II.3. Privilégier le pouvoir de fondation des médias

A la suite des travaux de Louis Quéré, nous sommes tentés d’appréhender le pouvoir des médias comme la capacité de ces derniers à construire un monde d’objets : le pouvoir des médias ne serait « que » pouvoir de fondation d’un monde commun. Non coercitif, ce pouvoir est pourtant immense du fait, d’une part, qu’il fonde la communauté, d’autre part, qu’il constitue l’origine de l’ensemble des autres pouvoirs.

Si les médias dits d’information sont une instance d’objectivation sociale, peut-être faut-il rappeler immédiatement qu’ils ne sont pas les seuls. L’ensemble des productions médiatiques, l’ensemble des industries culturelles, fictions comprises donc, sont des instances d’objectivation sociale131. Le réseau interpersonnel (et, en premier lieu, la famille) offre également à l’individu des ressources d’objectivation. A titre d’exemple, la famille reste l’espace de la construction sociale du père, et ce, même si cette construction est ensuite relayée par l’instance médiatique (notamment les fictions). Ces ressources d’objectivation peuvent naturellement entrer en concurrence avec celles offertes par les médias d’information.

Pourtant, nous maintenons que les médias d’information constituent une ressource privilégiée dans le cadre de la connaissance de la réalité sociale. C’est qu’ils tendent à stabiliser et à instituer un monde avec lequel nous n’entretenons que très rarement des relations directes et personnelles. Louis Quéré :

‘« Les media ne font rien aux individus mais, néanmoins, ces derniers ne peuvent plus se passer des media sous peine d’altérer leur capacité de penser et d’agir, c’est-à-dire de régresser vers l’expérience fataliste d’une totalité indistincte et chaotique ».132

Dans une autre perspective, c’est également ce qu’avance Elisabeth Noelle-Neumann quand elle s’attache à l’opinion publique :

‘« On soutient généralement que les mass-médias ont une influence sur l’opinion publique, mais en fait ce rapport est rien moins que clair. Les mass-médias appartiennent au système par lequel l’individu acquiert son information sur son environnement. Pour toutes les questions qui ne relèvent pas de sa sphère personnelle, il est presque totalement dépendant des mass-médias tant en ce qui concerne les faits eux-mêmes, que pour l’évaluation du climat de l’opinion. Il réagira en règle générale à la pression de l’opinion dans la forme où celle-ci est rendue publique. »133

La « distance » évoquée par Louis Quéré et Elisabeth Noelle-Neumann ne serait suspecte que si, et seulement si, nous retrouvions la conception empiriste selon laquelle seule la sensation et l’expérience directe permettaient d’accéder à la réalité. Dans notre perspective, la distance est affranchie de cette suspicion car elle se trouve abolie par le rôle constituant du langage (la question ne se pose plus en quelque sorte). Ainsi, notre conception des médias comme principaux garants de la construction d’un monde d’objet tient à leur capacité à stabiliser les institutions –au sens de Peter Berger et Thomas Luckmann- et de les légitimer en les mettant en circulation dans un rapport dialogique avec les institutions passées et futures.

En définissant le pouvoir des médias comme pouvoir de dire le monde commun, comme pouvoir de construire un monde d’objets partagés, l’analyse se distingue de l’ensemble des études qui s’attachent aux différences entre titres de presse. Il nous semble que la prétention au dévoilement des différences, généralement perçues comme autant de critères pour classer les discours par la proximité qu’ils entretiennent avec la réalité, est une base de la littérature dite critique. Yves de la Haye propose une autre interprétation. Il perçoit cette posture comme :

‘« […] rassurante pour les idéologues de la démocratie libérale qui voient dans l’éventail de la presse la correspondance symbolique de l’hémicycle du parlement, cette revue comparative des journaux ne s’arrête pas aux ressemblances, à tout ce qui fait aujourd’hui de l’écriture de presse un ensemble de genres prévisibles, à tout ce qui fait aujourd’hui des rubriques spécialisées autant de petits centres de rhétoriques balisés, à tout ce qui du point de vue technico-économique installe en amont et en aval du travail des journalistes des procédures de conditionnements communes. »134

Les mondes communs sont multiples. Chacun est, en effet, propre à une communauté (souvent nationale dans le cas de la presse, parfois plus restreinte)135. Sans doute pouvons-nous même dire qu’un monde commun participe à fonder la communauté en lui offrant les institutions sur et à travers lesquelles parler. Le monde commun est donc un monde stable et organisé qui offre des ressources (catégories, identités…) à l’identification, à la discussion et à l’action. Il propose un rapport spécifique au monde et participe au lien social en s’imposant comme une médiation efficace entre le singulier et le collectif (je et nous vivons dans le même monde). Ainsi, pour Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu : « Dans les sociétés où la dispersion des territoires ainsi que l’hétérogénéité des statuts, des professions et des cultures fait qu’il ne peut y avoir entre les expériences de continuité organique, les médias sont l’écran où une communauté se ressaisit dans le partage des événements »136. Le journal offre, à travers son dispositif, une « mise au monde »137 ; il met en relation l’individu et la communauté par la médiation d’un monde commun. De là, nous pouvons conclure que chaque événement ne revêt un sens qu’au sein d’un univers discursif donné. Loin de n’être que transmission, l’activité des médias participe ainsi à l’élaboration de nouvelles formes culturelles sur lesquelles se fonde la communication.

Notes
131.

MACE Eric, Les imaginaires médiatiques. Une sociologie post-critique des médias, Paris : Edition Amsterdam, 2006

132.

 QUERE, 1982, p. 153

133.

NOELLE-NEUMANN Elisabeth, « La spirale du silence », Hermès, n°4, p. 181-187, 1989, p. 186-187

134.

DE LA HAYE 2005, p. 32-33

135.

ESQUENAZI, 2001, p. 31

136.

MOUILLAUD, TETU 1989, p. 122

137.

idem, p. 22