II.1. Se dégager d’une problématique de la représentation

Cette partie de la thèse est présentée comme un « parcours théorique » : n’hésitons donc pas à revenir sur le cheminement intellectuel qui a contribué à définir notre approche du langage des médias. Car, en effet, l’apprenti chercheur comprend, plus ou moins rapidement, que la perspective de travail adoptée en début de thèse n’est pas définitive et qu’elle peut largement évoluer.Ainsi, dans une première perspective de travail, il s’agissait d’analyser « la représentation de l’altermondialisation dans la presse ». Nous nous permettons de glisser ici un extrait du tout premier document remis à Jean-François Tétu, notre directeur de thèse :

‘« En s’attachant au traitement médiatique d’un phénomène ou d’un événement, nous faisons toujours face au problème de la connaissance préalable de l’objet de la représentation. Est-il nécessaire de l’analyser et si oui, dans quelle mesure ? Dans notre perspective, deux raisons encouragent à ne pas privilégier la position radicale qui consisterait à analyser uniquement la dimension symbolique de la représentation. D’une part, la nouveauté apparente du phénomène analysé impose un travail préalable de présentation des premiers travaux qui s’attachent au mouvement altermondialiste. Il s’agit tout simplement de savoir de quoi nous parlons et surtout de quoi nous parle la presse. D’autre part, l’intérêt de ce travail préalable est de préserver la possibilité de comparer la représentation médiatique du mouvement –objet de notre travail- à ses caractéristiques « concrètes »-objet de la sociologie ou des sciences politiques. Ces rapides considérations méthodologiques précèdent un retour sur les théories de la sociologie des actions collectives qui doit, par la suite, faciliter notre travail de présentation du mouvement altermondialiste. »112 ’

La perspective, originellement envisagée, et, comme le note Alice Krieg-Planque, dans laquelle s’inscrit la majorité des travaux traitant de « la représentation de… », postule l’existence d’une réalité que le langage médiatique viendrait déformer113. Cela conduit à une analyse en termes de biais : il existerait alors, d’un côté, une « réalité vraie », de l’autre, une représentation biaisée, faussée114.

Or, l’approche phénoménologique nous encourage à nous détourner de la dialectique réel/représentation, du moins telle qu’elle est instaurée dans ce type d’études. En effet, elle implique l’idée d’une réalité sociale indépendante que les médias ne viendraient que nommer. Or, dès 1974, Marc Paillet note à l’encontre du projet journalistique :

‘« Le flot des événements est immense et continu. Il concerne les individus et les groupes, les atomes et les galaxies, les faits et les idées, les nanosecondes et l’éternité […] Il tisse une trame infinie, un continuum sans limite. Qui plus est, il ne constitue pas une donnée définitive. Il est émergence continuelle et complexe sous tous les aspects qu’on peut imaginer. Il nous bouscule. De plus en plus violemment. Le ressaisissement du réel est un labeur de Sisyphe. Quant au flux événementiel lui-même. Quant au contenu et à la forme aussi. »115

Quelques années après, c’est Eliseo Veron qui rappelle en préalable à son étude fondatrice sur l’accident de Three Mile Island:

‘« Les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tout faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après coup avec plus ou moins de fidélité. Ils n’existent que dans la mesure où ces médias les façonnent »116. ’

Privilégier une analyse en termes de biais, c’est finalement adopter la posture d’une partie de la sociologie (critique) de la mobilisation qui s’évertue à traiter des mobilisations collectives dans les médias en termes de traitement « positif » ou « négatif ». Un traitement positif est alors généralement assimilé à un traitement perçu comme « objectif », c’est-à-dire reflétant fidèlement les diverses stratégies de présentation de soi promues par les entrepreneurs de la mobilisation. Cette logique inscrit l’analyste dans la même posture que les groupes militants qui condamnent régulièrement les médias pour la représentation tronquée et négative (« la mauvaise image ») qu’ils diffusent de leurs mobilisations.

Bref, dans une perspective naturaliste, les médias viendraient décrire une réalité objective que, consciemment ou non, ils déformeraient. Si la posture critique est souvent séduisante, reste qu’en comparant –c’est le mot-, le contenu médiatique à la réalité, l’analyse « conduit plus sûrement au débat d’opinion ou axiologique sur les représentations du monde véhiculées par les médias et sur la domination symbolique qu’elles reproduiraient, qu’à une connaissance des processus sociaux des productions symboliques. »117

Par ailleurs, et bien que nous y reviendrons largement quand nous traiterons du sujet journal, ajoutons que prétendre analyser la représentation médiatique de tel ou tel événement encourage à penser le langage médiatique comme un langage autonome. Or, la médiatisation d’un événement n’est pas un résultat mais un processus complexe résultant de l’interaction entre divers acteurs sociaux118. Se focaliser sur les médias ne doit donc pas conduire à faire l’impasse sur les discours qui alimentent en amont les discours médiatiques. Car ce serait courir le risque d’un média-centrisme réducteur qui fait l’économie d’une réflexion, pourtant nécessaire, quant à la nature de l’espace public.

