Corpus

Notre attention porte sur huit titres de la presse française : cinq quotidiens, Le Monde, Le Figaro, Libération, L’Humanité, La Croix et Les Echos ; un hebdomadaire, Le Point et un mensuel Le Monde diplomatique. Le choix de la presse écrite répond moins à un positionnement théorique qu’à la volonté de faciliter le recueil des textes44. Il répond aussi à un intérêt personnel pour l’espace de la presse écrite. Nous considérons que les huit titres retenus relèvent de la « presse politique » bien que tous ne partagent ni le même degré ni les mêmes formes d’engagement. Chaque publication constitue une parole singulière dont les spécificités doivent conduire à ne pas verser dans la « généralisation hâtive » : ne pas « globaliser avec excès ce qui, dans le fonctionnement médiatique, est loin d’être aussi homogène qu’on voudrait bien le dire »45. Ce dernier constat nous encourage à proposer, dans la suite de cette introduction, un rapide historique des huit titres afin d’offrir une vue d’ensemble sur le contexte d’énonciation des discours analysés. Pour autant, la prétention au seul dévoilement des différences, parfois perçues comme autant de critères pour classer les discours par la proximité qu’ils entretiennent avec la réalité, peut constituer un autre travers. Car, en effet, il y a du commun chez La Croix, Libération, Le Monde diplomatique…et L’Humanité et Le Figaro nous parlent bien d’un seul et même monde –que nous nommons ensuite monde commun.

Notre attention se porte sur les huit titres à partir de l’année 1999, date à laquelle émerge l’antimondialisation, à la fois comme mot et comme chose –un phénomène social, un mouvement..- dans la presse. Dans la première partie, nous nous tournons néanmoins largement vers des discours antérieurs quand notre objectif est d’illustrer la constitution de la mondialisation comme objet du débat public.

Notre corpus est discursif au sens où l’interprétation des résultats « ne peut résulter que d’une comparaison interne entre deux ou plusieurs énoncés et d’une mise en correspondance avec des modèles non linguistiques »46. Le discours surgit, en effet, à la correspondance entre le texte et « un ailleurs social et psychologique, extérieur aux textes, dans lequel se trouvent les conditions de production de ces discours »47.  

Notre corpus est d’archive au sens où il est constitué « à partir de matériaux préexistants »48 c’est-à-dire à partir d’usages réalisés. Ces usages sont enregistrés par la presse qu’elle en assume pleinement l’énonciation ou non (les différentes formes du discours rapportés, les tribunes, courriers..). Le système de la langue comme virtualité ne nous intéresse pas : nous nous attachons aux usages effectifs.

Longtemps, le structuralisme imposait des corpus clos et homogènes « pour les besoins de la démonstration »49. Le corpus doit être « représentatif, exhaustif et homogène »50 et sa constitution doit être « commandée par l’adéquation aux fins de la recherche »51. Le cadre ouvert par le dialogisme, l’attention portée aux processus d’interdiscours et aux autres formes d’hétérogénéité discursive modifient la donne et le corpus peut alors revendiquer son ouverture. Si un corpus clos et défini peut a priori être rassurant pour l’analyste (« voilà qui est fait ! »), reste que ce dernier est alors condamné à l’arbitraire de sa formation, condamné à faire avec 52.

Prêtant sans doute ainsi le flanc aux critiques, nous fuyions l’arbitraire du corpus et son aspect fondamentalement contraignant ; plus précisément, nous proposons un corpus qui n’a eu de cesse de s’élargir au regard de l’avancée de notre travail (un corpus boule de neige en quelque sorte). Il est composé non pas de textes mais d’énoncés c’est-à-dire d’extraits « comportant la formule ou toute expression ou thèmes jugés intéressants pour les besoins de la recherche »53. Un autre choix, qui est à la fois méthodologique et théorique, ne nous aurait sans doute pas permis de prendre en compte les processus de « trivialité »54 qui permettent la circulation du discours de l’antimondialisation (partie D). Néanmoins, pour l’étude des moments clefs que constituent les mobilisations de Seattle en 1999 (partie B) et de Gênes en 2001 (partie C), le corpus profite de critères de constitution plus précis (ces corpus sont reprécisés dans la suite du travail). Le mot d’ordre selon lequel « il ne faut pas entendre la notion de communication selon un modèle normatif et réducteur, celui d’un transfert »55 est aujourd’hui largement assimilé en sciences de l’information et de la communication. Notre perspective est celle d’une approche dynamique d’analyse et de compréhension des discours médiatiques.

