III.1. Les cadres, héritage de l’interactionnisme goffmanien

L’analyse des cadres (« frame-analysis » dans les pays anglo-saxons) est l’héritière des travaux en sociologie d’Erving Goffman. Loin du dogmatisme positiviste et fonctionnaliste, il s’attache aux situations les plus banales du quotidien pour en dévoiler le fonctionnement social. L’auteur, à la croisée de l’ethnométhodologie de l’Ecole de Chicago et de l’interactionnisme symbolique160, pratique « une sociologie de l’infiniment petit »161 basée ni sur le système, ni sur le sujet mais sur les processus d’interaction à l’œuvre dans la vie quotidienne :

‘« Ma préoccupation pendant des années a été de promouvoir l’acceptation de ce domaine du face-à-face comme un domaine analytiquement viable –un domaine qui pourrait être dénommé, à défaut d’un nom plus heureux, l’ordre de l’interaction- un domaine dont la méthode d’analyse préférée est la micro analyse. »162

Dans Les cadres de l’expérience, Erving Goffman étudie l’organisation sociale de l’expérience. Ce ne sont ni les structures qui déterminent l’expérience des acteurs, ni l’inverse ; les deux sont liés au sein d’un processus de socialisation de l’expérience. Autrement dit, les structures n’existent que lorsqu’elles sont mises en œuvre par les acteurs.

En se penchant au plus près des processus de constitution du sens, Erving Goffman a révélé quelques concepts particulièrement féconds. Nous présentons le concept de « cadre » [frame] mais aussi de « modalisation » [keying] et de « séquence » [trip]. A l’aide de ces concepts, l’auteur souhaite analyser les processus cognitifs qui permettent à un individu, placé face à une situation de la vie quotidienne, de comprendre ce qui se passe :

‘« Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la question : « Que se passe-t-il ? » Que la question soit formulée explicitement dans les moments de doute et de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve des réponses que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire. Partant de cette question, nous chercherons tout au long de cet ouvrage à esquisser le cadre général susceptible d’y répondre. »163

Erving Goffman ne se situe ainsi pas dans une perspective sociologique classique d’analyse des structures de la vie sociale. Son objet est la structure de l’expérience de la vie sociale. Pour l’analyser, l’auteur porte son attention sur les principes d’organisation qui structurent les événements et qui nous permettent de définir une situation, c’est-à-dire de répondre à la question « Que se passe-t-il ? ». Dans une approche pragmatiste, il aborde ainsi l’expérience comme un processus d’organisation dynamique et dépasse le concept d’expérience comme simple résultat. Subir, être témoin d’actions toutes distinctes les unes des autres ne suffit en effet pas à configurer une expérience.

Les éléments de base qui permettent à l’individu de reconnaître un événement puis d’adapter sa conduite forment ce que l’auteur nomme des « cadres ». Dans un premier temps, Erving Goffman soutient que la culture d’un groupe social est constituée, pour une large part, d’un ensemble de cadres primaires. Ceux-ci permettent à l’individu d’accorder du sens, une signification à une séquence qui, autrement, en serait privée. C’est en classant, en indexant les expériences nouvelles aux expériences passées que nous sommes ainsi capables de nous retrouver parmi le nombre infini d’occurrences qui rythment la vie quotidienne.

Une distinction fondamentale est ensuite introduite par l’auteur entre les cadres dits naturels et d’autres dits sociaux. Les cadres naturels sont ceux qui permettent l’identification des événements dont l’apparition n’est provoquée et orientée par aucune conscience. Ils relèvent de phénomènes physiques, naturels. Les spécialistes des sciences de la vie et de la terre jonglent avec ce type de cadres pour donner sens à leurs analyses et découvertes.

