IV.3.2. Cadre et récit

Le tournant culturel des sciences sociales et humaines a encouragé la redécouverte du récit dans la structuration du réel (à travers notamment l’œuvre d’Algirdas Julien Greimas et de Paul Ricœur) ; et les réflexions menées sur l’événement ont été largement tributaires de cette nouvelle attention. A ce titre, les lectures de Temps et récit de Paul Ricœur proposées par Jean-François Tétu221 et Patrick Charaudeau222 fournissent une synthèse efficace du travail du philosophe intégré chez l’un comme l’autre à une réflexion sur la temporalité de l’information.

Comme le note Patrick Charaudeau, « le récit propose du monde une vision « constatif » » c’est-à-dire qu’il se présente comme « un possible témoignage de l’expérience humaine »223. Même chose chez Jean-François Tétu pour qui la force du récit est « de nous donner le sentiment d’être en présence d’une expérience que nous connaissons et que nous pouvons comprendre »224.

Dans son herméneutique des récits, Paul Ricœur postule un réel non structuré, chaotique, privé de sens. La mise en intrigue se réalisant à travers la narration de ce qui est arrivé, elle vise à configurer une succession d’occurrences en une totalité intelligible et racontable. Cette totalité n’est pas définie « par un hors-texte, mais par le texte lui-même »225. La mise en intrigue ordonne en fixant un début et une fin au récit de l’événement. Comme le note Jean-François Tétu, il est d’ailleurs remarquable de constater que l’événement sélectionné pour apparaître dans l’actualité se présente souvent comme « la fin de l’histoire », souvent provisoire.

Les deux auteurs reprennent dans leur réflexion sur la sémiotisation du monde l’idée de Paul Ricœur selon laquelle le récit s’inscrit au sein d’une triple mimésis : la préfiguration, la configuration et la refiguration.

Cette approche de la signification sociale de l’expérience s’inscrit dans un présent complexifié : à la suite de Saint Augustin, « le temps vécu ne nous fournit pas d'expérience du passé, du présent et du futur, mais une triple modalité de la présence dans l'attente (présent du futur), l'attention (présent du présent), et la mémoire (présent du passé) »229. Autrement dit, la mise en récit implique l’ouverture de l’événement à un passé et à un futur que le présent participe à structurer dans le temps même de son surgissement. L’identité d’un événement ne se stabilise ainsi pas de manière autonome : l’événement présent s’intègre aux réseaux tissés à la fois par les événements passés et les événements futurs anticipés. Pour reprendre Paul Ricœur, disons que l’événement reçoit en partie sa définition de sa contribution à l’intrigue.

Une telle conception du récit pose la question de la relation entre le monde phénoménal et le monde signifiant, la question du rapport entre le désordre du flux phénoménal et la possibilité d’un monde commun stabilisé. A ce titre, il semble nécessaire de se demander si les notions de cadrage et de mise en récit ne renvoient finalement pas au même processus.

En effet, cadre et récit se connectent clairement. D’une part, les processus d’articulation de cadre (frame bridging, frame amplification, frame extension, frame amplification 230 ) peuvent largement contribuer à la configuration d’un récit cohérent en liant des événements jusqu’alors déconnectés. D’autre part, la réussite d’un cadre dépend de sa résonnance culturelle c’est-à-dire, notamment, de sa capacité à s’inscrire dans le cadre de grands récits largement partagés.

Dans notre perspective, le cadre, en fournissant à l’événement son contexte de description, l’inscrit dans une explication causale et lui associe ainsi un passé et un futur. Le cadre fournit les « structures d’intelligibilité » de l’événement c’est-à-dire les éléments (circonstances, acteurs, images…) qui permettent dans la mise en récit d’identifier le passé et le futur pertinents. C’est donc le contexte de description fourni par le cadre qui oriente la mise en récit de l’événement et donc son inscription temporelle. Quand il y a consensus sur le passé et le futur pertinents, le cadre fournit ses éléments à l’ensemble des événements du même type, du même récit.

Notes
221.

TETU Jean-François, « Les médias et le temps », Médias, temporalités et démocratie, Rennes : Apogée, p. 91-108, 2000

222.

CHARAUDEAU Patrick, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris : Nathan, 1997, p. 190

223.

idem, p. 189

224.

TETU Jean-François, « Information : la loi du récit » [interview], Sciences humaines, n°129, p. 34-37, 2002, p. 34

225.

TETU, 2000, p. 101

226.

CHARAUDEAU, 1997, p. 103

227.

CHARAUDEAU, 1997, p. 104

228.

idem, p. 104. L’auteur propose ensuite une synthèse sous la forme d’un exemple dont la simplicité n’est pas la moindre des vertus : « Ainsi, des cyclistes passant en haut d’un col de montagne ne sont perçus au stade de la mimésis1 que dans leur déplacement spatio-temporel, et dans leur succession, c’est-à-dire dans un ordre où il y a du devant et du derrière. […] Au stade de la mimésis2, cela pourra être configuré en récit sur une course cycliste, voire le Tour de France. Au stade de la mimésis3 se produiront des reconstructions plus ou moins dramatisantes selon le type de récepteur, lesquelles dépendront cependant de la manière dont aura été configuré le récit en mimésis2. »

229.

TETU, 2000, p. 100

230.

Notions empruntées à la sociologie de la mobilisation et sur lesquelles nous reviendrons quand nous aborderons « l’altermondialisation comme discours social » : SNOW David, ROCHFORD Burk Jr, WORDEN, S.& BENFORD, Robert, « Frame alignement processes, micromobilization, and movement participation », American Sociological Review, n° 51, p. 464-481, 1986