Présentation des titres de presse

« Quotidiens de qualité » pour Jean-Marie Charon56, « grands journaux légitimes » pour Pierre Bourdieu, « presse de référence dominante » pour Gérard Imbert57… les dénominations varient mais renvoient sensiblement à la même catégorie de quotidiens. Le Monde, Le Figaro et Libération sont traditionnellement perçus comme les représentants de cette presse dite de référence. Celle-ci profite d’un positionnement privilégié dans l’espace médiatique français et constitue, justement, une « référence » pour l’ensemble des autres médias. N’est-elle pas au cœur des revues de presse proposées à la radio ou à la télévision ? Elle est référence et repère car sa légitimité provient en partie de sa capacité à retranscrire les débats qui divisent l’espace social et à se faire l’écho de tous les mouvements d’idée qui circulent dans l’espace public.

Alors que les sources d’information se multiplient dans l’espace médiatique, elle reste d’ailleurs un lieu d’expression privilégié pour les leaders d’opinions et le lieu de l’expertise. Gérard Imbert remarque également qu’elle est souvent encline à se faire « le porte parole d’un actant collectif- l’opinion publique »58 ; et nous ajouterions d’une opinion publique « éclairée » en opposition à une opinion publique « médiocre » ou « moyenne » dont peut se faire le relais la presse populaire. C’est donc leur place dominante dans le système médiatique français et dans la symbolique sociale qui a motivé le choix de ces trois quotidiens.

Le Monde : la référence française

Le Général de Gaulle est à l’initiative du projet. Il souhaite un titre de presse sérieux et crédible à l’étranger. Sur les ruines du journal Le Temps dont il reprend les locaux et la typographie, Hubert Beuve-Méry fonde Le Monde le 18 décembre 1944. C’est alors une grande feuille recto verso.

La guerre froide, le désastre indochinois, les événements en Algérie… sont autant d’occasions pour le quotidien d’affirmer son indépendance. « A défaut d’être le journal officiel ou officieux de la République française, Le Monde sera le journal de référence de l’élite républicaine »59, indique Patrick Eveno. Mai 68 illustre le positionnement du quotidien : « Le Monde devient [alors] le journal de la jeunesse universitaire et croule sous les communiqués bourrés de recettes pour relancer la société. […] Pourtant, Hubert Beuve-Méry porte alors un coup à l’effervescence générale : « Leur victoire serait celle d’un pur nihilisme et nul ne peut prévoir jusqu’où irait la tragédie », écrit-il »60. Indépendant du pouvoir, Le Monde prône également un idéal d’objectivité, de réflexion et de réserve.

Le fondateur historique se retire à l’aube des années 70. Les années suivantes sont l’occasion pour le quotidien du soir d’élargir son agenda aux questions de société (éducation, justice, liberté individuelle…). Dès les années 1980, Le Monde voit ses ventes baisser et ses ressources publicitaires chuter. Comme les autres journaux, ilse trouve pris entre les nécessités d’une presse industrielle et l’éthique d’un journal indépendant. Le journal se renouvelle au cours de la décennie suivante et adopte, notamment, plus largement l’image et la couleur.

