Un regard sociologique sur l’antimondialisation

Sans prétendre dresser une sociologie de l’antimondialisation ou de l’altermondialisation, nous ne concevons pas de proposer un tel travail sans un rapide retour sur les travaux en sociologie des mobilisations et en science politique qui accompagnent l’émergence du mouvement12. Ainsi :

‘« Les relations, toujours importantes en sciences sociales, entre la situation d’une discipline à vocation scientifique et pour ainsi dire l’état de son objet (l’évolution des processus traités par cette discipline) sont, dans le cas des « sciences de la communication », particulièrement étroites. Ce qui rend difficile de parler des avatars de la discipline sans parler par la même occasion des avatars de ses objets. »13

A la question posée par Pierre Favre, « une science sociale en cours d’émergence peut-elle être engagée vers d’autres problématiques du fait des transformations historiques des phénomènes sociaux qu’elle étudie ? »14, la constitution progressive de la sociologie de la mobilisation encourage clairement à répondre par l’affirmative. Ainsi, depuis les premiers travaux en psychologie des foules15, plusieurs modèles théoriques se sont succédés afin de rendre compte des phénomènes collectifs de protestation16.

L’émergence de l’antimondialisation

C’est à une évidence largement partagée que s’attaquent les sociologues et politistes. Non, le cycle de protestation qui semble s’ouvrir lors du contre-sommet de Seattle en 1999 ne constitue pas une réponse spontanée et mécanique aux facteurs politiques et macro-économiques qui bouleversent le monde contemporain. Non, « la mondialisation », dénomination aussi accueillante que floue, n’engendre pas des frustrations que la mobilisation d’une « société civile internationale » vient manifester. L’existence de cette dernière est largement battue en brèche. En reprenant les arguments de Béatrice Pouligny, il est aisé d’opposer à cette idée d’une société civile mondiale spontanée, ouverte et égalitaire le poids des contextes nationaux dans les mobilisations (la dimension transnationale apparaît souvent comme une ressource supplémentaire et un appui à des revendications particulières) ; l’existence de profondes inégalités entre ceux qui, dans le monde, peuvent peser dans les débats et sur l’agenda et les autres ; la difficulté d’accepter sur le mode du « cela va de soi » l’idée de valeurs universelles et d’intérêt général17.

S’il est évident que les processus politiques et macro-économiques de mondialisation offrent une conjoncture favorable à un renouvellement des formes de mobilisations collectives, ils ne peuvent, pour autant, être érigés en « causes ». Bien que l’internationalisation de l’économie et le développement du capitalisme apparaissent clairement comme une source de frustrations pour une part grandissante de la population dans le monde, ils ne suffisent pas à expliquer l’émergence de l’antimondialisation. Comme le note Eric Agrikoliansky :

‘« La lutte pour une autre mondialisation n’est pas un mouvement à recrutement direct, mais plutôt une mobilisation de mobilisation qui se fonde sur la coordination de groupes s’associant, au-delà de leurs propres objectifs, dans une structure nouvelle. [...] comme la plupart des mouvements sociaux, la lutte antimondialisation est liée à l’existence d’ « entrepreneurs » de mouvements sociaux, qui fournissent les ressources matérielles, idéologiques ou relationnelles nécessaires au processus d’émergence d’une contestation organisée. » 18

Des entrepreneurs de causes

La dynamique d’un cycle fait toujours apparaître des entrepreneurs de causes. Loin de l’image d’une masse qui se met soudainement en branle (image pourtant séduisante qu’entretiennent nombre d’acteurs militants), un cycle de mobilisation nécessite des entrepreneurs de causes aux actions stratégiques et rationnalisées.

Les « early-risers »19 sont des groupes spécifiques aux revendications parfois étroites, souvent innovantes et qui affirment qu’il est temps que les revendications de chacun se transforment en action. Par leur action, ils provoquent une sorte d’appel d’air qui favorise ensuite la diffusion des revendications au sein de groupes plus larges et moins habitués à la contestation. Le succès de la diffusion dépend naturellement de la résonance que les demandes sociales trouvent au sein de la population mais également de la volonté de certains retardataires de profiter des opportunités offertes (comme la médiatisation) par l’action des early-risers 20.

