I.3. …à l’institution collective de la réalité sociale

Ainsi, pour les phénoménologues tels que Peter Berger et Thomas Luckmann94, il ne s’agit plus, comme le faisait l’école culturaliste95, d’identifier les façons dont tel ou tel individu, tel ou tel groupe perçoit la réalité ; mais il s’agit de comprendre comment se construisent ces manières de voir. L’homme de la rue approche la réalité comme « déjà là », les auteurs, quant à eux, proposent d’interroger les fondements de la réalité par l’intermédiaire d’une sociologie phénoménologique de la connaissance. Ils élaborent alors une théorie complexe qui vise à rendre compte de la production du savoir dans la société, de sa circulation sociale, de son institutionnalisation et, enfin, de son mode d’assimilation individuel et collectif.

Les deux auteurs restent méfiants face au constructivisme radical promu par certains travaux. Evoquant Paul Watzlawick, Thomas Luckmann affirme même avec un brin d’humour que, face à lui, « Berger et moi-même sommes presque matérialistes »96. Car la réalité n’est pas que représentation et existe comme « qualité appartenant à des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté »97 (la connaissance ou le savoir se définissant alors comme l’assurance que ces phénomènes sont réels). Les auteurs semblent donc éviter le travers relevé par Philippe Corcuff :

‘« De tels constructivismes idéalistes et/ou subjectivistes tendent à délaisser les mécanismes d’objectivation, de matérialisation et de stabilisation des réalités sociales, et donc notamment la façon dont les mondes d’objets qui peuplent les univers sociaux constituent des contraintes et des points d’appui pour l’action. »98

Peter Berger et Thomas Luckmann furent les étudiants d’Alfred Schütz et prolongèrent ses travaux en accordant, comme leur prédécesseur, leur attention au savoir ordinaire et quotidien. Ils les prolongèrent en adoptant l’idée selon laquelle toute interprétation du monde est basée sur un stock de « connaissances disponibles » qui fonctionnent comme références. Ce stock apparaît comme une ressource permettant de dépasser la singularité des faits et phénomènes sociaux grâce à une activité de typification du monde social (« la connaissance du monde par l’individu est un système de construction de sa typicalité »99). Typifier, c’est pratiquer une lecture sociale des régularités thématiques, interprétatives et pratiques qui réduit l’inconnu au déjà connu ou qui invente et typifie de nouvelles régularités100.

La connaissance de cette réalité ne s’offre donc pas à l’individu ; elle résulte d’un travail de construction sociale. C’est à travers un processus de classification et de catégorisation, dans et par le langage, que le monde objectif peut être saisi et « institutionnalisé » (typifié, sédimenté, diffusé). C’est par le langage, comme instrument de sémiotisation, que l’individu s’approprie une réalité sociale qui n’attend pas, patiemment, d’être découverte ; elle est une reconfiguration permanente, œuvre collective issue des interactions sociales, équilibrées ou non. Autrement dit, la réalité sociale n’existe que perçue collectivement101.

La tradition empirique institue la sensation comme seul accès à la connaissance de la réalité. De fait, elle pose un regard suspicieux sur le langage. Or l’expérience n’est pas biaisée par le langage ; ce sont les mots qui donnent sens à l’expérience. L’expérience vécue n’est pas plus réelle que la connaissance transmise à travers le langage. Entre les deux, point de distinction en termes de degré de réalité, seulement une distinction en termes de forme 102 .

Pour Peter Berger et Thomas Luckmann :

  • la société est une production humaine (externalisation) au sens où la construction sociale de la réalité puise dans la routinisation de l’expérience du monde. L’institutionnalisation « se manifeste chaque fois que des types d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles ». Les typifications qui sont à la base des institutions sont toujours partagées et « la typification, elle-même typifie à la fois les acteurs et les actions individuelles » 103.
  • La société est une réalité objective (objectivation) au sens où le processus de typification, s’il est précaire dans un premier temps, revêt ensuite un caractère immuable qui encourage à ne plus l’interroger. En quelque sorte, la typification devient anonyme. Dès lors, l’individu aborde la réalité sociale comme il aborde la réalité du monde naturel. La fonction de légitimation, qui se développe dans le cours de l’histoire, offre à ces institutionnalisations une dimension normative et cognitive.
  • L’homme est une production sociale (internalisation) au sens où l’individu comprend la société grâce au rapport qu’il entretient avec les autres dès sa naissance. La socialisation est réussie quand l’individu assimile les typifications transmises par son cercle restreint et qu’il les applique à l’ensemble de la société, à l’autre généralisé. L’individu « n’existe [donc] jamais indépendamment d’un stock socio-historique de savoirs et de connaissances collectif qui le dépasse, comme le modèle philosophique d’un sujet transcendantal le supposait »104. Ce savoir évoluant au gré des interactions entre les individus ou groupes sociaux.