Si au cours de son histoire, Le Mondea toujours revendiqué sa réserve et son indépendance éditoriale (vis-à-vis du politique, puis de l’économique), son positionnement ne se dilue pas dans sa réserve. Le style du Monde édité en 2002 dans un souci de transparence se veut clair : « Journal d’information, Le Monde est aussi un journal d’opinion. Loin d’être neutre, il a des engagements qui le conduisent à prendre position dans les éditoriaux de son directeur ou dans l’éditorial non-signé mais aussi dans les analyses et les commentaires de ses journalistes. […] Il a l’ambition d’être un lieu de discussion ou s’affrontent des idées, ou s’esquissent des hypothèses, ou se cherchent des solutions. »61

Le Figaro : de droite et libéral

Le quotidien Le Figaro voit le jour le 16 novembre 1866 soit 78 ans avant Le Monde et plus d’un siècle avant Libération. Seul quotidien à envoyer ses rédacteurs en reportage en France et à l’étranger et profitant du lancement des petites annonces en 1875, Le Figaro connaît un large succès. Selon Pierre Albert, « son style alerte tranche sur le ton morne et doctrinale du journalisme traditionnel. Toujours soucieux de réclame, Hyppolite de Villemessant [fondateur et directeur] favorise les polémiques et les mises en cause personnelle »62. Dès 1880, Le Figaro abandonne la monarchie et se rallie à la République. Devenant petit à petit plus sérieux dans son traitement de l’information, le journal attire les grandes plumes de l’époque comme Zola, Daudet, Mallarmé, Renard, Maupassant. Pourtant, l’affaire Dreyfus porte un rude coup au journal. Le lectorat traditionnel n’accepte en effet pas le soutien que Le Figaro apporte au capitaine : le nombre des abonnements chute. Durant la Première Guerre mondiale, Le Figaro devient « l’otage d’une information de guerre »63. Ensuite, en 1922, le parfumeur François Coty devient propriétaire. Dans une période d’instabilité politique en Europe, « la ligne politique reste à droite, mais elle est sujette aux lubies de son propriétaire, admirateur du fascisme italien […] et fait mener par son journal des campagnes contre les complots occultes de la haute finance, et du communisme international »64. Dès 1936, c’est Pierre Brisson -alors co-directeur- qui va mener le journal pendant presque 30 ans et, notamment, lui éviter les affres de la collaboration (le journal cesse de paraître en novembre 1942)65.

En 1974, Louis Gabriel-Robinet (membre du directoire) évoque son journal : « Libéral, modéré dans son expression, ouvert à tous les courants d’idée sur le plan de l’information, indépendant de toute puissance politique, économique, financière, il juge les hommes, les gouvernements, les institutions en fonction de ce qu’il considère comme l’intérêt général. Il ne se fait pas le « défenseur inconditionnel du capitalisme » […] mais il constate que ce système est encore celui qui assure à tous le meilleur niveau de vie et la moindre injustice »66. Au cours des années 1980, Le Figaro plonge, avec les autres journaux, dans l’ère des alliances, des fusions et des difficultés financières. Depuis bientôt 150 ans, Le Figaro a naturellement beaucoup évolué mais a toujours préservé sa ligne politique, de droite.

Libération : de Mao à Mitterrand

L’apparition du journal Libération est précédée par la création en 1970 de l’Agence de presse Libération (A.P.L.). Soutenue par Jean-Paul Sartre et Maurice Clavel, l’agence ne diffuse qu’un court bulletin. « Jargonneuses, triomphalistes, lacunaires, non-vérifiées, diffamatoires et sectaires »67, les informations récoltées composent alors un minuscule organe de propagande maoïste. Le premier numéro du quotidien paraît le 18 avril 1973.

Dès 1974, Serge July souhaite sortir le journal de l’enfermement politique. Il organise donc « la conquête de la respectabilité, la transformation de Libération en un véritable vecteur de la modernité, pour qu’il devienne un titre admis dans la grande famille de la presse française »68. Si la nouvelle perspective parvient à s’imposer au sein du journal, c’est qu’elle ne dispense pas le quotidien de rester un trouble-fête dans la presse française. Libération s’engage dans les débats de société (sexualité, libertés personnelles…) et dans les débats de politique internationale (tiers-mondisme, condamnation de « l’impérialisme américain »…). En 1977, la sortie de l’extrême gauche et de ses dérives est achevée. Le journal s’impose doucement pour la qualité des ses reportages, son impertinence et sa sensibilité aux problèmes sociaux.