Les cadres sociaux sont plus complexes car ils varient beaucoup d’un groupe social à l’autre. Ils apparaissent indispensables à la compréhension d’événements « animés par une volonté ou un objectif et qui requièrent la maîtrise d’une intelligence ». Les cadres naturels permettent d’identifier des événements donnés comme inéluctables et auxquels il semble impossible d’accorder un jugement. Au contraire, les cadres sociaux s’appliquent aux événements qui peuvent faire l’objet d’évaluations en termes positifs ou négatifs. Les cadres sociaux impliquent un ensemble de règles et de normes à respecter. A titre d’exemple, arriver à l’improviste au cours d’une soirée à laquelle sont présents des inconnus demande un effort d’adaptation aux cadres sociaux déjà mis en œuvre. Chaque cadre social est constitué par ses propres règles.

En s’appuyant sur l’exemple du « pouvoir transformationnel du jeu »164, Erving Goffman développe sa pensée en introduisant le concept clef de modélisation. Quand des enfants s’amusent aux cow-boys et aux indiens, ils jouent à la guerre -ils prennent modèle sur la guerre- mais en abandonnent la plupart des attributs et des caractéristiques. Il ne viendrait pas à l’idée de l’un d’entre eux de s’en prendre gravement à un camarade ; tout comme il ne viendrait pas à l’idée d’un parent, observateur du jeu, de s’inquiéter pour la santé de son enfant : « ils ne font que jouer ». Ils appliquent à un contenu déjà signifiant -cadre primaire- un schéma d’interprétation partagé qui donne son sens à la modélisation. Ainsi, l’auteur entend par mode :

‘« …un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente. »165

En distinguant à chaque reprise l’activité originale et sa copie modélisée, Erving Goffman analyse de nombreux exemples de modélisation. Il les regroupe en cinq catégories dont il précise les caractéristiques : les faire-semblants, les compétitions sportives, les cérémonies, les réitérations techniques et les reformulations.

Les fabrications sont, quant à elles, un autre type de transformation. Comme les modélisations, elles se réfèrent à une réalité préalable, déjà signifiante en termes de cadres primaires, mais s’en distinguent par le fait qu’elles visent à tromper :

‘« Il s’agit des efforts délibérés, individuels ou collectifs, destinés à désorienter l’activité d’un individu ou d’un ensemble d’individus et qui vont jusqu’à fausser leurs convictions sur le cours des choses. Un projet diabolique, un complot, un plan perfide en arrivent, lorsqu’ils aboutissent, à dénaturer partiellement l’ordre du monde. » 166

Les transformations, qu’elles soient de l’ordre de la modélisation ou de la fabrication, ajoutent une strate à la séquence. La partie profonde de la séquence cadrée apparaît comme la strate modèle alors que la strate ajoutée par la transformation révèle le statut réel de l’activité, statut actualisé dans un contexte. La lecture des ouvrages d’Erving Goffman est relativement agréable tant l’auteur est doué pour illustrer chacun de ses propos par des exemples, souvent amusants, de la vie quotidienne. Ainsi, un seul et unique exemple condense les concepts élémentaires présents dans Les cadres de l’expérience :

‘« Scier une bûche est un acte instrumental non transformé. Qu’un magicien s’adonne au même travail sur le corps d’une femme devant des spectateurs, on a alors une fabrication. Et lorsqu’il essaie un nouveau matériel avant le spectacle, il modalise une fabrication. »167

Notes
160.

Cette généalogie officielle est discutée. En effet, les relations entre Erving Goffman et les tenants de l’interactionnisme symbolique sont polémiques. Ces derniers reprochent à l’interactionnisme goffmanien une posture structuraliste ; posture sur laquelle nous reviendrons pour mieux l’adopter.

161.

BOURDIEU Pierre, « La mort du sociologue Erving Goffman », Le Monde, 4 décembre 1982.

162.

GOFFMAN Erving, « L’ordre de l’interaction », Les moments et leurs hommes, p. 186-230, 1988, p. 191

163.

GOFFMAN, 1991, p. 16

164.

idem, p. 49-56

165.

idem, p. 52

166.

idem, p. 91

167.

GOFFMAN, 1991, p. 189