I.1.2. La « mondialisation » comme enjeu de débat

S’il existe naturellement des stratégies politiques et des positionnements éditoriaux différenciés, il reste que certaines ressources lexicologiques apparaissent comme autant de passages obligés dans leur travail de configuration de l’actualité. C’est le cas de « mondialisation ». Ceci n’implique nullement un désamorçage des luttes et polémiques propres au travail de configuration de l’actualité. A ce titre, relayant ainsi la proposition d’Alice Krieg-Planque, nous abordons la notion de « mondialisation » comme une « formule »258 :

‘« A un moment du débat public, une séquence verbale, formellement repérable et relativement stable du point de vue de la description linguistique qu’on peut en faire, se met à fonctionner dans les discours produits dans l’espace public comme une séquence conjointement partagée et problématique. Portée par des usages qui l’investissent d’enjeux socio-politiques parfois contradictoires, cette séquence connaît alors un régime discursif qui fait d’elle une formule : un objet descriptible dans les catégories de la langue, et dont les pratiques langagières et l’état des rapports d’opinion et de pouvoir à un moment donné au sein de l’espace public déterminent le destin –à la fois envahissant et sans cesse questionné- à l’intérieur des discours. » 259

L’auteur identifie quatre critères qui permettent d’identifier les notions relevant de la formule260. Le terme « mondialisation » semble y répondre.

La formule revêt un caractère figé au sens où « elle est portée par une forme signifiante relativement stable »261. Elle peut être une unité lexicale simple mais aussi une unité lexicale complexe ou même une séquence autonome c’est-à-dire une phrase. Le figement est nécessaire à la formule pour fonctionner « comme lieu commun du débat, comme signifiant partagé »262.

La formule revêt un caractère discursif. Ceci l’éloigne de la notion purement linguistique. La formule n’existe qu’à travers les usages qu’en font les acteurs sociaux et politiques. Autrement dit, aucun mot, aucune séquence n’est prédéterminé à devenir une formule. C’est dans l’usage, dans l’intention, dans l’investissement idéologique qu’apparaît la formule. En ce sens, la formule est à la fois un lieu et un enjeu de pouvoir.

La formule se constitue en référent social. Emprunté par Alice Krieg-Planque aux travaux de Pierre Fiala et Marianne Ebel263, le concept de référent social « traduit son aspect dominant, à un moment donné et dans un espace socio-politique donné »264. Le statut référentiel de la formule est partagé au sens où chacun reconnait qu’elle désigne quelque chose, qu’elle renvoie au monde. Plusieurs indices permettent d’évaluer l’acquisition par un énoncé du statut de référent social :

Enfin, la formule revêt un caractère polémique. Cette quatrième caractéristique est liée à la précédente. « Le caractère polémique de la formule est indissociable du fait que celle-ci est un référent social : c’est parce qu’il y a dénominateur commun, territoire partagé, qu’il y a polémique »275. Si la formule est partagée au sens où elle devient un passage obligé, elle reste investie d’une signification non-homogène. En relevant ses significations multiples, parfois contradictoires, Alice Krieg-Planque semble s’inscrire dans la cadre dialogique ouvert par Mikhaïl Bakhtine pour qui « chaque mot (...) se présente comme une arène en réduction où s’entrecroisent et luttent les accents sociaux à orientation contradictoire. Le mot s’avère, dans la bouche de l’individu, le produit de l’interaction vivante des forces sociales »276.

Des travaux d’Alice Krieg-Planque, nous retenons que les mots, et plus encore les formules, ne sont pas seulement les traces de tel ou tel positionnement idéologique. Ils sont des lieux de rencontre des divers discours sociaux en circulation dans la société et, en ce sens, ils sont des lieux d’affrontement et d’enjeux non seulement discursifs mais aussi sociopolitiques277. Nous retenons également que certains mots ou composés lexicaux peuvent, à un moment donné du débat public, s’imposer comme référents sociaux, profiter dès lors d’une promotion médiatique conséquente et ainsi se constituer comme une ressource discursive à la fois partagée et polémique.

Notes
258.

Quand l’auteur s’attache à suivre à la trace la formule « purification ethnique » au sein des discours de presse écrite portant sur les différents conflits qui aboutissent à l’éclatement de la « Grande Yougoslavie », il relève à plusieurs reprises le caractère « formulaire » du terme « mondialisation » (sont aussi cités « développement durable », « fractures sociales », « devoir de mémoire »…) : KRIEG Alice, Emergence et emplois de la formule « purification ethnique » dans la presse française (1980-1994), Thèse de doctorat de sciences du langage, soutenu le 9 novembre 2000 ; KRIEG-PLANQUE Alice, « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, Paris : CNRS Editions, 2003 ; KRIEG-PLANQUE Alice, La notion de “formule” en analyse du discours. Cadre théorique et méthodologique, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2009

259.

KRIEG-PLANQUE, 2003, p. 15

260.

KRIEG, 2000, p. 45-75

261.

idem, p. 45

262.

idem, p. 52

263.

FIALA Pierre, EBEL Marianne, Langages xénophobes et consensus national en Suisse (1960-1980) : discours institutionnels et langage quotidien. La médiatisation des conflits, Université de Neuchâtel, Faculté des Lettres, 1983

264.

Commentant le concept de « référent social », Dominique Maingueneau précise : « A un moment donné, tout le monde est contraint de se situer par rapport à ces formules, de les faire circuler d’une manière ou d’une autre en luttant pour leur imposer sa propre interprétation » [MAINGUENEAU Dominique, L’analyse du discours. Introduction aux lectures de l’archive, Paris : Hachette, 1991, p. 85]

265.

MOUILLAUD Maurice, « Grammaire et idéologie du titre de journal », Mots. Les Langages du politique, n°4, 1982, p. 69-91 [repris dans MOUILLAUD, TETU, 1989].

266.

idem, p. 79

267.

L’auteur relève le paradoxe sur lequel se construit le rapport entre titre référentiel, journaliste et lecteur  : « La référentialisation est le terme d’une transformation des énoncés, elle en marque l’état terminal ; mais c’est l’inverse de point de vue du lecteur pour qui elle est un commencement et une annonce. » [idem, p. 86]

268.

L’Humanité, 19-11-96

269.

L’Humanité, 13-08-97

270.

Le Figaro, 5-12-97

271.

La Croix, 31-03-99.

272.

Libération, 13-10-99

273.

Le Point, 6-12-99

274.

Libération, 13-05-02

275.

KRIEG, 2000, p. 70

276.

BAKHTINE Mikhaïl (Volochinov), La marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 232.

277.

Nous retrouvons les propos souvent repris de Michel Foucault qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, relève que « le discours n’est pas seulement ce qui traduit les luttes, mais ce par quoi on, ce pour quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer ». FOUCAULT Michel, L’ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971, p. 11-12