L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand relance un quotidien en difficulté et les chiffres de vente augmentent. Les années 1980, c’est notamment la Marche des beurs et SOS Racisme aux côtés desquels s’engage largement Libération. En février 1982, Libération doit néanmoins se résigner à l’introduction des premières publicités. La fin des années 70, puis les années 80 sont marquées par de nouvelles évolutions, insufflées ou accompagnées par le journal (importance éditoriale de la photographie, attention portée au sport…). Parallèlement, Libération poursuit son travail sur le terrain des idées et s’engage, en vrac, pour le droit à l’avortement, contre les quartiers de haute sécurité, pour une nouvelle législation sur le cannabis…

Les années 1990 sont de nouveau celles des difficultés économiques. Les maquettes ont la vie courte. Pour accompagner celle de 1991, Serge July rappelle l’ambition de Libération : « C’est un quotidien de référence […] un quotidien généraliste, haut de gamme, qui s’adresse à l’ensemble des élites, publiques, économiques, marginales ou syndicales »69. En bref, il faut rivaliser avec Le Monde et Le Figaro. Pour atteindre ce but, Libération n’a plus le choix, et 23 ans après sa création, le journal passe aux mains du groupe Chargeurs ; en 2005, c’est le banquier Edouard de Rothschild qui renfloue les caisses de l’ex-quotidien maoïste.

L’Humanité : communiste et altermondialiste

L’Humanité est fondée par Jean Jaurès en avril 1904. Dans l’éditorial du 18 avril, intitulé « Notre but », celui-ci présente les objectifs que se fixe le quotidien : « Nous voudrions que le journal fût en communion constante avec tout le mouvement ouvrier, syndical et coopératif. […] C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger d’elles-mêmes les événements du monde »70. En 1911, il devient le quotidien du Parti socialiste dans son ensemble. Après le congrès de Tours de 1920 et la naissance du Parti communiste français, L’Humanité devient « Journal communiste » puis, en 1923, l’organe central du Parti communiste. Ce n’est qu’1999 que la référence au Parti communiste est définitivement supprimée de la Une.

Dès 1939, L’Humanité est interdit de publication et rejoint la presse clandestine de la zone Sud cinq années durant. La période qui s’ouvre avec l’après-guerre est celle de l’aveuglement face au stalinisme, au totalitarisme soviétique et aux crimes de masse de pouvoirs se revendiquant du communisme, part d’ombre aujourd’hui reconnue par le quotidien.

Jean Jaurès affirmait dans son éditorial du 18 avril 1905 que « faire vivre un journal sans qu’il soit à la merci d’autres groupes d’affaires est un problème difficile mais non insoluble ». L’épreuve de la réalité économique contraint pourtant le quotidien à ouvrir son capital en 2001 : le combat partisan doit se satisfaire des règles imposées par le système qu’il condamne. L’Humanité reste néanmoins, aujourd’hui encore, « une entreprise avant tout politique »71.

A l’occasion du centenaire, l’éditorial réaffirme « la continuité dans l’action » revendiquée par Jean Jaurès : « L’Humanité n’a pas été seulement observatrice de l’histoire, mais actrice à part entière. Son histoire se confond avec les combats ouvriers, les luttes pour l’émancipation humaine, les mouvements de réflexion et de création culturelle. »72 Hier dans le combat anticolonial, L’Humanité affirme aujourd’hui sa pleine inscription dans l’altermondialisation. Le quotidien communiste trouve dans cette reconfiguration de l’espace militant matière à se renouveler et à inscrire son combat de toujours dans des formes et une rhétorique contemporaines. Le quotidien est aujourd’hui un acteur de l’antimondialisation régulièrement présent lors des forums sociaux et autres événements militants.

La Croix : de l’antidreyfusisme à la solidarité internationale

La Croix est créée par des religieux assomptionnistes et paraît pour la première fois en 1880 comme mensuel avant de devenir quotidien le 15 juin 1883. Le journal est alors clairement au « service de l’Eglise catholique, apostolique et romaine » dans la défense et la diffusion de la foi et le journalisme apparaît comme « une forme moderne de l’apostolat »73.

