I.1.1. Le contexte d’apparition : village global, sphères financières et discours médiatiques

L’apparition dans le dictionnaire apparaît, selon nous, comme un indice fort de lexicalisation du terme qui se dévêt ainsi, à partir du début des années 60, de sa dimension néologique. Si l’usage du verbe « mondialiser » est attesté dès 1921 comme nous le renseigne le Dictionnaire historique de la langue française 241, son usage reste alors très limité. Le nom commun « mondialisation » est quant à lui daté de 1955 pour le Grand Robert de la Langue Française 242, du début des années 60 pour Le Robert qui propose : « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier » 243.

Le contexte dans lequel apparaît et commence à se développer l’usage du terme « mondialisation » -les années 60 donc- correspond à l’émergence des discours scientifiques professant une société globale. Les études françaises retiennent principalement la publication par Marshall McLuhan de La galaxie Gutenberg. Méfiant vis-à-vis des effets de la télévision -produit le plus abouti de l’âge électronique,l’auteur prévient : « L’interdépendance nouvelle qu’impose l’électronique recrée le monde à l’image d’un village global »244. La thèse de l’auteur s’exprime plus en termes de contraction et d’implosion que d’expansion et d’explosion. Ainsi, dans l’ouvrage suivant, il précise :

‘« Notre univers se comprime brutalement... Contracté par l'électricité, notre globe n'est plus qu'un village. Et en précipitant ensemble en une implosion soudaine toutes les fonctions sociales et politiques, la vitesse de l'électricité a intensifié à l'extrême le sens humain de la responsabilité. C'est ce facteur "implosif" qui a transformé la situation des Noirs, des adolescents et de divers autres groupes. II est impossible de les contenir, au sens politique d'en limiter l'association. Ils participent désormais à notre vie, et nous à la leur, grâce aux media électriques. »245

La métaphore du village (qualifié de « global » ou de « planétaire ») fait ensuite florès, et ce aussi bien chez les partisans du sociologue canadien qu’au sein de ses détracteurs qui veillent à en relever les limites et le déterminisme technologique246. L’origine anglo-saxonne de nombreux travaux portant sur l’évolution de ce que, en France, Olivier Dolffus appelle dès 1984 le « système-monde »247 explique sans doute la confusion existant entre l’anglicisme « globalisation » (« globalization ») et « mondialisation ».

C’est au cours des années 80 que l’usage des deux termes se développe réellement dans le domaine de l’économie (le terme « mondialisation » est privilégié) et surtout de la finance (« globalisation » est privilégié)248. En plein essor des multinationales de la Triade (Amérique du Nord, Europe occidentale et l’Asie-Pacifique avec le Japon et la Corée du Sud), il s’agit de relayer l’idée selon laquelle l’entreprise nouvelle est dans l’obligation de penser son développement à l’échelle mondiale et non plus dans le cadre national, étroit et contraignant. La perception de ce changement d’échelle n’est pas nouvelle. Dans un langage qui nous est contemporain, Karl Marx et Friedrich Engels le relèvent déjà en 1848 dans Le manifeste du parti communiste :

‘« Poussée par le besoin d’un débouché toujours plus étendu, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale […] A la place de l’ancien isolement local et national se développe un trafic universel, une dépendance mutuelle des nations ». 249

Plus qu’un changement d’échelle, ce qui est réellement nouveau dans les années 80, c’est l’évolution de la sphère financière. « Globalisation » et « mondialisation » rendent ainsi compte des nouveaux processus de répartition et de circulation des capitaux entre les différentes régions du monde (diversification des flux, multiplication et déréglementation des mouvements de capitaux…250). Les flux financiers prennent le pas sur les échanges commerciaux et deviennent « le méta-réseau  dominant »251. Dès lors, l’internationalisation de l’économie se mesure moins à partir des chiffres du commerce international qu’à partir de la circulation des capitaux.