Pensé en termes d’entrepreneurs, l’espace de la protestation s’apparente à un champ au sens bourdieusien, c’est-à-dire à un espace de relations qui se nouent entre des acteurs alliés ou concurrents dans leur recherche de légitimité. L’action ne peut pas être réduite à des déterminismes structuraux ou à des forces inconscientes ; elle est aussi le résultat de choix et de prises de décision. L’espace de la protestation est donc un espace d’interaction stratégique dans lequel chaque acteur privilégie ses intérêts. En France, Le Monde diplomatique, par exemple, constitue clairement un de ces entrepreneurs de causes. Nous y reviendrons.

Un travail symbolique

Un cycle de protestation profite donc de l’action d’entrepreneurs pour ensuite se développer par l’agrégation de nouveaux acteurs. Mais l’appel d’air provoqué par l’activité des instigateurs est créateur d’opportunités à seulement court terme et ne suffit pas à stabiliser un mouvement de protestation. La réussite du mouvement dépend en fait d’un travail symbolique de cadrage de l’action de protestation21. Les premières phases d’un cycle sont marquées par un renouvellement et une hausse des interactions entre organisations et autorités et surtout entre les différentes composantes du mouvement qui émerge. C’est au cours de ce renouvellement des interactions sociales que se transforme le cadrage spécifique des instigateurs. La caractéristique première de cette évolution est un élargissement du cadre de l’action collective vers un cadre cardinal [master frame] capable d’englober l’ensemble des revendications et de les cristalliser autour d’un même problème public. Il s’agit de s’accorder sur un cadre d’injustice qui identifie les problèmes, désigne les responsables et propose des solutions. Le cadre cardinal à partir duquel se développe le mouvement altermondialiste se construit autour de la dénonciation des effets pervers de la mondialisation néolibérale. Il est assez large pour donner à chaque groupe militant la possibilité d’y d’inscrire ses revendications particulières tout en profitant des opportunités que lui offrent le label anti- ou altermondialisation. Sous ce dernier se retrouvent donc des acteurs nouveaux mais aussi des acteurs dont les formes d’action et les revendications trouvent à se renouveler. Cette élasticité du master frame implique par ailleurs certaines ambiguïtés : en s’inscrivant dans l’opposition au processus de mondialisation, les mouvements nationaux ou régionaux revendiquant une politique de repli identitaire ne s’inscrivent-ils pas au sein de ce cadre ? Les mouvements islamistes ne combattent-ils pas, à leur manière, la mondialisation culturelle ?...

Le cadre cardinal appliqué au mouvement altermondialiste s’est, en partie, constitué autour du registre moral de la prise de parole. C’est l’avis d’Isabelle Sommier qui perçoit dans les mobilisations « une profonde indignation, un sentiment aigu d’injustice face à l’accroissement considérable des inégalités et de la pauvreté, tant à l’échelle nationale qu’internationale. »22Le registre moral semble illustrer la chute des grandes idéologies politiques et la perte de confiance généralisée vis à vis du jeu politique institutionnel. La fin de la vision du monde centrée sur les classes sociales a laissé « vacant le régime d’imputation des malheurs sociaux»23 et a encouragé le registre de la solidarité mondiale : avec le tiers-monde (dans un langage contemporain, le « Sud » ; annulation de la dette, par exemple), avec les générations futures (écologie, développement durable, etc.), avec les catégories sociales défavorisées (mouvements des sans–terre, des sans-papier, etc.), avec les minorités ethniques et/ou culturelles (préservation des identités régionales, des cultures locales, etc.).

La réussite du cadre interprétatif antimondialisation s’explique aussi par la capacité des organisations militantes à se doter d’adversaires clairement identifiés. Un consensus s’est, en effet, rapidement formé autour de la désignation des responsables : institutions internationales, grandes entreprises, instances politiques et économiques telles que le G8 ou le Forum économique de Davos et, de manière générale, les pays industrialisés, principalement les Etats-Unis. L’imputation des responsabilités revêt une importance considérable car elle cristallise des revendications diverses autour d’ennemis communs. Le « principe d’opposition », tel que le conçoit Alain Touraine, par lequel le mouvement social désigne les responsables, participe grandement, dans le cas du mouvement altermondialiste, au « principe d’identité »24. Par un renversement des critères de définition du mouvement social, c’est à travers le principe d’opposition que se forge un principe d’identité stable.