Seul « grand repêché du naufrage » des journaux collaborationnistes74, la tradition catholique conservatrice s’efface ensuite et le quotidien s’éloigne du journal que religieux pour devenir aussi, petit à petit, un journal d’information générale. En 1957, la croix qui ornait jusqu’alors la Une disparaît ; puis le quotidien s’engage pour le concile Vatican II qui encourage l’Eglise à s’ouvrir aux défis de la modernité. La politique française, au premier plan durant les années 1970, cède progressivement la place aux questions de société puis à l’international que « La Croix privilégie aussi, attachée à offrir à ses lecteurs une large ouverture sur le monde. L’information religieuse elle-même bouge, plus attentive à la vie des chrétiens ».75

La conception initiale d’une vérité chrétienne comme seul fondement de la société évolue naturellement au cours de l’histoire sous l’effet, d’une part, de l’évolution du monde catholique et de sa nécessaire adaptation aux nouvelles orientations politiques et sociales (laïcisation de la société notamment), sous l’effet, d’autre part, des transformations de l’espace médiatique. Et même si La Croix jouit d’une grande liberté éditoriale vis-à-vis des institutions religieuses, elle n’en reste pas moins, encore aujourd’hui, un représentant privilégié du catholicisme dans l’espace public français. A l’occasion du 125e anniversaire du quotidien, l’éditorialiste Michel Kubler en précise le positionnement : « L’enjeu n’est pas seulement de diffuser au plus grand nombre la meilleure information religieuse, ni même d’assortir les sujets controversés d’un paragraphe rappelant la doctrine catholique. Il est de porter sur les événements non pas tant « un regard chrétien » […] mais un regard « de chrétiens », libres et responsables tant comme journalistes que comme croyants ».76

Œcuménique, La Croix s’engage au nom des valeurs à la fois catholiques et perçues comme universelles (pour la suppression de la dette des pays pauvres ou la solidarité Nord/Sud par exemple– deux grands thèmes de l’antimondialisation).

Les Echos : l’économie libérale comme objet et comme conviction

Les frères Emile et Robert Schreiber créent Les Echos de l’Exportation en 1908. Mensuel de quatre pages, il devient quotidien en 1928. Farouches partisans de la liberté d’entreprendre, « les frères Schreiber lancent des campagnes contre les taxes qui accablent le commerce, la lourdeur administrative des douanes qui freinent les exportations, contre la bureaucratie ou pour la réduction des impôts qui frappent les entrepreneurs »77.

Si les frères Schreiber sont hostiles au Front populaire, ils n’en restent pas moins profondément antinazis et la parution cesse de 1940 à 1944 ; la famille se dote du patronyme Servan du nom adopté par Robert Schreiber dans le maquis. En 1953, son fils Jean-Jacques Servan-Schreiber est à l’initiative d’un supplément hebdomadaire nommé L’Express qui, après de longues querelles familiales, acquiert ensuite son indépendance. Quand il accède à la direction du quotidien en 1960, Jean-Louis Servan-Schreiber affirme sa volonté de faire des Echos le Financial Times ou le Wall Street Journal français. La formule est un succès et la diffusion augmente année après année jusqu’à atteindre 120 000 exemplaires quotidiens à la fin des années 1990.

Selon Patrick Eveno, les années 1980-2000 sont particulièrement profitables pour le journal qui bénéficie de l’essor de la Bourse et des privatisations. Le quotidien rend aujourd’hui compte de l’actualité et des transformations économiques et financières et, notamment, de la mondialisation des systèmes économiques et financiers. A ce titre, il est lui-même au centre du jeu et peut ainsi aiguiser les convoitises : il passe en 1988 sous le contrôle du groupe britannique Person. Les liens qui unissent le groupe financier auquel appartient le quotidien et les sujets économiques qu’il couvre, peuvent être interrogés par les journalistes. C’est, par exemple, le cas lors de la tentative, finalement réussie, d’achat par le groupe LVMH78.

