Des recherches sur la presse

Il ne s’agit pas de dresser l’historique des recherches francophones qui portent sur les médias, et plus spécifiquement, sur les discours de presse. Quelques éléments sur les précurseurs méritent néanmoins, d’être rappelés rapidement.

Le temps de la structure

A partir des années 60, la recherche française s’attache à ce qui apparaît alors comme une nouveauté radicale : les médias de masse. La sociologie fonctionnaliste-empirique américaine attire alors les membres de l’Institut français de la presse (IFP). De son côté, à l’Ecole pratique des hautes études, George Fridman fonde le CECMA (Centre d’études des communications de masse) qui devient en 1973 le CETSAS (Centre d’études transdisciplinaires. Sociologie. Anthropologie. Sémiologie) et qu’il dirige alors aux côtés de Roland Barthes et Edgard Morin. L’objectif du centre est de concentrer toutes les ressources des sciences sociales et humaines au profit d’une recherche interdisciplinaire sur les médias. La sociologie américaine de la culture de masse n’est pas étrangère aux études alors initiées au CECMA. Reste qu’une perspective « à la française » ne peut être niée ; comme ne peuvent être niées les préoccupations politiques et idéologiques de certains chercheurs qui affirment leur soucis de prendre part aux débats de société.

Malgré les origines littéraires de nombreux chercheurs, notamment parmi les futurs spécialistes des sciences de l’information et de la communication, le texte médiatique reste un objet culturellement peu reconnu. Il profite néanmoins rapidement de la séduction exercée sur les chercheurs par la méthode structurale et ses applications linguistiques. Dans les années 60 et 70, en France, le paradigme structuraliste, autour duquel se construit la linguistique mais aussi la majorité des sciences sociales et humaines (littérature, histoire, psychanalyse…), s’inscrit dans l’héritage saussurien en ce qu’il ne prête que peu d’attention au sujet et ce au profit de la structure :

‘« Les sciences humaines exaltées durant cette période étaient celles qui avaient la plus grande capacité à exproprier la présence, l’attestation de soi, et en premier lieu tout ce qui relevait de l’action, de l’acte de langage, toutes les occasions de conduire des opérations signifiantes. Le structuralisme permettait dans ce cadre de conjurer les effets du dessein théorique de destitution du sujet et l’ambition d’une saisie objectivante à caractère scientifique. » 30

La matière langagière n’est pas le fruit d’un acte intentionnel, individuel ou collectif, mais la manifestation de l’idéologie qui s’impose à l’individu (comme le code s’impose à l’individu chez Saussure). Cette perspective est bien entendu à mettre en relation avec la pensée marxiste et critique à partir de laquelle Louis Althusser, par exemple, construit sa réflexion : tout texte n’est que la progéniture d’un autre texte, celui de l’idéologie31. L’analyste est dès lors prié de traquer l’idéologie, d’en traquer les traces que son arbitraire laisse à la matérialité langagière. Le sujet comme être social reste l’impensé de la théorie bien qu’il soit le seul garant d’une mise en pratique de la virtualité du code.

Dès 1973, Pierre-André Tudesq invite à une réflexion sur le rapport qu’entretient la presse à l’événement32. L’année suivante, Marc Paillet publie Journalisme : fonction et langages du quatrième pouvoir dans lequel il s’attache à « la discordance fatale et gigantesque qui existe entre le flux événementiel brut et le flux des nouvelles », dans lequel il s’attache également –et c’est novateur- à la nature seconde c’est-à-dire interdiscursive des discours des médias33.

Et le temps du sujet

Après avoir été éclipsés de la majorité des travaux portant sur la langue et la communication, le sujet et son usage de la langue deviennent un objet d’analyse légitime. C’est que, dans les années 80, la structure, aussi solide soit-elle, cède « devant la vague de relativisme généraliséequi envahit les sciences humaines et sociales et chasse toute pensée structurale, poussée par le vent d’individualisme qui balaie le monde »34. Le reflux du marxisme fait appel d’air et favorise l’émergence de nouvelles approches dans lesquelles le sujet n’est plus assujetti à un sens préconstruit fruit de l’idéologie.

Les recherchent se diversifient : histoire, fonctionnement, rôle des médias, responsabilité sociale des journalistes... Surtout, les chercheurs se tournent vers l’hétérogénéité constitutive des discours, vers les actes de langages, vers la circulation sociale du sens, vers les manifestations discursives des conflits de représentations, etc. Au-delà des textes, les discours ! Si le sujet fait une entrée remarquée dans les sciences qui s’attachent à la langue, c’est par l’intermédiaire des théories de l’énonciation initiées par Emile Benveniste. Alors que l’autonomie du discours est battue en brèche, c’est la dimension communicationnelle du signe qui apparaît et, avec elle, la prise en compte des contextes singuliers d’énonciation. S’attacher à l’instance d’énonciation, comme « point de contact entre le monde et les signes35 », c’est permettre la prise en compte des processus de construction du sens.

C’est clairement au cours des années 1980 que la presse, son langage et ses discours deviennent des objets d’étude privilégiés. La décennie est inaugurée par Eliseo Veron qui propose Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island 36 : les médias configurent l’actualité à travers des dispositifs et des formats discursifs contraignants. Si l’aspect fondateur de Construire l’événement peut être relativisé au regard des travaux de Pierre-André Tudesq et, surtout, de Marc Paillet, reste qu’Eliseo Veron a l’immense mérite de proposer une étude appliquée là où ses prédécesseurs s’en tiennent à une approche théorique de la presse et de son rapport à l’événement.

