Qu’étudions-nous ?

Les travaux qui portent sur les discours des médias en sciences de l’information et de la communication naissent souvent d’une confrontation entre une instance médiatique et un objet, une institution, un phénomène du monde social : d’un côté, les médias, de l’autre, la banlieue1, les violences urbaines2, les conflits balkaniques3, le terrorisme4, les attentats du 11 septembre 20015, les élections6, l’immigration7… C’est une confrontation entre un discours médiatique et un objet qui peut aussi bien relever de l’accident que de la routine, de l’extraordinaire que du banal, de l’événement-monstre que du fait divers condamné à l’oubli. Cette confrontation est possible à la condition de postuler une relative autonomie des discours médiatiques. En effet, si ces derniers proclament, de multiples manières (discours rapporté, contributions extérieures…), leur essence interdiscursive et sont alimentés par d’autres discours, ils sont, aussi et surtout, un espace discursif relativement autonome, régi par ses propres règles, fruit de conditions de production spécifiques et dont le discours rend compte8.

Dès lors, une ambiguïté peut naître de cette confrontation : qu’étudions-nous exactement ? Les discours médiatiques (le discours de la télévision, de TF1, de la presse française, de la presse régionale…) ou alors étudions-nous l’objet social sur lequel l’instance médiatique porte son regard. Quand Isabelle Garcin-Marrou étudie le traitement médiatique des actes terroristes, ne nous parle-t-elle pas aussi du terrorisme, notamment, de sa capacité à s’inscrire dans les formes modernes de la communication ? Quand Alice Krieg-Planque s’attache à la formule « purification ethnique » dans la presse française, ne nous renseigne-t-elle pas, très directement, sur les processus qui ont conduit à l’éclatement de la « grande Yougoslavie » ? Et ce, par le seul fait qu‘une partie des discours relayés par la presse est originellement porteur des stratégies des acteurs du conflit.

En effet, adopter le discours comme « mode d’appréhension des médias en tant qu’ils produisent et font circuler des représentations et du sens dans le cadre de rapports sociaux déterminés »9, c’est refuser la dichotomie entre les mots et la réalité sociale, entre l’espace du discours et l’espace social :

‘« Ce dernier point suggère à la fois les limites et le caractère incontournable des médias dans les sociétés médiatisées. Limites parce que le discours des médias pour être efficace symboliquement doit supposer toujours qu’il a du réel qui le précède. Incontournable parce que ce réel n’est public que s’il est dit par les médias pour être symboliquement réel, celui-ci doit être médiatisé. Il est donc aussi insensé de renfermer l’étude des médias sur eux-mêmes dans une médiologie provinciale que de prétendre étudier les processus sociaux contemporains sans examiner la réalité qui leur est attribuée par les médias. » 10

Le choix de s’attacher à l’antimondialisation résulte d’un intérêt personnel pour les mouvements sociaux et les mobilisations collectives. Pour autant, ce travail n’est pas « militant » et ne vient pas combler une envie d’engagement. Il répond surtout d’une volonté et d’une attente théorique : que dit et que fait la presse face à un mouvement politique et culturel qui tend à peser sur les contours de la réalité du monde ? Que dit et que fait la presse face à l’expression d’une volonté de changement et de réappropriation des grandes orientations politiques, culturelles et historiques (le fameux « un autre monde est possible ») ? C’est répondre à l’appel de Paul Beaud qui propose d’« approfondir la compréhension des interactions qui unissent l’évolution sociale et l’évolution des représentations de cette évolution »11. Le rôle fondamental des médias dans la symbolique sociale et la configuration d’un monde commun est confronté à un acteur difficilement définissable (le mouvement antimondialiste puis altermondialiste) porteur d’un discours terriblement protéiforme et difficilement saisissable.

Notes
1.

BOYER Henri, LOCHARD Guy, Scènes de télévision en banlieues. 1950-1995, Paris : L’Harmattan, 1998 

2.

MACE Eric, PERALVA Angelina, Médias et violences urbaines, Paris : La documentation française, 2003

3.

KRIEG-PLANQUE Alice, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, Paris : CNRS Editions, 2003 

4.

GARCIN-MARROU Isabelle, Terrorisme, médias et démocratie, Lyon : PUL, 2001

5.

LITS Marc (dir.), Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d’une nouvelle guerre médiatique, Bruxelles : De Boeck, 2004

6.

COULOMB-GULLY Marlène, La démocratie mise en scènes. Télévision et élections, Paris : CNRS Editions, 2001

7.

BONNAFOUS Simone, L’immigration prise aux mots, Paris : Editions Kimé, 1991 

8.

VERON Eliseo, La sémiosis sociale : fragments d’une théorie de la discursivité, Saint Denis : Presses universitaires de Vincennes,, 1988

9.

UTARD Jean-Michel, « Du contenu aux interactions discursives. Les enjeux de l’analyse du discours des médias », GEOGAKIS Didier, UTARD Jean-Michel, Science des médias. Jalons pour une histoire politique, p. 159-178, Paris : L’Harmattan, 2001, p. 162

10.

WIDMER Jean, « Notes à propos de l’analyse de discours comme sociologie », Recherches en communication, n° 12, p. 195-207, 1999, p. 207

11.

BEAUD Paul, La société de connivence, Paris : Aubier-Montaigne, 1984