I.4. Le rôle constituant du langage

« L’objet des « sciences sociales » ne peut être que sémiotique. Un fait n’est psychologique, historique, social, ou linguistique que pris dans le sens, c’est-à-dire, de façon directe ou indirecte, dans le langage »105, avance Pierre Achard quand il s’interroge sur le rapport de la sociologie au langage. L’auteur encourage à retenir d’Austin « le constat global de la performativité »106. Il ne s’agit pas de s’interroger sur ce que dit le texte mais sur ce qu’il fait. Afin de préciser les processus qui peuvent conduire à un monde commun, nous insistons sur les travaux de Louis Quéré qui reprend l’approche phénoménologique d’Ernst Cassirer, pour qui :

‘« Il faut admettre une relation essentielle et nécessaire entre la fonction fondamentale du langage et la représentation des objets. La représentation « objective » n’est pas le point de départ du processus de formation du langage mais le but auquel ce processus conduit […] Le langage n’entre pas dans un monde de perceptions objectives achevées, pour adjoindre seulement à des objets individuels donnés et clairement délimités les uns par rapport aux autres des « noms » qui seraient des signes purement extérieurs et arbitraires ; mais il est lui-même un médiateur dans la formation des objets […] le médiateur par excellence, l’instrument le plus important et le plus précieux pour la conquête et pour la construction d’un vrai monde d’objet. »107

Les propositions de Louis Quéré sur le rôle constituant du langage nous sont d’autant plus précieuses qu’elles s’inscrivent, en partie, dans une réflexion sur le concept d’événement. L’auteur encourage, dans un premier temps, à fuir le préjugé du monde objectif selon lequel la réalité s’offrirait à l’individu sous la forme d’entités distinctes et individualisées ; le langage ne vient pas « après coup » nommer, désigner ou communiquer une réalité indépendante et préformée en des entités clairement définies les unes par rapport aux autres. Dès lors, son investigation sur le rôle constituant du langage se pose ainsi :

‘« Le monde social dont nous faisons l’expérience dans la vie courante est un monde structuré qualitativement en entités discrètes et individuées, appréhendables par la perception et descriptibles dans le langage ; ces entités sont des objets, des faits, des événements, des actions, des états mentaux, des personnes, des relations, des processus, des institutions, etc. Comment se fait cette structuration qualitative ? En quoi le langage y est-il impliqué ? » 108

Les coordonnées spatio-temporelles de l’événement constituent une première rupture dans le flux de la réalité mais celle-ci ne recouvre pas, loin s’en faut, le concept d’événement tel que le conçoit l’auteur. Pour définir le processus par lequel un événement devient signifiant et, par là même, un objet du monde commun, Louis Quéré propose le concept d’ «  individuation » qu’il définit comme la détermination et la stabilisation de l’identité à la fois singulière et générique de l’événement. En effet, le parcours interprétatif de l’individuation concilie, d’une part, une montée en généralité de l’événement qui permet de le catégoriser, de rendre manifeste son caractère typique en accentuant les traits identificatoires au détriment des traits superfétatoires grâce à un « contexte de description » ; et, d’autre part, un retour du général au singulier puisque l’événement doit se singulariser au sein de son type même pour exister. Ce double mouvement n’est pas instantané et l’identité d’un événement est toujours précaire.

L’individuation est le résultat d’un parcours interprétatif qui se cristallise autour de trois dimensions : le choix d’un contexte de description -l’événement n’existe que sous une description-, une mise en intrigue qui s’instaure à travers la narration de ce qui est arrivé et qui participe à transformer un enchaînement d’occurrences en une totalité intelligible, enfin, un travail de normalisation qui consiste principalement à manifester le caractère typique de l’événement à travers son rapprochement avec d’autres événements.109 

Quand elle est réalisée, l’individuation contraint les questions que l’on se pose, les explications que l’on donne mais aussi le réseau sémantique que l’on mobilise ; elle tient d’un « voir comme » qui associe l’événement à une catégorie. Louis Quéré exploite un exemple simple : identifier un événement -une manifestation de rue qui apparaît à travers ses caractéristiques spatio-temporelles - en le catégorisant et donc en le convertissant en un objet sémiotique – c’est « une émeute »- configure la manière de le décrire et de l’expliquer, configure également son champ problématique110. Ainsi, si l’événement n’existe que sous une description qui l’individualise et le socialise en l’inscrivant au sein d’un ordre social, le langage apparaît alors à la fois comme dépendant du contexte de description et un élément même de ce contexte, de cette situation. L’identification de l’événement « émeute » configure aussi, et c’est là l’illustration de la dimension pragmatique de l’individuation, l’activité et les pratiques des individus. Le langage produit ainsi des effets de contraintes, s’impose à travers son caractère coercitif, nous affecte et nous fait réagir :

‘« L’idée importante de ce point de vue est que la description sous laquelle l’événement est identifié organise son analysabilité : elle circonscrit le domaine dans lequel on peut manifester sa typicité, trouver des événements comparables, identifier des causes et des effets, construire un passé et un futur, définir la situation et […] structurer le champ pratique associé à l’événement. » 111

L’individuation relève ainsi d’une socialisation de l’événement au sens où elle l’inscrit dans un ordre social, au sens où elle exemplifie un type possible d’occurrence, au sens, enfin, où elle vise un monde commun. Bref, elle conduit à l’accord sur la définition de l’événement nécessaire à la communication et à la compréhension commune. Il ne s’agit définitivement plus de s’interroger sur l’existence de la réalité mais sur son processus collectif de constitution objectivée.

Notes
105.

ACHARD Pierre, « Formation discursive, dialogisme et sociologie », Langages, n°117, p. 82-95, 1995

106.

idem, p. 85

107.

CASSIRER Ernst, Essais sur le langage, Paris : Editions de minuit, 1969, p. 44-45

108.

QUERE Louis, « Le langage dans l’organisation sociale de l’expérience », Sociétés contemporaines, n°18-19, p. 17-41, 1994

109.

QUERE Louis, « L’espace public comme forme et comme événement, in ISAAC Joseph (dir.), Prendre place. Espace public et culture dramatique, Editions Recherches, Paris, p. 93-110, 1995, p. 105

110.

idem, p. 95-96

111.

idem, p. 104