Les limites de l’analyse en termes de biais et l’approche lacunaire du processus de médiatisation sont rapidement stigmatisées par Erik Neveu et Louis Quéré dans la présentation du double numéro de Réseaux relatif à la notion d’événement :

‘« Cette forme de constructivisme (qui peut être dénonciatrice, démystificatrice ou simplement descriptive) est menacée d’incohérence sur un aspect central, puisqu’elle tend à abandonner le parti constructiviste aussitôt franchies les frontières du monde médiatique, pour se cantonner dans un réalisme sans ambitions pour tout ce qui concerne l’amont de la médiatisation. Le risque est alors grand d’adopter une conception positiviste classique qui distingue les faits bruts et leur interprétation. Ce qui entre dans la machine médiatique est alors de l’ordre des occurrences brutes, déjà définies (on sait par exemple de quoi il s’agit) que les médias n’auraient plus qu’à sélectionner, hiérarchiser, habiller, interpréter. » 119

Il ne s’agit pas d’adopter la radicalité d’Alice Krieg-Planque qui condamne sévèrement les travaux qui se posent en termes de « représentation de »120. Il s’agit plus humblement de constater que ces travaux ont peut-être tendance à rabattre la notion de « représentation » sur le sens commun. Au-delà, nous semble-t-il, d’un simple débat terminologique, nous croyons que les travaux condamnés par Alice Krieg-Planque doivent être abordés avec une vigilance accrue tant le constructivisme promu conduit à une distinction arbitraire entre le monde objectif et l’espace du langage, tant la notion de construction encourage, dans ces travaux, à extraire le phénomène du monde social où il est inscrit. Cette distinction illustre une approche réaliste à la fois du symbolique et de l’espace social121. Dans notre perspective, il semble que la signification accordée à un événement intègre sa définition même, sa réalité. Il ne s’agit pas de nier l’existence de « la coupure sémiotique qui sépare le signifiant du réel »122 mais d’affirmer que tout se passe là, dans cet entre-deux, espace de la médiation et de l’institution (en fait, de la communication) perçu comme processus et non comme résultat.

Notes
112.

AUBOUSSIER Julien, « Sociologie du mouvement altermondialiste », document de travail, 38 pages.

113.

KRIEG-PLANQUE Alice, « « Formules » et « lieux discursifs »: propositions pour l’analyse du discours politique », Semen, n°21, p. 19-47, « Catégories pour l’analyse du discours politique », 1999, p. 34

114.

Nous pourrions nous voir rétorquer qu’évoquer la représentation, par exemple, d’une licorne ou d’un elfe ne nécessite pas la référence à une « réalité vraie », que de telles représentations existent par elles-mêmes, certes ; mais c’est là convoquer l’espace de l’imagination créative (espace dans lequel la représentation peut faire fi d’un quelconque référent). Or, le contrat originel qui lie un lectorat à une institution médiatique suppose que cette dernière relaie le monde réel et non un monde fantasmé. Notre propos s’attache donc uniquement aux discours médiatiques comme discours contractuellement vraisemblables.

115.

PAILLET 1974, p. 24

116.

VERON 1981, p. 6

117.

UTARD Jean-Michel, De l’énonciation aux pratiques discursives. Pour une analyse interdisciplinaire du discours des médias, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Jean-François Tétu, Université Lyon II, IEP de Lyon, 2005, p. 13. Nous reprenons ici l’auteur bien que ses propos s’inscrivent dans une perspective quelque peu différente  de la nôtre : Jean-Michel Utard, dans son mémoire d’habilitation, ne s’attache pas, contrairement à nous, à relativiser la légitimité des études qui se posent en termes de représentation  mais à condamner celles qui se posent en termes de « contenu ».

118.

DELFORCE Bernard, NOYER Jacques, « Pour une approche interdisciplinaire des phénomènes de médiatisation : constructivisme et discursivité sociale », Etudes de communication, « La médiatisation des problèmes publics », n°22, p.13-39,1999

119.

NEVEU Erik, QUERE Louis, « Présentation », Réseaux , « Le temps de l’événement », n°75, p. 7-19, 1996, p. 11. Le propos se retrouve chez Bernard Delforce et Jacques Noyer quand ils mettent en garde : « […] on se trouve parfois aux limites d’une attitude pour le moins paradoxale où, s’inscrivant pourtant dans un paradigme constructiviste, on voudrait que le journaliste y échappe », [DELFORCE, NOYER, 1999, p. 16]

120.

KRIEG-PLANQUE, 1999

121.

QUERE Louis, Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris : Aubier, 1982

122.

LAMIZET Bernard, « La construction médiatée des acteurs politiques. Pour une critique renouvelée de la raison publique », in Dragan Ioan (dir.), La communication politique, L’Harmattan, Paris, p. 251-277, 1999, p. 255