’argent dormaient là, à deux pas de moi, je me heurtais à des tas d’ordures, effarouchant de pauvres chiens en quête de leur misérable pitance »700.

Banques, agent, coffres-forts, sont le reflet d’un certain type de société, dite « moderne ». Ce monde de richesse est en opposition avec l’image du chien qui cherche sa pitance dans les tas d’ordures, image chargée de significations, dans la mesure où la ville rassemble un amalgame de populations hétérogènes.

Notes
687.

Ibid., p. 35.

688.

Ibid., p. 68-69.

689.

Ibid., p. 183-184.

690.

Ibid., p. 70.

691.

Ibid.

692.

Ibid.

693.

Ibid., p. 25.

694.

Ibid., p. 54.

695.

Ibid., p. 109.

696.

Ibid., p.124.

697.

Ibid., p. 119.

698.

Ibid., p. 71.

699.

Ibid., p. 210.

700.

Ibid., p. 200.