II.2. Se dégager d’une conception du pouvoir en termes de domination

La question du « pouvoir des médias »123, est à l’origine d’une vaste littérature dont les fondements se trouvent aux Etats-Unis dans les années 1940. Dans sa plus simple définition, le pouvoir renvoie à la capacité d’imposer à autrui : il n’est donc pas surprenant que la question du pouvoir des médias se soit développée parallèlement à celle, tout aussi épineuse, de leurs effets.

Une partie des études s’attachant à cette question propose une approche mécanique du concept de pouvoir au sens où les médias sont perçus comme produisant une force (directe ou indirecte, à court ou moyen terme, ponctuelle ou continue, etc.) issue « de l’extérieur ». C’est bien entendu le cas dans le modèle, forgé par Harold D. Laswell, de la « seringue hypodermique » dans lequel les idées et les attitudes à adopter sont directement injectées dans le cerveau d’individus non-socialisés, amorphes et vulnérables124. C’est aussi le cas au sein des théories de la domination idéologique et de la mystification des masses pensées ensuite par l’Ecole de Francfort125. Là où Harold D. Laswell pense l’influence directe, Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse pensent l’acculturation progressive des masses.

Les différentes théories des effets limités, si elles réfutent la linéarité des modèles précédents, privilégient encore une lecture verticale du pouvoir. Ainsi, Elihu Katz et Paul Lazarsfeld, et leur modèle du Two step flow of communication, insistent sur l’importance du réseau interpersonnel dans l’assimilation des messages et notamment sur celle des « leaders d’opinion », véritables relais entre les messages et les publics126. De même, en Grande-Bretagne principalement, la thèse culturaliste avance que les médias diffusent une idéologie dominante mais que la réception est distanciée, critique et dépendante de la position des individus dans la division sociale du travail et de leur culture. Les limites de ces théories tiennent sans doute au fait qu’elles s’attachent à la communication médiatique uniquement sous l’angle de la persuasion. De plus, ces études se cantonnent souvent aux périodes d’élections : elles s’attachent donc à la question d’ « un pouvoir à court terme » des médias et tendent à réduire la fonction politique des médias à une influence sur le vote127.

Les efforts de complexification des processus d’assimilation des messages et de recontextualisation de l’instance de réception sont ensuite largement poursuivis. C’est notamment la théorie de l’agenda setting selon laquelle les médias n’imposent pas d’opinion mais focalisent l’attention sur certains événements, phénomènes et enjeux sociaux128. Ce sont aussi les prémices d’une médiologie, à dimension encore prophétique, qui s’attachent à l’influence du média comme technologie129 .

Accepter le rôle constituant du langage et son statut de médiateur dans la construction sociale de la réalité, c’est se re-poser la question du pouvoir des médias. Pour reprendre Gilles Deleuze dans son travail sur Michel Foucault : « on ne demande pas « qu’est-ce que le pouvoir ? et d’où vient-il ? » mais « comment s’exerce-t-il ? »»130.

Notes
123.

L’usage des guillemets illustre ici le caractère figé de la formule.

124.

LASWELL D. Harold, Propaganda Techniques in the World War, New York : Knopf, 1927

125.

ADORNO Theodor W., « L’industrie culturelle », Communications, n°3, 1964 ; MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris : Editions de Minuit, 1968

126.

KATZ Elihu, LAZARSFELD Paul, Personnal Influence, Glencoe : Free Press, 1970.

127.

Pour un panorama des critiques adressées au modèle des effets limités : KATZ Elihu, « La recherche en communication depuis Lazarsfeld », Hermès, n°4, p. 77-91, 1989

128.

Initiée par : Mc COMBS M, SHAW D, « The agenda-setting function of mass media », Public Opinion Quaterly, n°36, p.176-187, 1972

129.

Initiée par : McLUHAN Marshall, Understanding Media, New-York : Mc Graw-Hill, 1964

130.

DELEUZE Gilles, « Les stratégies ou le non-stratifié : la pensée du dehors (Pouvoir) », in DELEUZE Gilles, Foucault, Paris : Editions de Minuit, 2004, p. 78