En 2006, le rédacteur en chef Jacques Barraux définit la ligne éditoriale des Echos : « Le journal est d’essence libérale : nous défendons l’idée que le marché est supérieur au plan. En conséquence, nous pensons que l’entreprise privée est l’outil le plus performant, même si ce n’est pas le seul »79.

Le Point : un newsmagazine de droite

Le Point relève des newsmagazines d’information générale inspirés du modèle américain Times (avec L’Express, Le Nouvel Observateur ou encore, dans les années 1990, L’Evénement du jeudi). L’hebdomadaire est lancé le 25 septembre 1972 sur l’initiative de journalistes dissidents de L’Express : Claude Imbert, Jacques Dusquesne, Pierre Billard, Georges Suffert, Henri Trinchet et Robert Franc. Il est rapidement intégré au groupe Hachette et devient rentable en 1975, année où il atteint les 200 000 exemplaires.

Au cours des quinze dernières années, l’hebdomadaire tente d’échapper à la crise traversée par une large partie de la presse. En 1997, la holding Artémis de François Pinault succède à Havas comme actionnaire principal. Le Point se renouvelle et présente une nouvelle formule en 1994 et 2001 (nouvelle maquette, nouveau logo, nouveau format, nouveau prix…). Puis, c’est l’inauguration d’un site internet dont la spécificité, au regard de plusieurs de ses concurrents, est de partager la même rédaction que la version papier.

En 2000, Franz-Olivier Giesbert, alors directeur des rédactions au Figaro, devient directeur du Point. Claude Imbert, membre de l’équipe fondatrice, reste le seul éditorialiste de l’hebdomadaire.

Le Point s’attache principalement à la politique française mais reste aussi largement ouvert à l’actualité économique et internationale, à la culture, plus modestement, au sport. Il propose, par ailleurs, un grand nombre de sujet « magazine » (voyage, bien-être, consommation…)

Le ton parfois incisif plaît principalement aux catégories socioprofessionnelles supérieures. L’hebdomadaire revendique une indépendance éditoriale totale notamment vis-à-vis des acteurs politiques institutionnels et reste ouvert à toutes les opinions politiques. Il n’en reste pas moins, au regard de ses prises de positions, entre autres dans le cadre de l’éditorial de Claude Imbert et des autres rubriques à « énonciation subjectivisée »80, un hebdomadaire de droite. Le positionnement adopté par Le Point sur l’antimondialisation et ses acteurs l’illustre parfaitement.

Le Monde diplomatique : des cercles diplomatiques à l’engagement politique

Le mensuel Le Monde diplomatique apparaît en 1954 dans le giron du quotidien Le Monde dont il n’obtient son indépendance éditoriale puis financière qu’au cours des années 198081. Hubert Beuve-Méry, à l’initiative du journal, souhaite un titre largement ouvert à l’actualité internationale et précise, dès le premier numéro, sa volonté d’être « rigoureusement objectif et [de] s’abstenir de prendre position à l’égard des affaires intérieures des divers pays »82. Originellement sous-titré « Journal des cercles consulaires et diplomatiques », le mensuel s’adresse clairement à une élite intellectuelle et politique.

C’est avec l’arrivée de Claude Julien en 1973 que Le Monde diplomatique débute sa mue et devient le pourfendeur de la pensée unique tout en préservant une perspective essentiellement internationale. Le logo change, le dispositif est bouleversé, les pages s’ouvrent plus largement à l’économie, aux questions sociopolitiques et à la culture. Et Claude Julien l’affirme :

‘« Il est grand temps de procéder à des révisions radicales si l’on veut conserver ce à quoi nous sommes le plus attachés : libertés individuelles et publiques, pluralisme philosophique et politique, mode de vie, etc. toutes choses qui seraient irrémédiablement compromises si l’on s’agrippait à leurs formes extérieures plus qu’à leur contenu, à leurs apparences plus qu’à leur signification ».83

