IV.2. Dimension structuraliste : le cadre comme produit

Interroger la dimension structuraliste de l’analyse des cadres, c’est interroger la généalogie de l’œuvre d’Erving Goffman ; c’est interroger notamment sa pleine appartenance à l’interactionnisme symbolique. Cette appartenance est largement admise et le sociologue américain est habituellement associé à « la tradition sociologique de Chicago » lancée par des auteurs comme George Herbert Mead (1863-1931) ou William Isaac Thomas (1863-1947) puis relayée par une « seconde école de Chicago » représentée notamment par Herbert Blumer (1900-1987)207. Pour ce dernier, qui forge le terme d’interactionnisme symbolique en 1937, les acteurs agissent selon le sens qu’ils donnent aux choses ; ce sens se construit dans et par l’interaction ; les interprétations se modifient donc continuellement. La société n’existe plus comme structure mais comme processus d’action208.

Si Erving Goffman ne justifie que très rarement la généalogie de son œuvre (et se révèle même peu scrupuleux dans l’identification de ses sources), reste qu’il prend la peine, dans une interview accordée à Jef C. Verhoeven, de revenir sur les lacunes de l’interactionnisme symbolique. Si ce dernier contribue, à juste titre, à relativiser les sociologies trop fonctionnalistes et/ou trop quantitatives, il ne permet pas de :

‘« […] structurer ou d’organiser les choses réelles étudiées. Il s’oppose à tout système, il s’oppose à toute découverte quelque peu systématique. […] De ce point de vue, il constitue une approche simplement critique, une approche assez grossière, qui à mon avis ne peut mener nulle part. Je ne vois pas comment il peut vous satisfaire, à moins que votre intention ne soit d’être un critique de la sociologie, un critique des autres formes de la sociologie. Il y a des personnes qui sont des analystes de ce que d’autres ont dit en sociologie. Je suppose que l’interactionnisme symbolique convient bien pour cela. Mais pour le travail d’analyse en lui-même, lorsque vous vous mettez à étudier quelque chose, vous êtes intéressé de montrer qu’il présente une certaine organisation, une certaine structure. Sinon, vous n’aurez probablement rien découvert. […] La thèse de l’interactionnisme symbolique est probablement qu’il n’y a pas de modèle […] » 209

Ce que condamne Erving Goffman, c’est le relativisme absolu d’un courant sociologique pour lequel la définition de la réalité évolue à chaque interaction ; ce qu’il condamne, c’est l’absence d’une structure qui permet le sens commun. Autrement dit, la société ne peut pas être seulement le produit, continuellement renouvelé, des interactions symboliques. Le fait social ne peut pas être renouvelé au cours de chaque situation concrète.

Situation et cadre : cette distinction permet d’illustrer la dimension structuraliste de la théorie des cadres de l’expérience. C’est la distinction sur laquelle s’appuie l’interactionniste George Gonos :

‘« Objective situations are unique. Social Situations never spontaneously repeat themselves, every situation is more or less new […] In fact, given this initial assumption about the uniqueness of situations, the abundant research energies of interactionism have cat it, as a body of work, in the direction of ever-more detailed description, that is, a vigorous empiricism. »210
  • Traduction: Une situation est unique. Au cœur du social, une situation ne se répète jamais spontanément ; toutes sont toujours plus ou moins nouvelles. […] C’est à partir de cette proposition initiale que l’abondante littérature interactionniste a construit un programme de recherche caractérisé par des descriptions minutieuses c’est-à-dire par un empirisme rigoureux.

Puis,

‘« To Goffman, it is unthinkable that social reality might undergo a construction or reconstruction at every encounter. As opposed to the once-only understandings associated with situations, frames represent the world that are commonly available to members of a culture, and routinely realized through adherence to their conventions. »211
  • Traduction: Pour Goffman, il est impensable que la réalité sociale puisse faire l’objet de constructions et reconstructions permanentes, lors de chaque rencontre. Opposé à cette idée de l’unicité de la situation, le cadre représente ce que les membres d’une culture partagent et valident en adhérant aux conventions.

