III.2.2.2. William Gamson : cadre, discours et diachronie

Les travaux de William Gamson179 portent à la fois sur les mouvements sociaux, la constitution des problèmes publics, les relations presse-opinion et sur les discours médiatiques. L’objet d’étude privilégié l’encourage à s’attacher, parfois, à une sociologie des groupes militants, parfois à l’analyse des effets des discours médiatiques (à partir de focus group), parfois, enfin, à la constitution des cadres médiatiques. Cette dernière perspective est illustrée par son travail de 1989, mené conjointement avec Andre Modigliani, et au sein duquel ils s’attachent aux discours médiatiques qui portent sur l’énergie nucléaire de 1945 à la fin des années 1980180. La perspective diachronique des auteurs est légitimée par leur volonté de repérer l’évolution des cadres privilégiés par les médias. Ils souhaitent notamment repérer le lien qui existe entre ces cadres et le contexte américain et mondial (Hiroshima, Guerre froide, accident de Three-Mile-Island…). Par rapport à Gaye Tuchman, William Gamson s’éloigne des pratiques journalistiques pour s’attacher aux discours médiatiques.

La notion de cadre est adoptée afin de rendre compte des schémas de perception et d’évaluation que les médias mettent en œuvre pour mettre en scène l’information liée à l’énergie nucléaire. Chaque cadre est constitué d’une panoplie interprétative [interpretative package] qui enferme ou, du moins, encourage le lecteur à adopter telle ou telle logique d’évaluation.

‘« We suggested earlier that media discourse can be conceived of as a set of interpretative packages that give meaning to an issue. A package has an internal structure. As its core is a central organizing idea, or frame, for making sense of relevant events, suggesting what is at issue. […] This frame typically implies a range of positions, rather than any single one, allowing for a degree of controversy among those who share a common frame. Finally, a package offers a number of different condensing symbols that suggest the core frame and positions in shorthand, making it possible to display the package as a whole with a deft metaphor, catchphrase, or other symbolic device »181
  • Traduction: Nous avons déjà suggéré que le discours médiatique pouvait être abordé comme un ensemble de panoplies interprétatives susceptibles d’offrir du sens à une occurrence. Une panoplie possède une structure interne construite autour d’une proposition centrale quant à la nature et au sens à accorder aux occurrences relevées. Le cadre implique des possibilités de positionnement, plus qu’un positionnement unique et permet ainsi un certain degré de controverse au sein du cadre partagé.

Les auteurs tentent ensuite de préciser le contenu d’une panoplie et, ce faisant, les éléments qui permettent son identification. Chaque panoplie est un cadre interprétatif qui mobilise des métaphores [metaphors], des exemples [exemplars], des mots d’ordre [traduction imparfaite de catchphrases], des descriptions [depictions] et des référents iconiques [visual images]. A partir de ces éléments, une panoplie applique à l’événement une explication causale [roots, a causal analysis], des conséquences [consequences, a particular type of effect] et des revendications morales [a set of moral claims].

Evoquant Gamson, Erik Neveu insiste sur le fait que, finalement, une panoplie « est plus un cadre qui fixe les limites d’un pensable, qu’un discours monolithique »182. En effet, un cadre n’implique pas un positionnement unique et autorise largement la controverse, dans les limites du pensable donc. Les propos d’Erik Neveu ne peuvent qu’être confirmés au regard de la perspective diachronique des auteurs et des conclusions qu’ils en tirent. Ainsi, par vulnérabilité, William Gamson et Andre Modigliani désignent la capacité que possède le cadre à incorporer l’événement nouveau. Par exemple, le cadrage qui assimile le nucléaire au progrès a dû assimiler les catastrophes de Three-Mile-Island et de Tchernobyl. Quand l’événement nouveau dispose d’une capacité déstabilisatrice trop importante, le cadre peut perdre totalement sa pertinence et devoir être renouvelé.

L’existence et le développement de chaque panoplie183, précisent les auteurs, sont conditionnés par trois facteurs :

  • sa capacité à mobiliser des résonances culturelles [cultural resonances]
  • l’intérêt que peuvent avoir des groupes de pression à la perpétuation de la panoplie [sponsor activities]
  • sa capacité à se fondre dans les pratiques journalistiques [media practices]

A titre d’exemple, la panoplie nucléaire= progrès profite largement du mythe de l’efficacité technique et de la maîtrise de la nature par l’homme (1). Cette résonance culturelle facilite l’assimilation et l’acceptation du cadre ; elle facilite aussi les groupes [sponsors] qui cherchent à promouvoir la carrière de tel ou tel cadre (2). Ces groupes sont souvent constitués de professionnels qui adaptent leurs discours et leurs activités aux pratiques et routines journalistiques (3).

L’intérêt porté à leur corpus de presse n’aboutit pas à un médiacentrisme réducteur. Les auteurs proposent l’analyse des cadres comme une approche qui s’inscrit dans les théories du pouvoir limité des médias : d’un côté, les médias construisent des représentations en cadrant la réalité sociale selon certains patrons interprétatifs, de l’autre, les effets sont limités par les interactions qui lient les médias à leurs consommateurs. William Gamson et Andre Modigliani affirment ainsi :

‘« By examining discourse and public opinion as parallel systems, we deliberately avoid making certain causal assumptions. We do not, in this paper, argue that changes in media discourse cause [en italique dans le texte] changes in public opinion. Each system interacts with the other : media discourse is part of the process by which individuals construct meaning, and public opinion is part of the process by which journalists and other cultural entrepreneurs develop and crystallize meaning in public discourse »184.’
  • Traduction: En analysant les discours médiatiques et l’opinion du public comme des systèmes parallèles, nous souhaitons éviter une explication trop causale. Nous n’avançons pas dans cet article que les évolutions du discours médiatique causent mécaniquement une évolution au sein de l’opinion du public. En fait, les deux systèmes interagissent: les discours médiatiques participent aux processus par lesquels l’individu construit du sens et l’opinion du public participe aux processus par lesquels les journalistes et les autres entrepreneurs culturels développent et fixent le sens dans le discours public.

Notes
179.

Ses deux principaux ouvrages: GAMSON William, The strategy of social Protest, Belmont: Wadsworth Pub,, 1975; Talking Politics, Cambridge: Cambridge University Press, 1992

180.

GAMSON William, MODIGLIANI Andre, « Media discourse and public opinion on nuclear power : a constructionist approach », American Journal of Sociology, n°95, p.1-37, 1989

181.

idem, p. 3

182.

NEVEU Erik, « Médias, mouvements sociaux et espaces publics », Réseaux, n°98, p. 23-85, 1999

183.

Les sept panoplies identifiées par les auteurs sont intitulées: Progress / Energy Independence / Devil’s Bargain / Runaway / Public Accountability / No Cost Effective / Soft Paths.

184.

GAMSON, MODIGLIANI, 1989, p. 2