Durant la guerre froide, et surtout à partir des années 1970, Le Monde diplomatique s’efforce de jouer la carte de la neutralité ; puis il commence à relayer les revendications des non-alignés de la conférence de Bandung :

‘« Ce refus de faire pencher le journal vers l’un des grands pôles structurant les conflits idéologiques dominants permet ainsi de comprendre l’introduction de deux thèmes récurrents, véritables marques de fabrique du journal : la critique du néolibéralisme et celle des politiques étrangères américaines. A partir du milieu des années 1970 et, plus encore, du début des années 1980, un certain nombre d’articles  font le lien entre la montée des politiques de libéralisation menées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne et la situation économique des pays du tiers-monde pris dans la crise de la dette. […] On remarque que cette perspective critique ouvre un angle d’approche original des relations internationales, marqué à gauche, mais dégagé d’un vocabulaire marxiste. Pointant du doigt les connexions entre multinationales et gouvernements occidentaux ou le rôle des institutions financières internationales dans l’endettement des pays pauvres, les éditoriaux de Claude Julien préfigurent à bien des égards les schèmes argumentatifs de l’altermondialisme français. »84

En 1997, Ignacio Ramonet conclut son éditorial mensuel par une proposition : « Pourquoi ne pas créer, à l’échelle planétaire, l’organisation non gouvernentale Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens ? ». Le succès est immédiat et l’association qu’Ignacio Ramonet appelle de ses vœux voit le jour et connaît un essor considérable (30 000 adhérents en 2002)85. Le Monde diplomatique devient un véritable entrepreneur des causes anti- ou altermondialistes et participe à la diffusion des cadres d’injustice initiés par les sphères militantes.

Depuis 2003, le mensuel perd régulièrement des lecteurs. L’actuel directeur du mensuel, Serge Halimi, perçoit la « désaffection » qui atteint Le Monde diplomatique comme l’illustration du « découragement de ceux qui observent, faute d’écho suffisant et de relais politiques, [que] la mise à nu des dispositifs principaux de l’ordre social et international a eu peu d’effet sur la pérennité du système ». C’est qu’après une hausse des ventes (kiosques et abonnements) de 1996 à 2003, le mensuel, à l’image de la presse quotidienne, éprouve de graves difficultés économiques. Et Serge Halimi de préciser qu’« à l’évidence, le déclin de l’altermondialisme nous a atteints plus durement que d’autres. » 86

Notes
44.

Le Monde, Le Figaro : base de données Factiva ; L’Humanité, La Croix : archives en ligne ; Libération : Editions CDROM SNI ; Le Point : CDROM SNI et base de données Factiva ; Le Monde diplomatique : CDROM Le Monde diplomatique Edition 

45.

DELFORCE Bernard, NOYER Jacques, « Pour une approche interdisciplinaire des phénomènes de médiatisation : constructivisme et discursivité sociale », Etudes de communication, n°22, p. 13-39, 1999, p.35

46.

DUBOIS Jean, « Présentation », Langages, n° 52, p. 3-6, 1978, p. 4

47.

BONNAFOUS, CHARAUDEAU 1996

48.

COURTINE Jean-Jacques, « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques. A propos du discours communiste adressé aux chrétiens », Langages, n°62, p. 9-128, 1991

49.

BOYER Henri, « Sociolinguistique : faire corpus de toute(s) voix ? », Mots. Les langages du politique, n° 69, p. 97-102, 2002, p. 99

50.

GREIMAS Algirdas Julien, Sémantique structurale, Paris : Larousse, 1966, p. 143

51.

MARCELLESI Jean-Baptiste, GARDIN Bernard, Introduction à la sociolinguistique, Paris : Larousse, 1974, p. 240

52.

AUBOUSSIER Julien, « Le corpus de presse écrite au prisme d’un travail de doctorat », in LAVILLE Camille (et al.), Construire son parcours de thèse, Paris : L’Harmattan, p. 105-112, 2008

53.

KRIEG-PLANQUE 2003, p .20

54.