Un vaste « répertoire d’action » 25

L’augmentation des interactions entre acteurs de la protestation implique également un renouvellement des répertoires. C’est à la croisée des traditions militantes de chaque groupe que se forment les nouvelles formes de luttes. Le répertoire du mouvement antimondialiste est très varié du fait de l’hétérogénéité de ses composantes ; il peut ainsi privilégier aussi bien les actions illégales « coup de force » que les techniques de lobbying et le recours à l’expertise. Isabelle Sommier montre que les opérations « coup de force » visent à rompre, un temps, le pacte social afin d’attirer l’attention des médias et d’interpeller l’opinion autour de cibles symboliques. La répression que provoquent parfois ces actions a des effets difficilement maîtrisables : elle peut aussi bien discréditer le mouvement que le renforcer en provoquant la compassion pour les victimes. Nous le verrons avec la mort d’un jeune manifestant lors du contre-sommet de Gênes en 2001.

Nous retrouvons néanmoins principalement dans le mouvement antimondialisation une dimension non-violente héritée, d’une part, de la tradition pacifiste ou du catholicisme social, et d’autre part, des actions festives organisées par les « nouveaux mouvements sociaux » durant les années 197026. Ces dernières visent à rompre avec les habituels défilés syndicaux.

La palette est si vaste qu’il ne s’agit pas ici de rendre compte de l’ensemble des formes d’action mises en œuvre. Evoquons simplement pour finir les pratiques de lobbying, privilégiées notamment par les grandes organisations écologiques, et qui se déploient sur le registre de l’expertise. Il s’agit, par l’intermédiaire de militants spécialisés au fort capital social, de peser sur les décisions des institutions, entreprises, Etats visés27.

Quelle structure ?

Au carrefour du politique, du syndical et de l’associatif, le mouvement altermondialiste ne peut être assimilé à une institution et ne constitue pas un espace d’action structuré et autonome. Il apparaît finalement comme une mobilisation de mobilisations, une « meso-mobilisation » selon Agrikoliansky, qui se distingue par la participation d’une multitude d’organisations officielles ou non, instables et décentralisées. Le développement des technologies de communication a, bien entendu, grandement participé à cette organisation. Cette structure possède des inconvénients -le fait de constituer un interlocuteur mal défini- et ses avantages puisqu’elle permet de ne plus segmenter les combats et d’intégrer facilement les revendications au sein d’un cadre général de contestation.

Si tout mouvement social implique un nouveau cadre spatio-temporel en ce qu’il rompt la nécessité démocratique de  « patience civique »28, le mouvement altermondialiste est d’autant plus spécifique qu’il présente une densité parfaitement conjoncturelle. Il prend forme de manière épisodique lors des contre-sommets ou des forums sociaux. C’est à travers ces événements que le mouvement parvient à apparaître comme un ensemble homogène d’acteurs défendant les mêmes valeurs. C’est l’objet de la partie B de notre travail.

Une reconfiguration de l’espace militant plutôt qu’une nouveauté

Le manque de recul encourage souvent à étiqueter « nouveaux » les phénomènes en cours d’émergence. Pourtant, certains travaux s’attachent à relativiser le mythe de la nouveauté de l’antimondialisation. Certes, le caractère novateur des cadres d’interprétation, des répertoires d’action mis en œuvre et de la structure du mouvement ne peut être nié. Mais ceci semble en grande partie le fruit d’interactions nouvelles entre des acteurs auparavant autonomes au cours desquelles chacun préserve ses propres traditions militantes. La nouveauté apparaît donc dans le résultat de l’alchimie de traditions anciennes autrefois indifférentes les unes aux autres.

Cette thèse est défendue par Isabelle Sommier d’une part, et par Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule et Nonna Mayer, d’autre part. La première insiste sur ce renouvellement des interactions qui aboutit à des alliances étonnantes qui, elles-mêmes, conduisent à l’utilisation conjointe de formes d’action jusqu’alors reconnues comme inconciliables (pressions institutionnelles et action directe par exemple)29. La perspective des auteurs suivants est celle d’une généalogie du mouvement qui évite l’écueil de la quête éperdue de l’origine. Sans s’attarder sur la recherche de l’origine, sans, non plus, refuser au mouvement toute innovation en réduisant les faits présents à la reproduction des faits passés, les auteurs souhaitent retracer les séquences historiques de la constitution du mouvement. Ce travail collectif conjugue la recherche des traditions militantes qui ont trouvé, dans ce nouveau cadre d’action collective, un espace de reconversion de leurs revendications et l’analyse des conditions de leur agrégation.