Termes dont le recours est largement limité au domaine économique et financier jusqu’au début des années 1990, ils se dégagent ensuite de l’espace de leur usage pour être abondamment discutés dans l’espace scientifique à partir de 1995. Jusqu’alors peu interrogé, jusqu’alors perçu comme transparent au sein de la finance et de l’économie, le terme « mondialisation » devient l’objet de vives polémiques au sein des sciences sociales et humaines (économie, histoire, géographie, sciences politiques…252). On discute de l’adéquation du terme à la réalité perçue ; on discute de la nouveauté et de la globalité du phénomène. Ces controverses expliquent l’impossibilité d’une définition partagée de la mondialisation. Utilisé dans différents sens, souvent complémentaires, le terme peut désigner la multiplication des phénomènes qui se développent à l’échelle de la planète ; il peut signaler l’augmentation des interactions et des interdépendances liant les différentes parties du monde qui encourage à penser le monde dans sa totalité; il peut enfin désigner les « nouvelles réalités » qui se développent d’une manière organique à l’échelle du monde. Cette polysémie favorise sans doute l’investissement idéologique du terme « mondialisation » relevé par René Dagorn à partir du début des années 90. En encourageant l’usage du terme « mondialisation », des institutions internationales comme l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ou l’OMC (Organisation mondiale du commerce) illustrent la volonté de proposer une nouvelle lecture du monde au sein de laquelle la circulation (des capitaux, des biens, des services) n’est plus « internationale » mais « mondiale » au sens où elle se dégage des cadres classiques et contraignants des Etats253. A ce titre, à la suite de la fin de la Guerre froide, la mondialisation apparaît comme un espace d’investissement idéologique. C’est aussi la thèse d’Alain Touraine qui insiste sur la mondialisation comme « représentation purement idéologique » et « mythe fondateur de la société capitaliste mondiale »254. En désignant d’un même élan la société de l’information et l’économie mondialisée, le terme « mondialisation » contribuerait à légitimer le marché comme principale force régulatrice. Cette polysémie découragerait par ailleurs la condamnation des processus de libéralisation économique. Soutenue par une nouvelle phraséologie (« gouvernance », « communauté internationale »…), sans doute peut-on ainsi avancer que la mondialisation apparaît comme un nouveau « récit géopolitique » 255, celui du monde réconcilié.

Au moment où la mondialisation (comme mot et comme chose) se fait une place de choix dans l’espace scientifique, le terme jouit d’une promotion médiatique remarquable. Certes, au cours de la seconde partie du XXe siècle, quelques usages du terme « mondialisation » seraient sans doute déjà repérables. Ainsi, en 1964, dans Le Monde, un article portant sur les rapports entre les Etats-Unis et la nouvelle Communauté Economique Européenne (CEE) est intitulé « Vers la mondialisation des échanges ? » (aucune autre occurrence n’est présente dans l’article)256. L’absence de bases de données complètes ne permet malheureusement pas de repérer l’ensemble de ces premiers et rares usages du terme entre 1960 et 1990. Ces occurrences existent mais constituent des usages non-ordinaires qui ne rendent pas compte, à notre sens, d’une rupture dans l’analyse du monde telle que semble l’illustrer l’explosion de l’usage à partir des années 90.

Dans le tableau suivant, les données indiquent le nombre d’articles dans lesquels figure au moins une occurrence « mondialisation » et ne comprennent pas celles inscrites dans les néologismes de forme comme « anti-mondialisation ». Ayant accès aux archives du Monde et de L’Humanité depuis 1990, à celles de Libération et La Croix depuis 1995, à celles du Figaro depuis 1997, nous pouvons proposer quelques constatations d’ordre quantitatif. Sous forme de tableau257:

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004
Le Monde 27 49 59 135 120 146 413 535 586 812 896 1141 1079 615 511
L’Humanité 6 3 12 32 44 82 390 360 252 439 510 562 758 596 441
La Croix ------
------ ------ ------ ------ 27 162 222 198 326 347 384 429 340 264
Libération ------ ------ ------ ------ ------ 62 180 191 192 367 476 485 539 414 331
Le Figaro ------ ------ ------ ------ ------ ------ ------- 437 512 580 723 917 809 581 507

