II. 5. Le monde commun est aussi espace social

L’idée d’un monde commun n’implique nullement le désamorçage des luttes et conflits qui traversent la société. C’est ce que rappelle Géraldine Muhlmann dès l’introduction de son passionnant Du journalisme en démocratie :

‘« Il demeure que le geste de rassembler la communauté démocratique dans les représentations médiatiques « communes » ne tue pas toute conflictualité. Finalement, c’est peut-être ici que la réflexion sur la démocratie « désidéalisée », devient vraiment intéressante : comment la démocratie joue-t-elle en même temps le rassemblement et le conflit ? Et comment ces deux gestes peuvent-ils s’imbriquer dans le regard du journaliste sur le monde ? »147

L’auteur cherche et trouve des éléments de réponse dans les écrits de l’école de Chicago et plus spécifiquement dans ceux de Robert Ezra Park sur le journalisme. Pour ce dernier, l’information « remplit à peu près les mêmes fonctions pour le public que la perception pour l’individu, c’est-à-dire qu’elle n’informe pas tant le public qu’elle ne lui permet de s’orienter, signalant à tout un chacun ce qui se passe »148. Stimulante, la lecture que fait la philosophe des écrits du sociologue la conduit à envisager l’activité des médias comme fondamentalement double : les médias participent à la fois à l’intégration de la communauté et à la préservation de la conflictualité, propre à une démocratie non sclérosée. Cette observation, relayant une approche du conflit comme forme de socialisation, illustre l’influence de Georg Simmel sur le sociologue149. Robert Ezra Park reprend aussi à ce dernier sa théorie de l’objectivation. Poursuivant sa lecture des écrits du sociologue, Géraldine Muhlmann :

‘« Le conflit entre deux personnes comme entre une multiplicité d’individus finit par produire des « objets communs » qui ont pour tous le même sens. C’est ce qui permet de faire apparaître dans une société des « formes communes » au-delà des différences entre points de vue ou « vécus subjectivement ». Pour Park, ces « objets » communs, construits aussi par l’échange pluriel, ce sont les « faits ». »150

Nous nous inscrivons dans le même mouvement en avançant que le monde commun proposé par les médias est la condition même des conflits d’interprétation. Dans un même élan, le monde commun est ce qui permet le conflit tout en participant à l’organiser. Dans cette perspective, ce que diffusent les médias relève d’un savoir « empirique, pratique, orienté vers l’agir »151. De fait, la communauté ainsi fondée n’est pas seulement culturelle –monde-commun-, elle est aussi politique en ce qu’elle permet l’idéal « participatif » de la démocratie.

Il ne s’agit donc pas d’abandonner l’idée de changement social ou d’ « historicité »152. L’espace social reste un espace d’affrontement politique et idéologique dont le monde commun rend compte. Si le monde commun est structurellement stable, il est aussi un lieu de pouvoir au sein duquel les acteurs sociaux luttent pour l’accès aux moyens de production de la réalité. Cette lutte serait sans doute difficilement concevable si elle ne pouvait prendre appui sur une réalité partagée : celle-ci permet notamment de déclencher la dynamique argumentationelle en fixant l’indispensable horizon commun à partir duquel les opinions peuvent se confronter153.

Ainsi, il ne s‘agit donc pas de nier l’idée même de pouvoir mais d’en recentrer les enjeux. Les médias sont l’instance contemporaine privilégiée d’objectivation et, en ce sens, ils contribuent à définir l’individu dans sa relation à la société154. Cette connaissance objectivée favorise un sens commun dans un monde intersubjectif et éloigne le spectre du chaos –à chacun son monde. Au contraire, la communication (médiatique) apparaît, par la médiation du langage, un élément important de constitution de l’ordre social.

Retrouvant ainsi la sociologie de la connaissance de Peter Berger et Thomas Luckmann, nous abordons l’espace médiatique comme un espace privilégié pour observer l’objectivation, l’institutionnalisation et la circulation des savoirs et des connaissances portant sur le monde et la société. Finalement, ce que proposent les médias est un rapport spécifique et partagé au monde. Comme le note Robert E. Park, l’information diffusée relève ainsi d’une forme de connaissance155.

S’il y a pouvoir, c’est donc avant tout un « pouvoir de fondation […] corrélatif de leur fonctionnement comme supports pratiques d’un mode historique d’objectivation de la médiation symbolique ». Les médias construisent ainsi « le théâtre des pratiques sociales » et donnent « une assise à l’identité et à l’action individuelle et collective »156. Autrement dit, si les médias sont effectivement les « vrais maîtres du monde »157 selon la formule de Pierre Bourdieu, ils le sont par leur capacité extraordinaire d’objectivation et d’institutionnalisation bien plus que par leur capacité de persuasion. Le monde commun ainsi constitué n’illustre ni le monde tel qu’il est, ni l’idéologie des « puissants » mais le compromis, objectivé et toujours précaire, issu des conflits de définitions du monde social promues par les acteurs sociaux. L’efficacité des médias tient plus à leur capacité d’organisation du monde et de l’ordre social qu’à leur capacité de faire naître une idée sur un thème spécifique et d’imposer une représentation perçue comme biaisée. Ils proposent une organisation du monde social capable de répondre aux situations éventuellement problématiques. Le discours médiatique apparaît alors comme une médiation capable d’insérer toute nouvelle situation, toute nouvelle occurrence en l’intégrant dans une organisation vraisemblable et cohérente du monde (cohérence qui n’est pas ontologiquement nécessaire)158.

Notes
147.

MUHLMANN Géraldine, Du journalisme en démocratie, Paris : Payot, 2004, p. 23

148.

PARK Robert Ezra, « De l’information comme forme de connaissance », Le journaliste et le sociologue. Robert E. Park,  Paris : Seuil, 2008, p. 66-90, p. 77. Indiquons que c’est dans cet article que le sociologue introduit l’exemple désormais classique et passé à la prospérité : un chien qui mord un homme n’est pas une information ; un homme qui mord un chien en est une (p.78-79). Texte originellement paru : « News as knowledge », American Journal of Sociology, XLV/5, 1940, p. 669-686.

149.

SIMMEL Georg, Le conflit, Paris : Circé, 1992. Ce texte est le chapitre 4 de l’ouvrage : SIMMEL Georg, Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation, Paris : PUF, 1999

150.

MUHLMANN, 2004, p. 225

151.

idem, p. 235

152.

TOURAINE1973. La notion d’ historicité désigne la distance que la société prend par rapport à son activité et sa capacité de création des orientations de l’action sociale.

153.

BRETON Philippe, L’argumentation dans la communication, Paris : La Découverte, 1996

154.

« Instance contemporaine privilégiée » pour rappeler que ce rôle fut détenu par d’autres instances dans le passé (tradition, Dieu…).

155.

PARK, 2008

156.

QUERE, 1982, p. 154

157.

BOURDIEU Pierre, « Questions aux vrais maîtres du monde », Le Monde, 14 octobre 1999

158.

Evoquant non les médias mais les individus, Ernst Von Glaserfeld avance ainsi que « la connaissance humaine n’est rien d’autre que la tentative que les choses correspondent les unes aux autres de manière équilibrée ». GLASERFELD Ernst Von, « Introduction à un constructivisme radicale », in WATZLAWICK Paul, L’invention de la réalité. Contributions au constructivisme, Paris : Seuil, p. 19-43, 1988, p. 34