III.2.2. Travaux anglo-saxons

III.2.2.1. Gaye Tuchman : cadre et pratiques journalistiques

Dans son ouvrage Making news. A study in the Construction of Reality, Gaye Tuchman s’attache aux processus qui expliquent pourquoi une information est retenue au détriment des autres. Il en vient à présenter l’information comme le fruit d’une construction175. Alfred Schütz, Peter Berger, Thomas Luckmann et naturellement Erving Goffman sont convoqués pour leur idée commune d’un monde phénoménal qui prend sens à travers un processus de « typification », pour les premiers, de « cadrage », pour le dernier.

Cette construction est inscrite et largement influencée par un système complexe de contraintes, de stratégies et d’interactions : entre le journaliste et son environnement (contraintes géographiques et temporelles), entre journalistes des différents journaux (concurrence externe), entre journalistes des différentes rubriques (concurrence interne), entre journalistes, direction et commerciaux (divergence/convergence d’intérêt au sein de l’institution), entre journalistes et acteurs politiques et sociaux.

Quand Gaye Tuchman s’attache aux cadres, il s’attarde longuement sur le poids des modes configurant le traitement de l’information. Il insiste notamment sur l’importance prise par les typologies implicites qui classent les informations en distinguant les hard news comme des informations qui s’imposent par leur importance ; les soft news comme de petites histoires, à dimension humaine, souvent destinées à faire sourire ; les spot et developing news comme des informations qui réapparaissent régulièrement et dont le traitement est parfaitement routinisé ; et les continuing news comme des informations dont le traitement s’étale sur plusieurs jours.

Bien que les rubriques du journal soient souvent prédisposées à tel ou tel type (la rubrique « Faits Divers » et « Société » accueille ainsi la majorité des softs news), rubriques et types ne sont pas confondus. Tout comme ne sont pas confondus types et genres.

Le recours, conscient ou inconscient, par les professionnels à de telles typologies oriente la production de l’information : elles participent à la routiniser et encouragent à réinterpréter constamment l’information nouvelle au regard des événements passés et déjà traités dans le même type. Ces typologies participent donc directement au cadrage des événements :

‘« The examination of time and typifications suggests that newsworkers use typifications to transform the idiosyncratic occurrences of the everyday world into raw materials that can be subjected to routine processing and dissemination. Typifications are constituted in practical problems, including those posed by the synchronization of newswork with how occurrences generally unfold. They impose order upon the raw material of news and so reduce the variability (idiosyncrasy) of the glut of occurrences. They also channel the newsworker’s perceptions of the everyday world by imposing a frame upon strips of daily life.[…] Faced with the need to predict and to plan, newsworkers may seduced into applying what everyone knows-that is, what all newsworkers collectively agree upon » 176 . ’
  • Traduction: L’attention accordée à la temporalité médiatique et aux processus de typification suggère que les journalistes utilisent les typifications pour transformer les occurrences particulières de la vie quotidienne en une matière première susceptible, capable de s’inscrire dans les processus de routinisation. Les typifications se constituent en problèmes pratiques, incluant ceux posés par la synchronisation du travail journalistique sur l’apparition des occurrences. Elles imposent un ordre à cette matière première de l’information et, par là même, permet la maîtrise du flot des occurrences. Elles canalisent aussi la perception des journalistes en appliquant un cadre sur les séquences de la vie quotidienne. […] Face à la nécessité de prévoir et de planifier leur travail, les journalistes sont encouragés à appliquer à la nouveauté ce que tout le monde sait c’est-à-dire ce sur quoi s’accordent collectivement les journalistes.

L’occurrence sélectionnée est celle qui constitue une ressource à la trame narrative propre à tel ou tel type ; une fois constituée en information, elle devient l’enjeu de connaissance et de pouvoir. Il est intéressant de constater que ces typifications fonctionnent, sur le modèle d’Alfred Schütz, comme un stock de connaissance disponible à toute fin pratique (« reporter’s professional stock of knowledge-at-hand »177).

Nous pouvons regretter, à la suite de Jean-François Tétu et Maurice Mouillaud, que « la question posée dans Making News est celle de l’identité des événements qui sont admis dans le champ de l’information […] plutôt que celle du cadre lui-même »178. L’auteur se situe en effet dans la perspective de l’analyse des cadres mais s’attache finalement davantage au processus de sélection qu’à celui du cadrage comme condition de production discursive. L’ouvrage de Tuchman nous apparaît donc plus comme une sociologie de la pratique journalistique que comme une réflexion sur le langage ou les discours médiatiques.

Notes
175.

Nous pouvons imaginer que le terme de « construction »chez Gaye Tuchman, comme, par ailleurs, celui de « manufacturing » chez Mark Fishman [Manufacturing the News, Austin : University Press of Texas, 1980], constituaient une provocation que l’assimilation du constructivisme comme perspective légitime des discours médiatiques a sans doute aujourd’hui émoussée. Remarque destinée à rappeler le caractère alors novateur de ces travaux.

176.

TUCHMAN 1978, p. 58

177.

idem, p. 58-59

178.

MOUILLAUD, TETU 1989