JEANNERET Yves, Penser la trivialité. Volume 1. La vie triviale des êtres culturels, Paris : Lavoisier, 2009

55.

idem, p. 19

56.

CHARON Jean-Marie, La presse quotidienne, Paris : La Découverte, 1996

57.

IMBERT Gérard, Le discours du journal, Paris : Editions du CNRS, 1988 

58.

idem, p. 61

59.

EVENO Patrick, Le Monde. Histoire d’une entreprise de presse, Paris : Editions Le Monde, 1996, p. 31

60.

idem

61.

LE MONDE, Le style du Monde, Paris : Editions Le Monde, 2002, p. 7

62.

ALBERT Pierre, La presse française de 1871 à 1940, in BELLANGER Claude (et al.), Histoire générale de la presse française, Tome 3, p. 149-238, Paris : PUF, 1971

63.

BLANDIN Claire, Le Figaro. Deux siècles d’histoire, Paris : Fayard, 2007, p. 102

64.

ALBERT 1971

65.

BLANDIN 2007

66.

Cité dans : DERIEUX Emmanuel, La presse quotidienne Française, Paris : Armand Colin, 1974, p. 65

67.

GUISNEL Jean, Libération. La biographie, Paris : La Découverte, 2003, p. 14

68.

idem, p. 67

69.

Libération , 26-09-94

70.

« Notre but », par Jean Jaurès, 18-04-1904, L’Humanité

71.

EVENO Patrick, « L’Humanité : une entreprise politique », in DELPORTE Christian (et al.), L’Humanité de Jean Jaurès à nos jours, Paris : Edition du nouveau monde, p. 199-210, 2004

72.

« Un siècle… d’avenir », par Patrick Le Hyaric, 17-04-04, L’Humanité

73.

REMON René, POULAT Emile (dir.), Cent ans d’histoire de La Croix, Paris : Le Ceinturon, 1988

74.

MARTIN Marc, Médias et journalistes de la République, Paris : Odile Jacob, 1997, p. 280

75.

« Au 3, rue Bayard, l’ère de la modernité », par Yves Pipette, La Croix, 22-08-08

76.

« Foi de quotidien », par Michel Kubler, La Croix, 16-06-08

77.

EVENO Patrick, « Naissance d’un quotidien économique », site du programme de recherche « La presse à Paris » dirigé par Patrick Eveno au sein de l’université Paris I. En ligne. URL : http://presse-paris.univ-paris1.fr/spip.php?article56 Consulté le 2 janvier 2009.

78.

En 2007, le groupe LVMH qui possède déjà La Tribune exprime sa volonté de racheter le second quotidien économique français, Les Echos. Un bras de fer s’engage entre la direction et les journalistes. : finalement, LVMH achète bel et bien Les Echos en novembreet vend aussitôt La Tribune.

79.

Cité dans l’espace client du site internet du quotidien. En ligne. URL : http://client.lesechos.fr . Consulté le 8 janvier 2009.

80.

MOIRAND Sophie, « Variations discursives dans deux situations contrastées de la presse ordinaire », Les Carnets du Cediscor, n° 6, « Rencontres discursives entre sciences et politique dans les médias », p. 45-62, 2000

81.

« Cinquante ans », par Ignacio Ramonet, mars 2004, Le Monde diplomatique

82.

« A nos lecteurs », par Hubert Beuve-Méry, mai 1954, Le Monde diplomatique

83.

« Le devoir d’irrespect », par Claude Julien, juin 2005, Le Monde diplomatique (texte publié suite à la mort de Claude Julien en mai 2005)

84.

SZCZEPANSKI-HUILLERY Maxime, « Les architectes de l’altermondialisme. Registre d’action et modalités d’engagement dans Le Monde diplomatique », AGRIKOLIANSKY Eric (et al.), L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, p. 143- 173, Paris : Flammarion, 2005, p. 154

85.

WINTREBERT Raphaël, ATTAC, la politique autrement ?, Paris : La Découverte, 2007

86.

« Notre combat », par Serge Halimi, octobre 2009, Le Monde diplomatique