Si pour George Gonos, interactionniste convaincu, c’est bel et bien la situation qu’il faut privilégier, c’est-à-dire la reconstruction permanente du sens issu de l’interaction, nous estimons, quant à nous, que c’est justement la force de la notion de cadre que de s’inscrire également dans une dimension structuraliste. A ce titre, il n’est guère surprenant de voir proposée par Erving Goffman l’analogie entre des règles d’engendrement et de fonctionnement des cadres et la structure syntaxique du langage212. « Ce sont les cadres et non les interactions qui doivent avant tout nous préoccuper »213 insiste-t-il, car les premiers peuvent être constitués en objet que le chercheur peut analyser, classer et articuler.

Un cadre ne peut être considéré comme un amalgame accidentel, précaire et instable, d’éléments. Il est constitué, au contraire, d’éléments dont la solidarité est la condition même d’existence du cadre ; il constitue l’élément d’une grammaire du discours social214. Pour Erving Goffman, la société peut se définir comme un système de cadre (« framework of frames »215). Nous avançons plus prudemment qu’un cadre doit être abordé comme un élément de la discursivité sociale (qui renvoie à l’ensemble, pris comme système, des processus par lesquels le sens est produit, circule et se trouve consommé dans la société). La dimension structuraliste de l’analyse des cadres inscrit le « voir comme » au cœur d’une connaissance pratique et routinisée. Le cadre fonctionne comme médiation entre l’événement (ou plutôt l’occurrence) unique et l’événement typique.

Dans la perspective de l’interactionnisme symbolique, la situation est le produit d’une interaction et apparaît ainsi comme le produit spécifique et personnel des acteurs de l’interaction. Au contraire, dans la perspective des Cadres de l’expérience, que nous reprenons, le cadre revêt « une signification impersonnelle »216 ; autrement dit, il est sans sujet, et ce bien qu’il soit réactivé dans l’énonciation.

Décrire la discursivité sociale comme un système structuré en discours, en briques discursives préformées, est-ce nier toute possibilité d’innovation ? Est-ce nier la capacité du social à faire émerger et développer de nouveaux discours ? Est-ce condamner les discours alternatifs ? En effet, s’en tenir à la dimension structuraliste, ce serait sans doute courir le risque d’une approche atemporelle et figée de la discursivité sociale. Mais c’est oublier la double dimension du cadre : à la fois produit et processus. La discursivité sociale évolue et avec elle les cadres qui permettent d’offrir du sens au monde. Ainsi, dans une perspective diachronique, nous verrons comment un cadre peut être appliqué a posteriori et ainsi faire évoluer la signification jusqu’alors offerte à un événement (un phénomène de recadrage, donc).

Notes
207.

CHAPOULIE Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961, Paris : Seuil, 2001

208.

DE QUEIROZ Jean-Manuel, ZIOTKOVSKI Marek, L’interactionnisme symbolique, Rennes : PUR, 1994

209.

VERHOEVEN Jef C., « An interview with Erving Goffman, 1980 », in FINE Gary Alan, SMITH Gregrory W.H. (dir.), Erving Goffman, London, New Delhi : Sage Publications, p. 213-236, 2000, p. 226

210.

GONOS George, « « Situation » » versus « frame » : the « interactionist » and the « structuralist » analyses of every day life », American Sociological Review, vol. 42, p. 854-867, 1977, p. 856

211.

GONOS, 1977, p. 859

212.

GOFFMAN, 1991

213.

idem, p. 135

214.

Paire du structuralisme, Claude Levy-Strauss « Je suis persuadé que ces systèmes n’existent pas en nombre illimité et que les sociétés, comme les individus […], ne créent jamais de façon absolue mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu’il serait possible de reconstituer ». LEVY-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris : Plon, 2002, p. 205

215.

GOFFMAN, 1991

216.

NIZEY Jean, RIGAUX Natalie, La sociologie d’Erving Goffman, Paris : La découverte, 2005, p. 72-74