En 1984, Yves de la Haye présente un travail dont la rhétorique structuraliste et marxiste ne suffit à expliquer le relatif oubli dont il souffre aujourd’hui (et ce, malgré une réédition récente37). Dans Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, l’auteur s’attache aux genres discursifs et au rapport au monde que chacun d’eux privilégient et anticipe de la sorte l’analyse des « modes configurant »38. Patrick Charaudeau dirige ensuite l’ouvrage collectif La presse : produit, production, réception 39 dont nous retenons notamment la contribution d’Eliseo Veron40 . De leur côté, en 1989, Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu collaborent et proposent Le journal quotidien. Ils offrent ainsi aux futurs chercheurs une approche théorique de la presse aux implications méthodologiques évidentes dont sont encore redevables la majorité des travaux actuels qui portent sur la presse41.

La conception du journal comme sujet parlant (« Le Monde affirme que… », « L’Humanité s’insurge contre… ») et source de sens est définitivement abandonnée. D’une part, le discours de presse se caractérise par son hétérogénéité sémiotique : l’information s’inscrit dans un dispositif sémio-discursif. Elle n’existe que mise en page, mise en rubrique ; elle n’existe que dans le rapport qu’elle entretient à l’image qui l’accompagne et dans le rapport de concurrence qu’elle entretient avec les autres informations du journal. D’autre part, cette hétérogénéité sémiotique s’accompagne d’une hétérogénéité discursive qui se joue au moins à deux niveaux:

  • à un niveau interne à travers la tension entre le « nom-du-journal », comme archi-signature, et les multiples autres signatures ;
  • également à un niveau externe à travers la tension entre le discours du journal, assumé par le « nom-du-journal » ou par le journaliste, et les autres discours sociaux. C’est l’interdiscours considéré comme l’ensemble des unités discursives avec lesquelles un discours entre en relation implicite ou explicite.

L’énoncé médiatique n’est plus pris dans le seul cadre de la situation de communication mais dans le cadre de son histoire interdiscursive et des enjeux sociopolitiques qu’il soulève. Par ailleurs, le sujet énonciateur (le journaliste ou le nom-du-journal) n’est plus la seule source du sens puisque celui-ci se construit à travers le travail de la mémoire des mots et des dires, à travers les liens qui l’unissent à d’autres discours.

Au cours des années 1990 puis 2000, le nombre de recherches qui portent sur les discours médiatiques et notamment sur les discours de presse explose sous l’impulsion, notamment, des sciences de l’information et de la communication. Beaucoup de ces travaux témoignent « des valeurs qui circulent comme une monnaie d’échange dans les communautés sociales et ce faisant, orientent l’opinion publique et ont des incidences (bien que non nécessairement immédiates) sur les comportements sociaux »42. Suivant ainsi la leçon de Michel Foucault43, ces travaux ne réduisent pas le discours à un simple reflet des conflits idéologiques mais en font le lieu même de la lutte, ce par quoi mais aussi pour quoi on lutte. C’est dans cette perspective que s’inscrit notre travail.

Notes
30.

DOSSE François, L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris : La Découverte, 1997, p. 163

31.

ALTHUSSER Louis, Pour Marx, Paris : Maspero, 1965

32.

TUDESQ Pierre-André, La presse et l’événement, Paris-La Haye : Editions Mouton, 1973

33.

PAILLET Marc, Journalisme : fonction et langages du quatrième pouvoir, Paris : Denoel-Gonthier, 1974

34.

UTARD Jean-Michel, « L’analyse de discours, entre méthode et discipline », in RINGOOT Joselyne, ROBERT-DEMONTROND Philippe, L’analyse du discours, Rennes : Apogée, p. 23-52, 2004

35.

LOCHARD Guy, SOULAGES Jean-Claude, « Sémiotique, sémiologie et analyse de la communication médiatique », OLIVESI Stéphane (dir.), Sciences de l’information et de la communication. Objet, savoirs, discipline, p. 229-242, Grenoble : PUG, 2006, p. 237

36.

VERON Eliseo, Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island, Paris : Editions de Minuit, 1981

37.

DE LA HAYE Yves, Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, Paris : L’Harmattan, 2005. L’édition originale date de 1985 et l’ouvrage est issu d’une thèse en sociologie soutenue en 1973 sous la direction de Roland Barthes.

38.

LOCHARD 1996

39.

CHARAUDEAU Patrick (dir.), La presse : produit, production, réception, Paris : Didier Erudition, 1988

40.

VERON Eliseo, « Presse écrite et théorie des discours sociaux. Production, réception, régulation », in CHARAUDEAU Patrick (dir.), La presse : produit, production, réception, Paris : Didier Erudition, 1988, p. 11-25, 1988

41.

A la même époque, le langage de la télévision devient lui aussi un objet de recherche privilégié comme en témoigne l’ouvrage collectif dirigé en 1986 par Bernard Miège et intitulé Le JT, mise en scène de l’actualité à la télévision [Paris : INA-La Documentation française, 1986] ou le numéro 51 de la revue Communications dirigé par Franco Casseti et Roger Odin en 1990 [« Télévisons-mutations », Communications, n°51, 199].

42.

BONNAFOUS Simone, CHARAUDEAU Patrick, « Les discours des médias entre sciences du langage et sciences de la communication », Le Français dans le monde, Paris : Hachette, p. 39-45, 1996

43.

FOUCAULT Michel, L’ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971