Derrière le monde objectif se cache donc une activité humaine généralisée. Les auteurs insistent : ce travail de construction est collectif, produit dans l’échange et il s’appuie sur des règles partagées de raisonnement. Autrement dit, sans un consensus minimum, point de réalité ; ou, dans une perspective plus « peircienne », sans accord collectif, pas de vérité.

Un des apports de Peter Berger et Thomas Luckmann est finalement de réhabiliter la communication comme construction et production et non seulement, dans une conception réductrice, comme transmission. La réalité existe mais ne revêt du sens que dans la communication et, comme nous le verrons, à travers le langage.

Nous adoptons donc une approche constructiviste du langage des médias sans pour autant affirmer que les représentations épuisent le réel. Au sein de la classique opposition sociologique structure/sujet, la phénoménologie de Peter Berger et Thomas Luckmann institue l’individu, sa subjectivité et ses rapports interindividuels en origine des processus d’objectivation du monde. Il ne s’agit donc pas de nier la réalité mais d’insister sur l’objectivité construite du monde et sur les processus communicationnels desquels elle émerge. Si, comme avec le constructivisme radical, la conception retenue encourage à déconstruire ce qui apparaît comme donné ou naturel, elle encourage ensuite à s’attacher aux processus de configuration collective de la réalité sociale, à l’enchevêtrement des processus individuels et collectifs.

Notes
94.

BERGER Peter, LUCKMANN Thomas, La construction sociale de la réalité, Paris : Méridiens-Klincksieck, 1986

95.

MUCCHIELLI, NOY, 2005, p. 21. Les auteurs rassemblent sous l’intitulé « école culturaliste » les travaux qui apparaissent au début du XXe siècle et qui s’attachent à montrer « qu’au niveau d’une société, un ensemble de conditions culturelles identiques ou suffisamment semblables, créent, chez tous les membres de la société, une même façon de voir les choses et de se comporter dans certaines situations typiques ». Sont cités les travaux de Ruth Benedict [1887-1948], d’Abram Kardiner [1891-1960] et de Margaret Mead [1901-1978].

96.

FERREUX Jean, « Entretien avec Thomas Luckmann », Sociétés, n°21, 1988

97.

BERGER, LUCKMANN, 1986, p. 7

98.

CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris : Armand Colin, 2007, p. 17

99.

SCHÜTZ Alfred, « Sens commun et interprétation scientifique de l’action humaine », in Le Chercheur et le quotidien, Paris : Meridiens-Klincksieck, 1987, p. 12

100.

CEFAI Daniel, « Type, typicalité, typification. La perspective phénoménologique », in QUERE Louis, WIDMER Jean (dir.), L’enquête sur les catégories, Paris : Edition de l’EHESS, p. 105-128, 1994

101.

Autorisons-nous un petit détour par la sociologie de l’activité scientifique. Bruno Latour illustre ce constructivisme raisonné par l’exemple des microbes. Dire que Pasteur a inventé les microbes ne signifie pas qu’ils n’existaient pas jusqu’alors ; c’est signifier qu’ils sont devenus, après Pasteur, la source d’une nouvelle lecture du monde. [LATOUR Bruno, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris : La Découverte, 2001, p.179]

102.

PETERS John Durham & ROTHENBUHLER W. Eric, « Au-delà de la peur des images. La réalité de la construction », Hermès, n°13-14, 1994, p. 27-42, p. 40-41

103.

BERGER, LUCKMANN, 1986, p. 78-79

104.

KELLER Reiner, « L’analyse de discours comme sociologie de la connaissance », Langages et société, n°120, 2007, p.55-76, p.60