Les auteurs avancent ainsi que le mouvement actuel est le fruit d’une tradition militante plus ancienne : le tiers-mondisme. La pensée tiers-mondiste, diffusée notamment par Le Monde diplomatique, participe grandement dès les années 80 à la formation d’un discours qui s’oppose à la mondialisation et revendique une gestion du monde plus égalitaire. Eric Agrikoliansky y retrouve les discours, cadrages de l’action collective, modes d’organisation et d’action qui sont aujourd’hui les caractéristiques du mouvement altermondialisation. L’auteur s’étonne alors, par exemple, du manque d’attention que l’on porte aux manifestations de l’été de 1989 pour l’annulation de la dette du tiers-monde. Cette revendication est pourtant au centre du mouvement actuel. Les auteurs de l’ouvrage insistent également sur les opportunités politiques ouvertes au cours des années 80 et 90 par la recomposition de l’espace politique et syndical national.

Cette digression sociologique peut paraître un peu longue. Nous l’assumons pourtant, au nom, d’une part, d’une curiosité scientifique qui fait fi des clivages disciplinaires, au nom, d’autre part, d’une nécessité scientifique : porter son regard sur des discours médiatiques, c’est épouser dans un même geste des textes, des mots, des images et la réalité sociale que ceux-ci contribuent à configurer ; c’est ne pas distinguer arbitrairement ce qui relève du discursif et ce qui relève du réel et, au contraire, en penser la continuité.

Notes
12.

Une courte chronologie est disponible : infra, annexe 1. 

13.

VERON Eliseo, « Médiatisation du politique ? Stratégie, acteurs et constructions des collectifs », Hermès, n°17-18, p. 201-214, 1995, p. 201

14.

FAVRE Pierre, « Les manifestations de rue entre espace privé et espaces publics », in BASTIEN François, NEVEU Erik (dir.), Espaces Publics mosaïques, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 1999

15.

TARDE Gabriel, Les lois de l’imitation, Paris : Kimé, 1993[1890] ; LE BON Gustave, Psychologie des foules, Paris : PUF, 1995 [1895]. La troisième République porte alors le souvenir encore frais des affrontements sanglants liés à l’instauration éphémère de la Commune et des précédents et violents soulèvements populaires du siècle qui se termine. Ces travaux illustrent clairement l’inquiétude bourgeoise qui s’exprime face aux classes populaires et les peurs et angoisses politiques de l’époque.

16.

Pour une présentation critique de ces modèles : FILLIEULE Olivier, PECH, Cécile, Lutter ensemble. Les théories de l’action collective, Paris : L’Harmattan, 1993

17.

POULIGNY Béatrice , « Une société civile internationale ? », Critique internationale, n°13, p. 120-176, 2001

18.

AGRIKOLIANSKY Eric, « Aux origines de l’altermondialisme français », in AGRIKOLIANSKY Eric FILLIEULE Olivier & MAYER Nonna (dir.), L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Flammarion, Paris, p. 13-42, 2005

19.

TARROW Sydney, Power in Movement. Social Movements and Contention Politics, Cambridge : University Press, 1998, p. 144-145

20.

Ces retardataires peuvent être l’objet de polémique quand on leur reproche de « récupérer » la protestation. Dans le cadre de l’antimondialisation, c’est illustré par les polémiques relatives à la présence des représentants du Parti socialiste lors des manifestations altermondialistes, notamment lors du contre-sommet du G8 d’Evian en 2003.

21.

SNOW David, ROCHFORD Burk Jr, WORDEN, S.& BENFORD, Robert, « Frame alignement processes, micromobilization, and movement participation », American Sociological Review, n° 51, p. 464-481, 1986

22.

Isabelle Sommier montre que les acteurs qui se situent dans le registre du conflit de classe traditionnel tout en s’inscrivant sous le label altermondialiste adoptent également ce registre de prise de parole : « Ainsi, un syndicat comme SUD, sans renoncer à la critique de la domination sociale, parle désormais également du désarroi individuel du salarié victime d’un licenciement, voire de celui du salarié dépassé par les nouvelles technologies du travail. » [SOMMIER Isabelle, Le renouveau des mouvements contestataires, Paris : Flammarion, 2003, p. 229]

23.

idem, p. 228

24.

TOURAINE Alain, La production de la société, Paris : Seuil, 1973

25.

TILLY Charles, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris : Fayard, 1986

26.

TOURAINE 1973

27.

HAMMAN Philippe (et al.) (dir.), Discours savants, discours militants. Mélange des genres, Paris : L’Harmattan, 2002

28.

LAVAU,Georges, DUHAMEL, Olivier, « La démocratie », in LECA Jean, GRAWITZ Madeleine, (dir.) Traité de science politique, tome II, PUF, Paris, 1995, p. 64

29.

SOMMIER 2003