Conclusion

« Le moment est venu pour se demander si ce voyage est perdu ou s’il produira quelques fruits. Lesquels ? »719 S’interroge Fromentin au terme de son voyage en Egypte. Il est temps pour nous aussi de dresser le bilan de notre recherche.

Nous avons déjà fait remarquer que les voyages des Européens en Orient se sont multipliés depuis la fin de la Renaissance. On voyageait donc dans les pays riverains de la Méditerranée bien avant le XIXe siècle, la littérature et le récit du voyage constituent des témoignages importants de ce penchant pour l’Orient, cet Autre monde souvent idéalisé.

Nous avons signalé, au cours de notre essai, que l’Orient à l’époque du romantisme, fut à la fois un thème, une source d’inspiration et un prétexte à penser. Il nous plaisait que l’Orient obligeât Lamartine à tenter une conciliation, Nerval à expliquer, à défendre et à aimer.

Il appartient à Lamartine de mettre en scène, le premier, une rencontre harmonieuse entre deux mondes conçus comme différents mais complémentaires. Son Voyage en Orient, qui multiplie à plaisir les figures mixtes amorce un mouvement vers l’autre que prolongera le Voyage en Orient de Nerval, où le voyageur apparaît comme un être cherchant à se dépouiller de ses habits européens pour se mouvoir librement dans la société orientale. Jouant sur différent registre : l’habillement, la langue, l’adoption des mœurs locales, pour tenter de maîtriser un code culturel qui lui est étranger, Gérard fait néanmoins l’expérience de l’opacité en cherchant à soulever le voile des femmes du Caire. Dans le Voyage en Orient, on trouve Gérard de Nerval décrit à merveille les boutiques et les marchands, les rues et les visages. Il s’intéresse plus aux hommes qu’au passé, et plus aux femmes qu’aux hommes. Si son Voyage en Orient incorpore à plaisir le tableau des mœurs, des institutions, des races qui font du vénérable Empire ottoman une mosaïque chatoyante, il le fragmente en une série de gros plans fixes, cadrés selon un code de peintre: cafés, bains, marchés, harems…. On se lasse aussi, parfois, de suivre au fil de sa lecture ce cortège de scène de genre: Mariage, Funérailles, départ de la caravane de la Mecque, danse des Almées, arrivée du sultan à la prière de vendredi, etc.

On a déjà constaté que Nerval a aimé les lieux qu’il a traversés, les êtres qu’il a croisés, admiré les religions diverses et la grandeur des peuples. Il s’est libéré des stéréotypes raciaux et impérialistes qui pervertissent les récits de voyage de son époque.On a déjà remarqué que la mise en situation de récit de voyage de Nerval permet d’apprendre que Nerval recourt souvent aux clichés de son époque, puis tente de les détourner pour affirmer sa propre création. Le détournement des clichés sert à renverser les préjugés et à apporter un nouveau jour aux idées reçues.

Cependant cette partie du monde soumise par les Ottomans perd peu à peu de sa splendeur, le rapport de force a changé, après des siècles de péril Ottoman vient le temps des nouvelles puissances européennes. Cette nouvelle domination amène un discours différent. L’Orient n’est plus cette terre immuable, où l’orientaliste vient se mirer dans ses propres rêves exotiques, ces terres sont devenues « des espaces de ruines, espaces en ruine, espace déserté par une histoire qui avance ailleurs, sans plus le concerner. Une manière de dire qu’il s’agit d’un espace vide à combler, comme désert à défricher »720.

On peut dire que la perception de l’Autre change au fur et à mesure que la colonisation s’installe. L’expansion coloniale s’accompagne d’un discours légitimant la domination de l’homme blanc sur des peuples à civiliser.

On a déjà cité que Barrès a parfois cherché à justifier la colonisation au nom du principe humanitaire de l’expansion de la civilisation. L’argument de civilisation est refusé, tout au moins dans le raisonnement explicite, et pourtant Barrès reste un partisan inébranlable de la colonisation en Orient. Au nom de quoi ? Au nom de son pays, la France. Dès l’instant où l’amour de la patrie signifie le refus des autres, il devient une source potentielle de conflit. Cela ne justifie nullement la doctrine qui veut que « nous » soyons privilégiés, et les « autres » maltraités. Dès lors, personne ne peut ignorer que son évocation de la rencontre avec l’autre est nuancée.

Cependant, Pierre Benoit réalise la plupart de ses voyages en un temps où la France régnait encore sur un vaste empire colonial. Comme nous avons déjà écrit, La Châtelaine du Liban nous présente le portrait du colonisé, sous l’aspect de l’autre dominé, immature psychologiquement et intellectuellement. Les thèmes de l’historique et du politique sont les axes essentiels autour desquels s’organise l’œuvre de l’auteur. Ces deux thèmes, étroitement liés, s’inscrivent dans une certaine vision coloniale et une référence à l’ « inconscient » européen. C’est dans cette œuvre que Pierre Benoit montre le plus clairement ses opinions sur les Affaires du Levant. Il y met en avant les principes du bien-fondé du mandat français et défend la « Mission civilisatrice » qui incombe à la France.

On peut dire donc que si les écrits des romantiques renvoient à une image exotique de l’Orient, à savoir la découverte de l’inattendu, de l’exceptionnel, du lointain, un glissement s’est opéré progressivement pour aboutir, dans les années 1920, à la production d’œuvres essentiellement en rapport avec le colonialisme français, qui renvoient l’image d’un Orient « politiquement utile » à son pays.

Un dernier mot, le dialogue entre les civilisations n’a rien d’entièrement nouveau et constitue au contraire un phénomène de tous les instants. Les civilisations ont toujours engagé un dialogue et même les guerres et les conflits les plus sanglants n’ont jamais réussi à les empêcher complètement. Si nous nous plaçons de ce point de vue pour étudier la question des civilisations dans le regard de l’autre, nous devons revenir sur les diverses formes que le dialogue entre les civilisations a prises dans l’histoire. Cette tâche exige au moins deux changements méthodologiques essentiels dont l’un concerne notre façon d’envisager l’histoire. Celle-ci a toujours été –et est encore souvent- considérée comme une succession d’antagonismes et de guerre, et c’est malheureusement cet aspect qui a surtout été mis en avant. Pour adopter une approche plus salutaire, le premier changement méthodologique consiste à se placer d’un point de vue qui privilégie non plus le conflit mais le dialogue, à rechercher dans l’histoire les éléments qui l’ont favorisé et à s’efforcer de réécrire l’histoire sous cet angle. Il va sans dire que cette nouvelle orientation ne doit pas nous empêcher de voir les événements historiques les plus violents. Quant au deuxième changement méthodologique, il consiste à passer d’une conception ethnocentrique de la culture et de la civilisation à une conception dans laquelle le partage et les concessions mutuelles occupent le devant de la scène. Dès lors, comme nous l’avons vu, la conciliation de l’Occident et de l’Orient est donc possible, même nécessaire ; elle serait pour les peuples, comme pour l’homme, enrichissement.

Notes
719.

Eugène Fromentin , Voyage en Egypte, 1869, éd.Jean-Marie. Carré, Paris, p. 146.

720.

Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient, anthologie des voyageurs français au XIXe siècle, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 1985.