De ces quelques données quantitatives, nous retenons naturellement la dynamique convergente qui anime la visibilité offerte à la notion de mondialisation. De 1990 à 1995, les usages restent rares mais en constante augmentation ; en 1996, les usages augmentent fortement et continuent d’augmenter rapidement et régulièrement jusqu’en 2000 ; puis c’est lors des années 2000, 2001 et 2002 que la notion est la plus utilisée ; ensuite, la tendance est à une baisse progressive des usages. Aussi simples soient-elles, ces quelques données et la convergence qu’elles illustrent nous interpellent : le mot semble s’imposer au sein des discours de presse.

Notes
241.

REY Alain, « Mondialisation », REY Alain (et al.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le Robert, 2006

242.

« Mondialisation », Grand Robert de la Langue Française, Paris : Le Robert, 1982

243.

« Mondialisation », Le Robert, Paris : Le Robert, 1987

244.

Mc LUHAN Marshall, La galaxie Gutenberg. La genèse de l’homme typographique, Paris : Gallimard, 1967, p. 34. L’édition originale date de 1962 : The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man, University of Toronto Press, 1962. Voir aussi : BRZEZINSKI Zbigniew, La révolution technétronique, Paris, Calmann-Lévy, 1971. L’édition originale date de 1969 : Between two Ages. America’s Role in a Technetronic Area, New York : Viking Press, 1969

245.

Mc LUHAN Marshall, Pour comprendre les médias, Paris : Seuil, 1977, p.32. Edition originale : Understanding Media, McGraw-Hill, New-York, 1964

246.

Pour une lecture critique : BRETON Philippe, L’utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris : La Découverte, 1992 ; MATTELART Armand, Histoire de l’utopie planétaire : de la cité prophétique à la société globale, Paris : La découverte, 1999

247.

DOLFFUS Olivier, « Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie », Actes du Géopoint 1984 : Systèmes et localisations, Université d’Avignon, p. 231-240, 1984

248.

DAGORN René, « Une brève histoire », BEAUD Michel (et al.), Mondialisation. Les mots et les choses, Paris : Karthala, 1999, p. 187-2004. La distinction entre les deux termes n’est pas à surcharger de sens. L’auteur relève : « Notons aussi que dans les analyses économiques en langue française de cette période [1985-1995], la différence entre les mots « mondialisation » et « globalisation » est inexistante ou indifférente ».

249.

MARX Karl, ENGELS Friedrich, Le manifeste du parti communiste, Paris : Nathan, 1981 [1848], p. 38

250.

PLIHON Dominique « Les enjeux de la globalisation financière », in CORDELLIER Serge (dir.), Mondialisation. Au-delà des mythes, Paris : La découverte, 1997.

251.

CASTELLS Manuel, L’ère de l’information. La société en réseaux, Paris : Fayard, 1998, p. 528

252.

Notamment : BADIE Bertrand, SMOUTS Marie-Claude, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques-Dalloz, 1992 ; DOLLFUS Olivier, La nouvelle carte du monde, Paris : PUF, 1995 ; LEVY Jacques, Le monde pour Cité, Paris : Hachette, 1996 ; MOREAU DEFARGES Philippe, L’ordre mondial, Paris : Armand Colin, 1998

253.

DAGORN, 1999, p. 192-195

254.

TOURAINE Alain, Comment sortir du libéralisme ?, Paris : Fayard, 2001

255.

POSTEL-VINAY Karoline, L’Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde. De l’Europe coloniale à l’Amérique hégémonique, Paris : Flammarion, 2005

256.

FABRE Paul, « Vers la mondialisation des échanges ? », Le Monde, 29-30 avril 1964.

257.

Le Monde, Editions CDROM SNI ; Libération, Editions CDROM SNI ; Le Figaro, base de données Factiva ; L’Humanité, archives en ligne ; La Croix, archives en ligne.